Intervention de Nicolas Cadène

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 mars 2021 à 9h00
Projet de loi confortant le respect des principes de la république — Audition de Mm. Jean-Louis Bianco président et nicolas cadène rapporteur général de l'observatoire de la laïcité

Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité :

Nous constatons effectivement un phénomène de polarisation entre la sécularisation de la société et cette réaffirmation identitaire par certains croyants de toutes les religions. Cela entraîne des crispations, plus particulièrement portées sur l'islam, et ce pour plusieurs raisons : des confusions entre sa pratique générale et les attentats islamistes ; les conflits au Proche-Orient et en Afrique parfois importés en France ; l'insuffisance de la mixité sociale ; la concentration d'une partie de la population de confession musulmane dans des quartiers « ségrégués » et parmi des catégories socioprofessionnelles fragiles ; notre passé avec d'anciennes colonies ; enfin, une exacerbation religieuse revendiquée par certains groupes.

Ce phénomène de polarisation est ancien et date d'une trentaine d'années déjà - souvenons-nous de l'affaire du voile, à Creil, en 1989 -, mais il s'est accentué au fil des ans, en particulier depuis les années 2000. Il faut noter l'influence d'une ingérence idéologique et religieuse forte depuis les années 1990 sans qu'aucun obstacle y soit alors opposé ni de la part des autorités ni de la part du culte musulman en raison de sa structuration faible, liée en partie à la problématique de « l'islam consulaire ». Cette ingérence émane surtout de pays du Golfe, en particulier de l'Arabie saoudite et du Qatar, pour diffuser des thèses rigoristes, wahhabites et plus largement salafistes, au départ pourtant totalement étrangères à l'islam pratiqué en France, mais aussi pour s'investir davantage dans le champ de l'action politique ou sociétal.

Par ailleurs, au-delà du seul islam, on constate une expression plus visible de la religion chez certains croyants de toutes les religions, dont le protestantisme évangélique qui connaît, vous le savez, la plus grande expansion en France - un temple protestant évangélique s'ouvre tous les dix jours en France.

Tout cela donne parfois lieu à une opposition entre ceux qui se sont éloignés de la religion - ils sont de plus en plus nombreux, y compris, même si le mouvement est moindre, au sein de l'islam, puisque deux fois plus de personnes quittent cette religion que de personnes qui y entrent - et ceux qui réaffirment une identité religieuse.

Ce contexte étant posé, nous en venons désormais au sujet de ce matin. Il nous paraît souhaitable d'avancer en gardant à l'esprit l'objectif affiché du présent texte, qui vise à renforcer le statut associatif de la loi de 1905 et à lutter contre tous ceux qui s'opposent aux « exigences minimales de la vie en société » - expression bien connue du Conseil constitutionnel dont l'Observatoire de la laïcité a très tôt préconisé l'emploi et qu'il a déjà utilisé.

Le discours du Président de la République du 2 octobre dernier aux Mureaux annonçait la mobilisation tant de mesures coercitives que de dispositifs préventifs. Ce projet de loi est volontairement concentré sur la mise en place de mesures coercitives, ce qui est nécessaire. Il nous semble néanmoins essentiel de travailler dès maintenant à un autre projet de loi qui permettrait de traiter des dispositifs préventifs. Certains d'entre eux, notamment sur la mixité sociale, ont été annoncés dans le cadre du projet de loi 4D - différenciation, décentralisation, déconcentration et décomplexification -, qui a été transmis au Conseil d'État voilà deux semaines.

Pour en revenir au présent projet de loi, l'Observatoire de la laïcité ne peut que se féliciter de la reprise de plusieurs de ses préconisations, notamment celles qu'il a présentées dans son avis du 8 novembre 2016. Il en est ainsi de l'extension du contrôle financier prévu par la loi du 9 décembre 1905 aux associations constituées sous le régime de la loi du 1er juillet 1901 dès lors qu'elles gèrent un culte, afin qu'elles se soumettent au statut de la loi de 1905. Il en est de même du renforcement du contrôle de la transparence des financements des associations qui gèrent un culte, de la limitation stricte de l'enseignement à domicile qui constituerait de fait des « écoles clandestines ». Il en est également de même, enfin, de la généralisation de signatures par les associations subventionnées par l'administration d'un document rappelant les principes de la République, comme l'Observatoire de la laïcité en a déjà rédigé ou corédigé avec des administrations centrales ou avec la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF). Cependant, concernant ce document, nous aurons quelques points de vigilance.

D'autres de nos préconisations ont été reprises par le Président de la République dans son discours du 2 octobre dernier, et nous espérons qu'elles se traduiront dans les faits. Pour l'instant, elles n'apparaissent pas dans le projet de loi, soit parce qu'elles ne relèvent pas de la loi, soit parce qu'elles doivent être traitées dans d'autres textes : il s'agit de renforcer l'enseignement en islamologie, qui est à distinguer de la théologie et ne relève pas de l'État ; d'aider à la structuration du culte musulman via le niveau départemental, en partant de la base et non du sommet, car la vision gallicane pourrait être contreproductive ; de ne pas occulter la question du passé colonial et de travailler la diversité des mémoires ; de soutenir le tissu associatif et de recréer de la mixité sociale pour éviter les replis communautaires et assurer davantage d'interactions socioculturelles ; de faire plus en matière d'égalité des chances et de lutte contre les discriminations - et tout cela afin de renforcer le sentiment d'appartenance à la nation, en évitant d'offrir aux endoctrineurs l'argument de la discrimination.

