Intervention de Michel Barnier

Commission des affaires économiques — Réunion du 16 février 2021 à 17h35
Accord de retrait et accord de commerce et de coopération signés entre le royaume-uni et l'union européenne — Audition de M. Michel Barnier conseiller spécial de la présidente de la commission européenne

Michel Barnier, conseiller spécial de la présidente de la Commission européenne :

Je n'oublie pas que j'ai été membre de la Haute Assemblée durant deux ans, notamment président de la commission des affaires européennes, avant de la quitter pour la Commission européenne. Je suis donc très heureux de me trouver en face de vous.

Je suis d'un tempérament montagnard et ces quatre ans et demi de négociations ont été une sorte de longue marche demandant calme, persévérance et respect, tout en bannissant toute forme d'émotion ou de passion.

Si je puis parler de notre pays avec passion, dans cette négociation, l'objectif était de s'en tenir aux faits, aux chiffres, aux bases légales et aux intérêts de l'Union européenne. Il s'agit d'une négociation unique - j'espère qu'elle le restera - qui a montré qu'un pays ayant choisi démocratiquement de quitter l'Union européenne peut le faire. L'Union européenne n'est donc pas une prison : on peut la quitter, si l'on accepte les conséquences de cette décision. Comme tout divorce, celui-ci provoque de graves et nombreuses conséquences humaines, sociales, économiques, financières, techniques et juridiques. Il me semble que ces conséquences sont souvent sous-estimées et généralement mal expliquées.

Face à cet événement provoquant tant d'insécurité juridique, nous avons, en deux étapes, tenté de remettre de la certitude là où le Brexit a créé de l'incertitude. Après avoir traité de la sortie du Royaume-Uni, c'est-à-dire le divorce politique et institutionnel et toutes les difficultés qu'il crée, nous avons abordé, au cours d'une négociation bien plus courte, le Brexit économique, à savoir la future relation économique et commerciale. Ce traité de 1 200 pages concerne plus de quatre millions et demi de personnes - soit environ trois millions et demi d'Européens vivant au Royaume-Uni et un million et demi de Britanniques vivant sur le sol européen - pour lesquelles nous avons garanti la totalité des droits sociaux acquis jusqu'à la fin de l'année dernière. Néanmoins, le Royaume-Uni appliquera désormais, en matière d'immigration, une politique extrêmement différente.

En matière budgétaire, la clef a été que les Britanniques ont accepté de payer à vingt-huit tout ce qui avait été décidé à vingt-huit. Je vise ici la politique agricole commune (PAC), la politique des fonds structurels ou encore la recherche.

Enfin, le sujet le plus sensible et qui comportait le plus de risques et de conséquences est l'Irlande. Il concerne, en effet, bien plus que les marchandises ou le commerce, puisqu'il s'agit des hommes et des femmes ainsi que de la paix dans une île qui a connu un conflit ayant provoqué 4 000 morts. Or, aux termes du Good Friday Agreement, l'une des conditions de cette paix fragile est l'absence de frontière, tandis que le marché unique implique des contrôles fiscaux, sécuritaires, sanitaires ou vétérinaires de toutes les marchandises traversant ses frontières. Et ces contrôles sont effectivement à opérer - on le doit au marché unique ainsi qu'aux entreprises et consommateurs qui y vivent.

Après deux ans de négociations avec Theresa May et son successeur, nous sommes parvenus à l'accord prévoyant que le territoire d'Irlande du Nord fait partie du marché unique tout en étant un territoire douanier britannique. Les contrôles s'effectuent ainsi aux limites de l'île par les Britanniques et avec notre coopération. Cette situation est complexe mais opérationnelle et durable.

À ce titre, dans le contexte de la lutte anti-covid et de la vaccination, la Commission européenne a voulu établir un contrôle des exportations de vaccins en activant la clause de l'article 16 du protocole nord-irlandais annexé à l'accord de retrait qui prévoit des mesures de sauvegarde impliquant de nouveaux contrôles en Irlande alors même que je m'étais battu, cinq ans durant, pour éviter toute frontière. Fort heureusement, la présidente de la Commission a reconnu et immédiatement corrigé cette erreur. Nous voulons donc dédramatiser les contrôles que les Britanniques ont accepté de faire, notamment pour préserver les conditions de cette paix et garantir l'intégrité du marché unique. La mise en oeuvre de cet accord de retrait, tout comme du nouvel accord de commerce et de coopération, seront respectivement suivis, à partir du 1er mars prochain, par deux services de la Commission européenne. Issus de la Task force que j'ai animée pendant quatre ans, ils seront placés sous l'autorité de la présidente.

