Intervention de Eric Trappier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 mars 2021 à 9h45
Audition de M. Eric Trappier président-directeur général de dassault aviation

Eric Trappier, Président-Directeur général de Dassault Aviation :

Ce sujet est délicat, mais aussi de grande ambition. Il est normal que vous soyez informés de l'état des discussions. Ce projet remonte à une volonté politique du Président de la République et de la Chancelière en 2017. Cette décision a été suivie pour les industriels, d'un accord entre Airbus Defence System Allemagne et Dassault Aviation : sur cette base, nous avons proposé aux Etats un partage de responsabilité industrielle. Sur un certain nombre de piliers du grand SCAF (avion, systèmes, drones, développement du moteur et développement de certains éléments électroniques), Dassault a revendiqué l'avion de combat NGF et Safran a revendiqué le moteur tandis qu'Airbus Allemagne a revendiqué le pilier du système de systèmes et les capteurs qui n'existaient pas initialement. Sur cette base, les deux Etats ont signé des accords pour lancer des études. De premières études, dites Joint Concept Study, (JCS) ont été menées sur les points techniques et opérationnels, à partir d'un besoin opérationnel de haut niveau, signé entre l'Armée de l'air française, portant les intérêts de la Marine nationale pour le futur groupe aéroporté, et l'Armée de l'air allemande. Nous avons commencé à travailler sur la base de ce scénario et à dégager des arbitrages pour proposer des solutions opérationnelles pour les avions de combat et les drones. Ce travail doit s'achever à l'été 2021 pour présenter deux formules retenues pour le programme futur.

Parallèlement à ces études technico-opérationnelles (ETO), les démonstrateurs technologiques ont été lancés pour préfigurer et essayer des technologies en vol, pour les avions de combat et les drones, pour vérifier que les bons compromis pourraient être trouvés pour satisfaire le besoin qui sera précisé après les résultats de la JCS.

Une phase 1A a été lancée. A ce moment, l'Espagne a fait part de son souhait d'entrer dans la JCS dans un tour de table sur les besoins opérationnels et d'entrer dans la phase 1A rapidement, certaines tâches lui ont donc été attribuées sans avoir pu négocier à l'avance.

Lors de la préparation de la phase actuelle, avec les études de phase 1B deuxième version, qui vont jusqu'à une définition détaillée, et la phase 2 sur le développement et la réalisation du prototype de NGF, les Etats ont indiqué avoir trouvé un accord pour un tiers/un tiers/un tiers. Cette logique changeait totalement la situation. Nous en avons tenu compte, puisque les Etats le demandaient. La France a normalement le rôle de leader sur le programme SCAF en contrepartie d'autres décisions sur les chars de combat (projet MGCS) ou l'Eurodrone.

Depuis juin 2020, nous préparons la négociation pour que la décision soit prise avant l'été 2021. Nous avions conscience de la nécessité de mener rapidement les négociations, compte tenu des échéances électorales en Allemagne où la campagne a débuté, et avions défini un terme des négociations fin 2020. Nous avons formulé de nombreuses propositions et fait de nombreuses concessions pour aboutir à l'accord de fin 2020 et nous pensions que cet accord était équilibré. Nous avons accepté le principe un tiers/un tiers/un tiers en charges : nous avons accepté que Dassault ait un tiers du travail tandis qu'Airbus aurait les deux tiers. Airbus Espagne et Airbus Allemagne constituent effectivement le même Airbus. Vous auditionnerez la semaine prochaine Dirk Hoke qui est le patron d'Airbus Allemagne et d'Airbus Espagne, mais pas celui d'Airbus France. Le CEO d'Airbus est Guillaume Faury et non Dirk Hoke. L'accélération du principe un tiers/un tiers/un tiers constituait déjà une concession importante, à mon sens, pas simple à gérer. Alors que nous avions pris au départ tout le leadership des packages pour assurer notre responsabilité, demandée par les Etats. Les trois Etats ont effectivement demandé à Dassault Aviation d'être leader prime sur les phases à venir et d'assumer la responsabilité, ce qui revient à s'assurer de la sécurité de l'avion, mais aussi de ses performances, dans un projet technologique de haut niveau. Airbus privilégiait un modèle de type Eurofighter où tout serait joint et où tout serait réalisé ensemble, sans responsable. Nous ne souhaitions pas ce modèle puisque nous considérons que le prime doit arbitrer. Nous avons accepté que 46 % des 92 packages soit joint tandis que 54 % seront réalisés avec un leader désigné dans le work package et un partenaire. Sur ces 54 %, Dassault aura moins de la moitié en responsabilité - environ 40 % - tandis qu'Airbus disposera du leadership sur la responsabilité pour 60 % de ces packages non joint. Nous avons accepté cela, par volonté d'y arriver.

Or, début 2021, Airbus a indiqué que l'équilibre n'était pas satisfaisant sur les packages les plus sensibles du développement, qui permettent d'exercer la maîtrise d'oeuvre, et que l'équilibre un tiers/un tiers/un tiers n'était pas respecté. Airbus et l'Allemagne ont alors indiqué qu'ils accepteraient un équilibre à 60 % pour Airbus et à 40 % pour Dassault. J'ai refusé cette proposition : les négociations avaient abouti, fin 2020, et des ajustements marginaux auraient pu être adoptés, mais je ne voulais pas partager les packages sensibles puisque je renoncerai alors à la maîtrise d'oeuvre. Je ne peux pas exercer la responsabilité sur le fonctionnement de l'avion, dans un calendrier et des coûts définis, sans disposer des leviers pour exercer la maîtrise d'oeuvre. Nous avons donc indiqué que nous étions prêts à discuter, mais que nous ne pouvions pas accepter la demande.