Nous avons également transmis à l'exécutif d'autres préconisations qui ne figurent pas dans le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale et qui n'ont pas été partagées par l'ensemble de l'Observatoire de la laïcité ; certains de ses membres ne pouvaient, en effet, pas prendre part au vote, du fait que la discussion parlementaire n'était pas encore engagée et sachant la présence de représentants des ministères impliqués. Pour autant, elles ont été discutées en séance plénière de l'Observatoire de la laïcité. Permettez-moi d'en citer quatre qui pourraient susciter votre intérêt, en particulier en tant que représentants des territoires.

J'évoquerai tout d'abord une mesure d'ordre symbolique, mais qui est néanmoins concrète pour de nombreuses familles. Il s'agit de mettre en place de nouveaux rites civils et républicains, afin de renforcer le sentiment d'appartenance à la République et de permettre un rappel des droits et devoirs. Pour ce faire, la mesure prévoit, d'une part, une obligation des municipalités de célébrer, pour les citoyens qui en font la demande, le « parrainage civil et républicain » ; et, d'autre part, une obligation des municipalités de proposer aux couples ne s'étant pas mariés, à l'occasion de la naissance de leur premier enfant, d'organiser une « cérémonie de remise du livret de famille ».

Deux préconisations plus techniques visent à favoriser une plus grande autonomie financière des associations cultuelles - en particulier à l'égard de ressources étrangères - tout en permettant, pour ce qui concerne les baux emphytéotiques administratifs (BEA), d'éviter une charge supplémentaire aux collectivités locales concernées. Elles rejoignent celles de l'excellent rapport de votre collègue Hervé Maurey, réalisé au nom de la délégation aux collectivités territoriales en 2015. Première préconisation : la reconduction ou le rachat des BEA. Deuxième préconisation : l'extension pour les associations cultuelles demanderesses de la garantie d'emprunt par les collectivités locales au-delà des seules agglomérations en voie de développement, ce qui permettrait d'éviter la vente des lieux de culte à des pays étrangers, comme cela a été le cas encore récemment au Royaume du Maroc pour une mosquée.

Enfin, même si cela a été écarté par la commission spéciale de l'Assemblée nationale, se pose la question des établissements scolaires privés sous contrat. Il pourrait être rappelé, outre la question essentielle de la mixité sociale pour laquelle ils doivent prendre leur part, l'insuffisant contrôle effectué sur site, qui conduit à des projets pédagogiques parfois en contradiction avec la loi commune.

Nous devons maintenant évoquer nos principaux points de vigilance, partagés par le Conseil d'État. Certains ont été pris en compte dans le projet de loi - mais pas tous.

Le premier point de vigilance concerne la neutralité. Nous soutenons pleinement la nécessité de clarifier par la loi ce qui est déjà affirmé par la jurisprudence. L'Observatoire de la laïcité a lui-même proposé en 2016 une clarification amenant à la consécration dans la loi de la neutralité des fonctionnaires. Il est donc parfaitement conforme au principe constitutionnel de laïcité d'étendre la neutralité aux structures privées qui exercent une mission de service public. En revanche, cela ne serait plus le cas si nous l'étendions aux structures privées qui n'exercent qu'une mission d'intérêt général, ce qui est le cas de nombreuses associations subventionnées ayant un caractère confessionnel - en particulier, en France, celles qui sont liées au catholicisme.

Permettez-nous de vous indiquer que notre expérience de terrain pousse à une grande prudence. Aller plus loin, encore une fois, offrirait l'argument de la discrimination à tous ceux qui voudraient se séparer des lois de la République. C'est exactement ce que certains endoctrineurs attendent pour développer un discours victimaire ravageur.

Le deuxième point de vigilance a trait à l'article 4 qui punit, notamment, « tout acte d'intimidation à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'un service public afin d'obtenir [...] une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ». Le principe général de cet article, à savoir celui de mieux protéger les agents face à ceux qui veulent se soustraire aux règles régissant le fonctionnement d'un service public - nous paraît hautement souhaitable. Cependant, le terme d'intimidation nous paraît imprécis et renvoie, comme l'a souligné le Conseil d'État, à des incriminations qui ne « sont pas toujours claires » ni « bien articulées ». Ce terme pourrait être apprécié différemment, avec le risque de potentiels abus pour refuser des demandes pourtant conformes au cadre laïque ; je pense, par exemple, à l'offre de choix au sein des cantines scolaires, ou bien lorsque des universités proposent des dates d'examens ne coïncidant pas avec les principales fêtes religieuses. Comme a pu le rappeler le grand rabbin de France, Haïm Korsia, il s'agit d'un sujet sensible.