Nous avons disposé de neuf mois pour négocier le nouvel accord relatif à la future relation économique et commerciale. Jamais nous n'avons négocié un accord de libre-échange dans un délai aussi court. Cela ne fut possible que parce que nous avons proposé de ne négocier ni tarifs, ni quotas. De fait, nous avons des échanges étroits avec ce voisin immédiat : 15 % des exportations des Vingt-Sept vont au Royaume-Uni tandis que nous sommes destinataires de 47 % des siennes. On voit bien que le Royaume-Uni est dans une position unique, tant par sa proximité géographique que par le volume de ses échanges commerciaux avec l'Union européenne.

C'est bien la première fois que nous négocions un accord de libre-échange dans un contexte de divergence règlementaire et non pas de convergence. Il s'agit d'éviter que cette divergence ne devienne un outil de dumping au service des Britanniques. Ces derniers ayant naturellement l'idée de bénéficier des avantages du marché unique sans être contraints par ses règles, la négociation a été difficile. Toutefois, il n'est pas question que soit créé un Singapour-sur-Tamise. Nous avons donc imposé - et nous le ferons à l'avenir dans tous nos nouveaux accords commerciaux - des règles du jeu équitable (level playing field). Nous ne craignons pas la concurrence tant qu'elle reste loyale.

Dans cette optique, nous avons créé des outils de dissuasion et de prévention concernant deux aspects : les aides d'État et les divergences réglementaires. Sur ces deux volets, nous sommes en capacité de mettre en place des mesures compensatoires, de rétablir des tarifs, de faire des suspensions croisées, voire de remettre tout en cause. La situation de l'accord sera évaluée et mise à plat tous les quatre ans. Je ne puis dire que tout fonctionnera parfaitement. Il faudra donc être très vigilant sur l'application de l'accord ; le Sénat, en particulier, par ses commissions, devra participer à ce travail de contrôle et d'évaluation car il faut attacher autant d'importance aux « effets de suivi » qu'aux effets d'annonce. Néanmoins, nous avons mis en place des outils et les experts de la Commission européenne jugent le cadre crédible et fonctionnel.

La partie économique de l'accord s'attache en particulier aux aspects d'énergie, de transport et de pêche. La pêche a constitué, jusqu'au bout, le sujet le plus compliqué. Ayant été le ministre des pêcheurs français, j'ai un respect infini pour ce métier difficile et dangereux. Je dois dire que les 27 États membres ont été solidaires en ce qui concerne cette question, onze d'entre eux étant concernés et huit plus directement, dont la France. Sur cette question, les positions de départ différaient beaucoup : les Britanniques voulaient tout récupérer ; ils pouvaient d'ailleurs le faire en cas de désaccord. Les pêcheurs européens pêchent 650 millions d'euros par an dans les eaux britanniques tandis que les pêcheurs britanniques y pêchent 850 millions, et seulement 150 millions dans les nôtres. En quittant le marché unique, le Royaume-Uni quitte mécaniquement la politique commune de la pêche et retrouve sa souveraineté sur ses eaux. Nous avons obtenu de ne rendre que 25 % de nos opportunités de pêche, contre les 100 % initialement demandés.

Il y a une période de stabilité de cinq ans et demi, au terme de laquelle il y aura des négociations annuelles. Dans l'accord de pêche, des mesures de compensation, ou de réplique, ont été prévues pour protéger nos activités si les Britanniques prenaient des mesures très brutales de fermeture de la mer du Nord, ce qui provoquerait des difficultés très graves. Nos répliques sont à la fois internes au secteur de la pêche et croisées. J'ai ainsi introduit une mesure miroir avec le secteur de l'énergie, sur l'interconnectivité électrique, économiquement très importante pour les Britanniques : l'accord en ce domaine est également établi pour cinq ans et demi, comme pour la pêche, avec ensuite discussion annuelle. Je pense qu'ils ont compris de quoi il s'agissait.

Dans le domaine de la coopération économique, nous avons aussi les programmes européens. Nous avons proposé au Royaume-Uni, comme aux autres pays tiers, de participer, dans d'autres conditions qu'aujourd'hui, aux programmes de recherche, spatiaux et Erasmus. Les Britanniques ont refusé de continuer à participer à Erasmus parce qu'ils veulent créer un programme concurrent, mais ils participeront encore aux programmes européens de recherche.