Je me suis alors retourné vers les Etats et leur ai laissé le choix. Si l'option proposée par Airbus était retenue, Dassault ne pourra plus exercer la maîtrise d'oeuvre et le projet n'aura plus de maître d'oeuvre. Le schéma contractuel sera alors différent. Ce point constitue le principal point d'achoppement actuel, avec le choix entre la prise de responsabilité et le partage équitable à trouver. Ce choix préfigurera le futur.

Nous nous soucions des besoins opérationnels de nos forcées armées. La France présente des spécificités et l'utilisation des avions de combat diffère en France, en Allemagne et en Espagne, avec une expérience très différente. Le retour d'expérience de nos forces armées doit être pris en compte, ainsi que leurs besoins en matière de nucléaire aéroporté qui constitue une demande forte de nos armées, de l'Etat et du Président de la République, chef des armées, mais aussi en matière de capacité à mettre un avion sur un porte-avions. Peu d'avionneurs au monde savent concevoir un avion de combat pour des armées aériennes et pour une marine. Même aux Etats-Unis, le sujet est assez compliqué. Nous disposons d'une expérience sur ces sujets, avec le Super-Etendard et le Rafale, et cette expérience nous permet d'effectuer les arbitrages et d'assumer notre rôle d'architecte. Nous pouvons être architecte-conseil, mais, si vous voulez que je sois architecte et maître d'oeuvre, je dois maîtriser les différents paramètres.

Le second point d'achoppement concerne la propriété intellectuelle. Je me suis exprimé à ce sujet devant la presse et le dis à nouveau : le créateur est propriétaire de sa propriété intellectuelle. Il peut la mettre à disposition pour le programme, ce que nous réalisons. Quand nous développons du matériel de défense, nous mettons à disposition ces droits au service de l'Etat qui a financé. Dire que je dois apporter mon savoir-faire et mon background pour mieux expliquer les choix et le fonctionnement aux Allemands ou aux Espagnols et m'y contraindre par contrat n'est pas possible. Ce second point rencontre une difficulté avec les Etats, sachant qu'Airbus n'y est pas opposé, au contraire. La problématique concerne plutôt les Etats. Je l'ai dit dès le début au Secrétaire d'État allemand, Benedikt Zimmer : la propriété intellectuelle ne correspond pas à une boîte noire. Les boîtes noires concernent les avions américains : dans le SCAF, les États sauront tout ce qui se trouve dans l'avion et pourront même le modifier. Le fait de connaître le fonctionnement d'un système et d'un avion, ainsi que sa conception, ne requiert toutefois pas de connaître les règles pour parvenir au résultat. Si je veux diffuser mon background car j'estime que la confiance s'est instaurée sur un programme de long terme, ce qui sera le cas en 2039, je peux le faire. Si je donne mon background aujourd'hui et que le programme est annulé dans deux ans, comment serais-je protégé vis-à-vis de la concurrence ? Safran et Thalès rejoignent ce point de vue défendu par Dassault, pour leurs domaines respectifs que sont les parties chaudes du moteur ou les radars ou contremesures.

Airbus dispose d'un centre d'expertise de commande de vols à Saint-Cloud et à Toulouse pour les avions commerciaux, mais il veut en installer un troisième à Manching puis un autre en Espagne.

Je reviens sur le coût exorbitant que pourrait avoir le développement d'un avion de combat. Tout dépend des besoins opérationnels. Le Rafale n'a pas coûté plus cher à la France que l'Eurofighter à l'Allemagne, au Royaume-Uni ou à l'Italie. Je laisse les opérationnels juger et établir une comparaison entre l'Eurofighter et le Rafale, mais je peux dire que le Rafale se pose sur un porte-avions et emporte la composante nucléaire aéroportée (CNA), ce qui n'est pas le cas de l'Eurofighter.

La volonté consiste à trouver des accords équilibrés, mais nous sommes accusés de déséquilibre sous prétexte de l'accord un tiers/un tiers/un tiers. Si nous prévoyons des organes d'arbitrage étatique, les sujets seront soumis aux trois DGA et aux trois Etats. Si deux Etats s'allient, ils prendront les décisions. Comment pouvons-nous assurer notre leadership français, notre maîtrise d'ouvrage française et notre maîtrise d'oeuvre française dans une telle organisation ? Nous avons posé la question, mais n'avons pas encore obtenu de réponse. Je travaille donc sur un plan B, dont je ne vous parlerai pas aujourd'hui puisqu'il n'est pas encore prêt. Ces questions doivent être posées, puisque nous allons engager trois pays, des forces armées, un besoin opérationnel et notre réputation pour arriver à développer ce système pour les années 2040. Airbus revendique un certain équilibre sur les douze principaux work packages sensibles et veut obtenir davantage de Dassault, mais c'est Dassault qui devrait plaider sur le déséquilibre, au départ. Je l'ai dit aux trois DGA en leur expliquant que nous ne franchirons pas la ligne rouge que nous avons définie. C'est notre ADN et nous pensons que nous avons raison et que les Allemands vont un peu loin sur l'équilibre un tiers/un tiers/un tiers, sur l'équilibre des packages et sur l'équilibre des packages sensibles. Si ce déséquilibre intervient, je ne saurai plus assurer la maîtrise d'oeuvre et ne pourrai m'assurer du bon fonctionnement de l'avion et encore moins des temps et des coûts.

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