Merci pour votre invitation. Je vais présenter cinq points.
Dans un premier point, je vais souligner à quel point les conséquences d'un manque de mobilité sociale sont importantes. Dans le domaine sociétal d'abord, on sait par des études économiques que ce manque de mobilité a un effet négatif sur le bien-être subjectif, y compris sur la santé mentale. Ce n'est pas seulement le niveau réel de mobilité sociale, mais aussi ses perspectives qui jouent sur le bien-être individuel. On sait, par comparaison des enquêtes sur la perception des mobilités, que le pessimisme en ce qui concerne l'ascenseur social est plus fort en France que dans d'autres pays de l'OCDE. La France doit être classée troisième ou quatrième dans cette échelle. L'effet sociétal est donc important.
Deuxièmement, au niveau politique, le manque de mobilité sociale a une conséquence sur la cohésion sociale, montrée par une étude sur le niveau de confiance dans les institutions et la participation aux élections.
Enfin, des effets économiques existent : dans une autre étude, nous avons démontré qu'un manque de mobilité sociale entraîne un manque d'investissement dans le capital humain, ce qui ensuite entraîne une perte de PIB par tête.
Deuxième point : il est très important, surtout quand on parle des conséquences au niveau de l'action publique, de savoir de quel type de mobilité on parle.
D'une part, la mobilité comporte deux aspects. La mobilité intergénérationnelle reflète celle des enfants par rapport à leurs parents ou grands-parents. La mobilité individuelle s'accomplit au cours de l'existence : nous l'avons analysée dans notre rapport publié il y a deux ans.
D'autre part, la mobilité comporte plusieurs dimensions. La présentation de Mme Émilie Raynaud s'est centrée sur le statut socioprofessionnel, aussi appelé classe sociale, sur lequel vont plutôt se pencher les études sociologiques. On peut évoquer aussi la mobilité des revenus (revenu d'activité, revenu disponible, patrimoine). L'OCDE a également examiné la mobilité en termes d'éducation. Enfin, la mobilité du point de vue de la santé est un peu moins abordée dans le débat public mais n'en est pas moins importante, notamment en ce moment. Ensuite dans toutes ces dimensions, on doit concevoir deux degrés. La mobilité absolue reflète dans quelle mesure le niveau d'éducation, de salaire, de revenu réel, est plus élevé que celui des parents. En revanche, dans des sociétés plus riches, on se focalise plus sur la mobilité relative. La mobilité absolue traduit la vitesse de l'ascenseur social, et la mobilité relative le positionnement sur cet ascenseur (où se retrouve-t-on vis-à-vis des parents ?).
J'aimerais aborder un troisième point. Très souvent, dans le débat public, lorsqu'on évoque la mobilité, on parle de mobilité ascendante. Nos travaux montrent que l'immobilité se manifeste en bas (sticky floors, ou plancher adhérent) et, bien souvent, surtout en haut de l'échelle (sticky ceilings, on plafond adhérent). Je prends deux exemples dans le cas des différences d'éducation entre générations. Si vous êtes issu d'une famille où au moins un parent a atteint le niveau tertiaire, vous avez, au niveau de l'OCDE, deux chances sur trois (63 %) d'avoir également un diplôme tertiaire. Au niveau de la France, ce chiffre atteint 68 %. C'est le « plafond adhérent ». En revanche, si vous êtes issu d'une famille où aucun des parents n'a atteint le deuxième cycle du secondaire, le chiffre tombe à 13 % dans l'OCDE, et à 17 % en France. Parmi les 13 %, seulement 2 % parviennent au doctorat. La rigidité en haut de l'échelle est donc très importante.
On peut également analyser la mobilité individuelle. Nous ne disposons pas de données au cours de la vie, mais d'un panel qui peut suivre les gens pendant 5 à 10 ans. C'est toujours en bas et en haut de l'échelle qu'on observe la plus forte rigidité. Ainsi, dans les années 2010, sur 5 ans, 57 % des personnes qui étaient parmi les 20 % les plus pauvres le sont restées. En haut, l'inertie est davantage prononcée car 70 % des personnes parmi les 20 % les plus riches le restent. En France, les chiffres sont respectivement de 63 et 71 %. Depuis les années 1990, cette mobilité au cours de la vie a augmenté de 5 points de pourcentage en bas et en haut au niveau de l'OCDE, et en France, elle a augmenté en bas et a stagné en haut.
Dans mon deuxième point, je rappelais qu'il fallait savoir de quelle dimension on parlait, surtout lorsqu'on compare les pays. Nous avons créé un grand tableau avec les 36 pays de l'OCDE et certains pays émergents. On a classifié les pays en trois groupes, selon que leur niveau d'inégalité de revenus actuel était faible, moyen ou élevé. On a ensuite ajouté le niveau de mobilité sociale intergénérationelle, entre parent et enfant, et la mobilité du revenu individuel.