Le troisième secteur de coopération établi dans l'accord est la sécurité intérieure. Le Royaume-Uni a accepté de respecter les grands principes de la Convention européenne des droits de l'homme ainsi que notre réglementation sur le contrôle des données personnelles, et nous avons trouvé des moyens opérationnels pour qu'il participe à Europol, Eurojust, aux extraditions, à la lutte contre le blanchiment d'argent, au programme Prüm sur l'échange de données ADN ainsi qu'au programme PNR (Passenger Name Record) lié à la protection des passagers.

Le quatrième chapitre concerne la gouvernance. Il y aura un accord-cadre global et à l'intérieur du paquet économique, un seul système de règlement des conflits permettant la suspension croisée, à laquelle nous tenions. Les Britanniques voulaient faire du « salami » mais nous avons tenu à un accord global.

La négociation est terminée. Maintenant, il s'agit d'appliquer cet accord. Il n'y aura pas de renégociation. En revanche, deux sujets n'ont pas été inclus. Le premier, parce que nous ne le voulions pas, concerne les services financiers. La Commission attribue des équivalences à certains services, en fonction des intérêts et de la stabilité financière de l'Union européenne. Ce sont des mesures unilatérales. Il n'y a pas de cogestion des équivalences.

Le deuxième, parce que les Britanniques ne le voulaient pas, est la politique étrangère et de sécurité commune. Nous le regrettons. Peut-être voulaient-ils que nous soyons en position de demandeurs ? Peut-être connaissaient-ils les sensibilités divergentes des États membres ? Peut-être cette dimension de la politique de l'Union européenne n'est-elle pas celle que les Britanniques privilégient ? Nous sommes ouverts à discuter à nouveau de ce volet qui était prévu dans la déclaration politique agréée par Boris Johnson il y a un an et demi. Nous sommes prêts à créer un cadre, par exemple pour la coopération politique aux Nations unies, la participation éventuelle des Britanniques à des opérations extérieures militaires de l'Union, la coopération des services, notamment sur la cybersécurité, et puis la participation du Royaume-Uni en tant que pays tiers à une coopération structurée dans le cadre du traité, ainsi qu'au Fonds européen de défense nouvellement créé.

Nous avons trois sujets de vigilance et d'exigence. Premièrement, l'Irlande. La paix y est très fragile. Deuxièmement, la bonne application du traité, avec un Conseil de partenariat notamment pour assurer le suivi des risques de dumping. Ce traité ne date que d'un mois et demi, il existe donc un besoin d'adaptation, mais dans quelques mois, il faudra distinguer l'adaptation du fonctionnement normal. Ce ne sera pas business as usual. Les Britanniques ont quitté le marché unique, l'union douanière, l'Union européenne, ce qui entraîne des conséquences mécaniques. En Allemagne, on dit qu'on ne peut pas aller danser dans deux mariages à la fois. Il y a une différence définitive entre un pays membre et un pays tiers : plus de passeport financier, ni de certification automatique, ni de reconnaissance automatique des qualifications professionnelles. Ce sont des barrières non tarifaires, qui sont nombreuses, comme avec n'importe quel pays tiers.

Troisièmement, je recommande que l'on comprenne pourquoi le Brexit s'est produit. C'est peut-être trop tard pour les Britanniques, mais pas pour nous. Il y a peut-être eu un rejet de Bruxelles en raison des conséquences de la mondialisation, de la disparition de l'industrie et de services publics. Je recommande d'écouter ce sentiment populaire - et non pas populiste - de ne plus être protégé, de le comprendre et d'y répondre. L'Union européenne commence à le faire : elle manifeste moins de naïveté dans ses échanges avec le reste du monde, et enfin la politique industrielle n'est plus un gros mot à Bruxelles. Je recommande de tirer les leçons du Brexit : c'est autre chose que de mesurer les conséquences du Brexit.

J'ai été fier et honoré de mener une équipe formidable. J'ai été très heureux de participer à ce travail collectif. Je vais encore suivre la ratification au Parlement européen. Nous avons prouvé que l'unité des Vingt-Sept était possible. C'est un travail quotidien. J'ai été désigné à l'automne 2016, lorsque la situation était extrêmement grave : Brexit, élection de M. Trump, attaques terroristes, insécurité tout autour de la Méditerranée. Cela a engendré un sentiment de responsabilité. J'ai ensuite cultivé cette volonté d'union par une méthode : la transparence. Nous avons tout dit, chaque jour, à tout le monde en même temps. Notre équipe a rendu compte en temps réel au Parlement européen et à un groupe de vingt-sept délégués Brexit des gouvernements, qui s'est réuni deux fois par semaine à Bruxelles. J'espère que cette unité pour le Brexit, événement négatif, sera utilisée pour des enjeux positifs.

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