Troisième point de vigilance : le cadre du contrat d'engagement. L'Observatoire de la laïcité a déjà participé à la mise en place d'un système équivalent, au travers de différentes chartes de la laïcité, comme celle de la CNAF ou encore celle du secrétariat d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes, actuellement la plus diffusée par les préfectures et les collectivités locales. Cependant, deux points nous posent question.

D'abord, comme le Conseil d'État, nous reconnaissons ne pas nous satisfaire de l'utilisation du terme de « contrat », puisque, juridiquement, il ne s'agit pas d'un contrat ; s'il s'agissait de cela, il aurait suffi d'ailleurs, comme cela a pu être souligné par l'un de vos collègues à l'Assemblée nationale dans une intervention très vue et commentée, de mettre en avant un document qui existe déjà, à savoir la Charte des engagements réciproques signée en 2014 par l'État, les collectivités locales et le mouvement associatif.

Il est également important de rappeler que le terme de « principes » paraît plus incontestable, solide et défini juridiquement que celui de « valeurs » ; nous nous félicitons que le terme de « principes » ait été retenu. Le terme de « valeurs » étant plus subjectif, il ne faudrait pas permettre à une autorité publique, considérant de façon discrétionnaire que des valeurs ne seraient pas promues par telle fédération ou telle association, de mettre un terme à un agrément ou à des subventions ; cela ouvrirait la voie à des contentieux.

Quatrième point de vigilance, plus général, celui du respect du principe de séparation, souligné par différents cultes, et en particulier par la Fédération protestante de France (FPF). Il ne faut effectivement pas permettre à un futur pouvoir l'instrumentalisation politique des religions, comme cela se fait dans des systèmes qui se disent laïques et non séparatistes, comme la Turquie. La rédaction actuelle de l'article 27, qui a évolué dans le bon sens, peut susciter une certaine inquiétude.

Le cinquième point de vigilance concerne l'attractivité à préserver du statut de la loi de 1905, afin que l'ensemble des associations gérant un culte s'inscrivent dans ce cadre juridique. C'est l'un des objets principaux de ce texte, qui nous apparaît bienvenu et que nous avons toujours soutenu depuis 2016. Or, l'article 27 prévoit que les associations cultuelles ne soient plus soumises aux obligations de déclaration ordinaire, mais à une obligation de déclaration auprès des préfets qui devront eux-mêmes statuer sur la création et la qualité cultuelle de l'association. À ceci s'ajoute une déclaration administrative à renouveler tous les cinq ans. Cette double condition peut apparaître excessivement contraignante et, comme a pu le dire également le Conseil d'État, affecte l'attractivité de la loi de 1905.

Pour conclure, l'Observatoire de la laïcité rappelle l'importance de s'assurer de l'effectivité d'actions qu'il a pu engager. Il convient ainsi de s'assurer de la bonne application de l'obligation pour les aumôniers rémunérés d'être formés à la laïcité. Ensuite, il faut s'assurer de l'obligation pour les imams détachés, fonctionnaires de pays étrangers comme le Maroc, la Turquie ou l'Algérie, d'être formés à la laïcité. Enfin, concernant toutes les atteintes aux exigences minimales de la vie en société, l'Observatoire de la laïcité a préconisé la nécessité de mobiliser les procureurs de la République pour poursuivre et porter plainte au nom de la République chaque fois que nécessaire, en se basant sur un rappel du cadre légal précisé dans un guide spécifique. Tel est l'objet de la circulaire du 10 janvier 2020, et il s'agit de s'assurer qu'elle soit pleinement appliquée. Dans le même esprit, nous sommes satisfaits de la modification de l'article 31 de loi de 1905 qui favorise son application, en permettant de sanctionner plus durement ceux qui imposent à autrui une pratique religieuse.

Un travail ne doit pas être oublié : l'amélioration du statut des aumôniers, en particulier en milieu carcéral et hospitalier. Une mission est en cours, conduite par le bureau central des cultes (BCC) du ministère de l'intérieur, dont le chef, Clément Rouchouse, participe bien sûr et de manière active aux travaux de l'Observatoire de la laïcité. Ses résultats doivent conduire à une rapide mise en oeuvre, tant ce point est important, notamment pour assurer un parfait suivi spirituel, dégagé de tout endoctrinement, dans le milieu carcéral.

Enfin, permettez-nous de mettre l'accent sur un point déjà évoqué, celui de la mixité sociale. C'est, à nos yeux, un vrai point de vigilance, tant il est à la racine de grandes difficultés, appelant un recours exacerbé à la religion et, parfois, à ses courants les plus rigoristes, opposés aux principes de la République. S'il y a trop peu de mixité sociale - toutes les études menées ces dernières années en Europe sur cette question le prouvent -, les individus sont amenés à se constituer en communautés relativement homogènes, porteuses du risque d'une pression sociale, notamment religieuse, sur les habitants.

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