Intervention de Gilles Delannoi

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 2 mars 2021 à 17h40
Projet de loi confortant le respect des principes de la république — Audition de M. Gil delaNnoi chercheur au centre des recherches politiques à sciences po

Gilles Delannoi, chercheur au Centre des recherches politiques à Sciences Po :

Effectivement, j'ai conduit des recherches sur le séparatisme, un terme fréquemment utilisé et compris dans le langage courant et par la vox populi, et que j'ai cherché à préciser dans ses dimensions nombreuses, sous ses aspects politiques et dans ses composantes religieuses et linguistiques. Le terme est utilisé par exemple pour la création du Pakistan pendant la décolonisation de l'Inde. En réalité, le problème n'est pas nouveau, il court de longue date dans la définition du corps politique. Je citerai à ce propos une lettre de Jean-Jacques Rousseau à Voltaire en 1756 : « Je voudrais qu'on eût dans chaque État un code moral et une espèce de profession de foi civile qui comptât positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d'admettre et négativement les maximes intolérantes que l'on serait tenu de rejeter, non comme impies mais comme séditieuses ». Dans Le Contrat social : « Ceux qui distinguent l'intolérance civile et l'intolérance théologique se trompent, ces deux intolérances sont inséparables, il est impossible de vivre en paix avec des gens qu'on croit damnés, les aimer serait haïr Dieu qui les punit, il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les tourmente ». Voilà un aspect du problème.

Je ne parlerai pas, car ce n'est pas ma spécialité, de la radicalité, des actes de violence, de domination, ni des statistiques, mais des discours, des arguments sur ce problème du séparatisme qui est à la fois légal, social, culturel et moral, peut-être existentiel. Je dirai pour commencer qu'il n'est pas lié à la liberté de conscience ni à la séparation du religieux et de l'étatique, laquelle me semble acquise dans notre pays. Mais, en revanche, il ne faut pas renoncer à une forme d'indifférence envers ces croyances fondatrices, ni à la possibilité de changer de croyance ou d'être un incroyant ; or, malheureusement, l'histoire récente de notre pays oblige le gouvernement et le législateur à s'occuper de ces questions. Ceci en raison des troubles à la paix civile qui ont été commis, mais aussi de violences verbales et d'intimidations. Les aspects religieux ne sont donc pas recherchés ici en tant que tels, mais ils interfèrent avec un trouble de la paix civile.

Nos deux derniers présidents de la République ont utilisé deux termes qui m'intéressent dans mes recherches : ceux de partition et de séparatisme. Ces deux vocables ne sont pas à surévaluer, mais il faut les prendre au sérieux ; j'y ajouterai la République et l'État mais aussi la Nation, car le recours ultime est à la souveraineté nationale, par la voie parlementaire ou par d'autres voies. La Nation est un sujet politique collectif qui prend des décisions, c'est un objet culturel fait de comportements, c'est aussi un engagement social qui comprend la protection sociale, la solidarité, voire le sacrifice, dans les cas les plus tragiques. Et peut-être faudrait-il considérer qu'il y a une forme de séparatisme différente dans chacune de ces dimensions.

Que peut-on opposer au séparatisme, partant de l'hypothèse qu'on cherche à le limiter ou à l'empêcher ? On peut lui opposer les valeurs et principes républicains, et aussi certains éléments de l'histoire nationale. Si je n'étais pas en France, je dirais que ce qui résiste au séparatisme, c'est une certaine forme de nationalisme, mais ce terme ayant pris une connotation péjorative dans notre pays, je préfère employer le terme de culture nationale - c'est tout autre chose pour la vision nationale d'un Gandhi ou d'un Mandela.

Était-ce une erreur d'abandonner le terme de séparatisme dans ce projet de loi ? Peu importe le terme qu'on utilise dès lors, pour citer Blaise Pascal, qu'on en a défini le sens.

Je vois deux compréhensions différentes du mot séparatisme, qui peuvent se juxtaposer ou s'exclure, selon les cas. Une première acception vise le fait de vivre à part, d'avoir ses propres moeurs, différentes de celles du reste de la société, cette partition pouvant être binaire, ternaire, ou davantage encore. Le vocable de partition correspond mieux à cette première définition, car le séparatisme a une connotation plus politique, il vise des règles distinctes sur le plan juridique ou religieux : il ne s'agit plus seulement de vivre à part, mais d'avoir ses propres lois. Le premier sens est donc plutôt social, culturel ; il concerne les moeurs, alors que le second est plutôt politique et juridique. La partition peut être involontaire et inconsciente : les sociologues nous montrent que les gens vivent dans leur bulle ou dans leur monde et que l'on n'a pas la même vie selon qu'on s'inscrit dans des réseaux mondialisés ou dans un territoire défavorisé. Le séparatisme, lui, ne peut être que conscient, il est volontaire ou involontaire, subi ou voulu, et il commence lorsqu'il y a concurrence de deux lois - cette concurrence peut être pénible de l'intérieur, pour celui qui la subit, il ne faut pas voir le séparatisme que de l'extérieur.

Il est plus facile d'agir sur le deuxième séparatisme que sur le premier, celui qui relève des comportements et des moeurs, et qui s'impose au législateur peu ou prou.

Y a-t-il des vocables plus forts et moins forts que le séparatisme ? Oui, la sécession est plus forte encore, car la séparation y devient territoriale, sanctionnant une volonté de souveraineté et d'autonomie, comme on le voit avec la Catalogne ou l'Écosse aujourd'hui. Le communautarisme est un peu plus faible, il désigne une situation où la communauté exerce son droit sur les individus, en leur donnant des ordres, en les punissant ou encore en les ostracisant quand ils ne se plient pas à ses demandes. On peut aussi parler d'un communautarisme minimal, lorsque, par exemple, on se refuse à critiquer la communauté en dehors d'elle, on se convainc que les conflits doivent rester internes à la communauté, ou encore lorsqu'on affirme que les aspects communautaires sont plus intéressants que l'individualisme.