Le cas du Danemark est particulier : il dispose non seulement d'un faible taux d'inégalité de revenus, ce qui en fait l'un des pays les plus égalitaires de l'OCDE, mais ses indicateurs de mobilité sociale intergénérationnelle (gains, profession, éducation et santé) sont élevés. On note toutefois que dans ce pays la mobilité du revenu individuelle est faible en haut de l'échelle.
Pour les autres pays, on constate un mélange entre tous ces indicateurs, qu'il faut prendre en compte. Si on se concentre sur la France, on observe que le niveau des inégalités de revenus se situe sous la moyenne de l'OCDE : elle est 12ème sur les 36 pays de l'OCDE, même si cela a augmenté durant les deux dernières années. Elle se trouve dans le même groupe que l'Allemagne et le Canada (niveau moyen d'inégalité de revenus). Si on se focalise sur la mobilité des gains liés à l'activité, la France et l'Allemagne sont parmi les pays où elle est la plus faible. Les configurations varient selon que l'on se concentre sur la profession, l'éducation ou la santé. Il en est de même si l'on examine la mobilité du revenu individuel.
Il faut choisir : ou bien l'on se focalise sur une dimension et on compare les pays (sur l'éducation, on analyse alors la transmission, les diplômes, etc.), ou bien l'on veut avoir une vue d'ensemble, et on peut trouver qu'aux États-Unis ou en Australie, la mobilité au niveau de l'éducation est élevée, mais ne l'est pas au niveau des gains de l'activité.
J'aborde mon cinquième et dernier point. Quand on compare les pays, on constate que les politiques publiques peuvent faire la différence, en jouant sur les inégalités aujourd'hui mais aussi sur la mobilité sociale et l'égalité des chances. Nous avons mis en avant deux grands axes d'intervention. Le premier consiste à élaborer les politiques permettant d'assurer l'égalité des chances pour tous les enfants. On retrouve ici l'idée que pour assurer l'égalité des chances et des opportunités à long terme, une panoplie de mesures issues des expériences menées dans différents pays sont utiles, en particulier l'éducation pré-scolaire, l'éducation, les politiques favorisant l'équilibre entre vie familiale et professionnelle et les politiques de redistribution (en particulier du patrimoine). Il faut également, et c'est le deuxième axe, penser à développer les politiques visant à atténuer les conséquences personnelles des chocs défavorables. Il s'agit ici de politiques de protection, essentiellement centrées sur le marché du travail, et qui doivent prendre en compte les nouvelles formes d'emploi.
Après ces cinq points, je termine par un petit focus sur la France. Parmi les deux grands axes que je viens d'évoquer, après avoir examiné de nombreux pays, quels sont les éléments les plus prometteurs pour réduire les inégalités et promouvoir la mobilité sociale ? Nous en avons identifié trois pour la France.
Le premier consiste à réduire les écarts scolaires entre enfants de milieux socio-économiques différents. Bien que la France soit un des pays qui investisse le plus dans le scolaire et le pré-scolaire, elle maintient, voire renforce ces écarts. Lorsqu'on observe les scores PISA, la France a des indicateurs un peu au-dessus de la moyenne, mais l'écart est très grand entre les élèves, selon qu'ils sont issus de familles défavorisées ou favorisées. Les scores PISA pour les élèves issus de familles favorisées sont très élevés, comme au Japon ou en Corée, mais ceux des élèves issus de familles défavorisées sont proches des faibles scores du Portugal. Cet écart est beaucoup plus important qu'ailleurs, et il s'est accru. Aux débuts de PISA, il y a dix ou quinze ans, l'écart était de même taille en France et en Allemagne. Depuis, il a légèrement diminué dans ce dernier pays, mais il a augmenté en France.
Le second axe vise à réduire le chômage de longue durée. Cela fait référence non pas à la mobilité entre générations mais plutôt aux chocs défavorables. En France, le chômage de longue durée est élevé et a un grand impact. Un éventail de politiques est en partie déjà en place, comme le compte personnel d'activité (CPA), mais il faut les améliorer. Pour l'instant, cela ne couvre pas suffisamment de travailleurs peu qualifiés.
Finalement, il faut s'attaquer aux inégalités territoriales, voire spatiales, plus grandes en France que dans d'autres pays d'Europe. Elles se situent à l'intérieur des régions et des départements. Se pose la question des agglomérations (Paris, Marseille, Lyon) qui regroupent des disparités énormes, lesquelles génèrent un cumul de désavantages pour la mobilité : l'éducation, l'éducation pré-scolaire, l'emploi, la formation, mais aussi l'accès aux services (éducation, santé, transports).