Loi et comportement ne peuvent se confondre, vous le savez bien, ils s'équilibrent ou bien ils se contredisent. J'imagine volontiers que vous vous intéressez d'abord à l'aspect légal et juridique du séparatisme. On pourrait parler d'une certaine demande de dévolution, qui n'est pas une sécession, qui consiste à demander à être maître chez soi sans être souverain, c'est une demande de nature séparatiste qui dans l'histoire a souvent été obtenue par une minorité. Les parlementaires britanniques ont été tentés de s'engager dans cette voie au début des années 2000, envisageant - dans un rapport parlementaire - le Royaume-Uni comme une communauté de communautés, dans laquelle des droits différents, notamment religieux, auraient pu être acceptés, ce qui est du reste plus facile à organiser avec la common law qu'avec un système juridique universaliste tel que le nôtre ; mais ils ont abandonné cette voie après les attentats de Londres de 2005, et le débat a changé de direction, en portant sur la Britishness, la « britannité », ce qui présente quelque ressemblance avec les questions dont nous traitons aujourd'hui.

Deuxième point, il faut penser, dans le contexte français, au fait que l'impact du séparatisme fait partie du problème, parce qu'il se produit dans la communauté concernée mais également dans l'ensemble de la société.

La tuerie dans une rédaction a plus d'impact sur l'ensemble de la société que le massacre dans une salle de concert, et la décapitation d'un professeur a une autre portée qu'un massacre le 14 juillet. Ces massacres ne sont pas du même ordre, même s'ils ont un prétexte religieux. D'abord, parce que l'on continuera à aller au spectacle et à sortir au 14 juillet malgré ces événements, et que s'ils se renouvelaient, il ne s'agirait plus de séparatisme, mais de guerre asymétrique. Des attaques contre la presse ou contre un professeur, elles, produisent un effet d'intimidation, d'insécurité et d'autocensure, elles concernent toute personne qui publie, tout enseignant, tout journaliste, et la violence du séparatisme requiert alors d'en faire une question particulière.

Une société qui essaie de lutter contre tous les types de harcèlements, devrait-elle faire une exception au harcèlement « sacré », qui a un prétexte religieux ? Nous sommes confrontés à un paradoxe de notre société, qui admet qu'on poursuive en justice une personne qui vous manque de respect, dans des contours parfois flous, mais qui laisse prospérer une masse impunie de menaces et d'insultes anonymes qui se déversent sur les réseaux sociaux : il y a là une épreuve pour la mise en oeuvre de nos principes républicains. Le sujet n'est pas directement celui qui vous occupe avec ce texte, mais le point commun en est cette mise en oeuvre des principes auxquels nous nous identifions. Peut-on lutter contre les campagnes de harcèlement moral, politique, qui sont en lien avec le séparatisme ? Faut-il appliquer la responsabilité en cascade aux réseaux sociaux, dans l'esprit de la loi de 1881 sur la presse ? Faut-il renoncer à toute censure préalable, mais punir toute forme de menace, de mensonge et d'intimidation, pour sauver la liberté d'expression ? La question de la violence verbale, qui dépasse celle du séparatisme, est une illustration de son impact sur la société. La liberté d'expression disparaît quand le choix se résume à la censure ou à l'autocensure. Il faut éviter les deux : il faut protéger la liberté d'expression dans la société tout entière, donc aussi dans la communauté, même si certains agressent cette liberté au nom de la communauté. Ces questions sont liées à l'impact du séparatisme dans la société française aujourd'hui.

Un autre point qui se rattache à nos principes les plus anciens - « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses », article 10 de la Déclaration des droits de 1789 - est l'absence de droit à changer de religion ou à abandonner sa pratique. Du point de vue séparatiste, ce changement s'appelle l'apostasie, mais ce terme ne me paraît guère convenir s'agissant d'un droit positif. Je crois qu'il faut imposer, en application de nos principes républicains, la liberté de changer de religion, faute de quoi nous retournerions à la situation d'avant 1789, car nous dirions que certaines religions ont le privilège de garder leurs fidèles, alors que d'autres ne l'auraient pas.

Il est vrai que la partition sur les comportements, les coutumes, est une autre partie du problème. Faut-il interdire la dissimulation du visage ? Quelques détails me gênent par rapport à nos principes fondateurs. Il est difficile de concilier les droits individuels avec le privilège de ne pas apparaître comme un individu. La dissimulation du visage est un phénomène qu'il faudrait rattacher aux cultures qui font la différence entre la maison, où restent les femmes, et le monde public, où peuvent aller les hommes ; les autorités religieuses du monde islamique n'obligent nullement à dissimuler le visage, mais elles nous mettent dans une position difficile en disant qu'elles ne peuvent condamner de telles tenues, et que la décision relève du pouvoir politique. Même dans les pays où l'islam est religion d'État, il est établi que de telles décisions relèvent du pouvoir politique. En république, une telle décision ne peut pas relever du seul choix du Prince, mais elle doit être conforme à nos principes, qui ont été précisés depuis mais qui n'ont pas changé depuis 1789. Ou alors il faut raisonner par l'absurde, et considérer qu'à partir du moment où l'on refuse tout privilège, il faut accorder à tout le monde le droit de se dissimuler le visage - remarquez, avec les masques en période de pandémie, nous n'en sommes pas très loin...

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