Intervention de Hakim El Karoui

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 mars 2021 à 9h00
Projet de loi confortant le respect des principes de la république — Audition de M. Hakim El karoui chef d'entreprise et essayiste

Hakim El Karoui, chef d'entreprise et essayiste :

Merci de me donner l'occasion de partager avec vous mon diagnostic sur la situation, et notamment sur ce que peut et ne peut pas faire l'État, et sur ce qu'il faut faire malgré tout.

Sachant que la question du séparatisme n'est pas sans rapport avec celle du djihadisme, je précise que je viens de publier chez Fayard, grâce à l'Institut Montaigne, un travail d'ampleur intitulé Les militants du djihad. Nous y avons analysé le parcours de 1 400 djihadistes européens, dont 700 Français ; il s'agit de la première étude quantitative du phénomène « vu d'en haut ».

Je parlerai de l'islam plus que des autres cultes, bien qu'il existe des débats aussi au sein des autres cultes sur le caractère très intrusif de ce projet de loi.

Quelques mots sur l'islam en France, préalable nécessaire à la construction d'un islam de France. Il y a environ 8 % de musulmans dans la population française - quand on pose la question aux Français, ils pensent que ce chiffre est de 30 % -, avec des caractéristiques sociologiques et géographiques très spécifiques.

On note une extrême concentration de la population musulmane sur 20 % du territoire : la carte des mosquées montre que les musulmans habitent dans le Nord, en Île-de-France, dans la région lyonnaise, sur l'arc méditerranéen et dans quelques grandes métropoles, Strasbourg, Bordeaux, Toulouse. Sur ces territoires, ce n'est donc pas 8 %, mais, dans certaines communes pauvres, 30, 40, voire 50 % de la population qui est de confession ou de culture musulmane.

Autre caractéristique de la population musulmane : elle est extrêmement jeune. Elle compte très peu de personnes âgées, tout simplement parce que les gens de plus de soixante ans sont rentrés dans leur pays d'origine : 1,5 million de pensions sont versées à l'étranger chaque année, essentiellement à des travailleurs immigrés venus en France dans les années 1950 et 1960, en particulier du Maghreb, mais aussi du Portugal.

Aucune surfécondité des femmes n'est à constater - le nombre d'enfants par femme est seulement légèrement supérieur à la moyenne nationale -, mais la structure démographique que je viens de décrire fait que les femmes d'origine immigrée et de confession musulmane sont davantage que les autres en âge de procréer, d'où une natalité plus dynamique. C'est ce qui explique la grande jeunesse de la population musulmane : 10 % des moins de 25 ans, 12 ou 13 % des moins de 18 ans, et 15 à 17 % des naissances. Il s'agit donc d'un sujet d'avenir.

La sociologie de cette population ne correspond pas aux idées reçues. Un discours s'est imposé sur l'échec du modèle français d'intégration ; ce discours est faux. Il faut plutôt parler d'un grand succès assorti de grands échecs. J'ai montré en 2016 qu'on compte dans la population musulmane un tiers de bac+2 et de bac+5, la moyenne nationale étant de 40 %, et 30 % de personnes hors de l'emploi, ce chiffre étant cette fois deux fois supérieur à la moyenne nationale : des femmes au foyer et des jeunes sortis sans diplôme du système scolaire.

La sociologie de la population musulmane se caractérise par une divergence de destin entre ceux qui sont en train de s'intégrer à bas bruit, qui sont majoritaires y compris d'un point de vue idéologique, et une minorité de plus en plus importante, particulièrement jeune, qui est en train de faire sécession. Il ne faut jamais oublier la majorité, sans quoi on croit à un déterminisme ethnique ou religieux de l'échec. D'un point de vue quantitatif, il n'y a pas d'échec ; il y a bien, en revanche, un gros problème lié à ceux qui « échouent », dont l'adhésion aux valeurs de la société française contemporaine n'est pas acquise.

Le sujet est identitaire avant d'être religieux : les jeunes dont il est question, 40 à 45 % des jeunes musulmans de moins de 25 ans, vivent un moment de quête identitaire. Ils ne sont plus du pays d'origine et le savent très bien ; ils ne se reconnaissent pas dans la culture et dans la religion transmises par leurs parents. De l'autre côté, ils souffrent d'un déni de francité - les discriminations en raison de la religion sont énormes. L'intégration est un processus, dont la première étape est l'acculturation, la désaffiliation : on passe de la culture des parents à la culture nationale, dont la vision de l'universalisme est à la fois très généreuse et assez restrictive, ou plutôt très exigeante : « il faut nous ressembler », leur dit-on, et notamment adhérer aux valeurs qui font consensus dans la société.

Il y a là un parcours idéologique et culturel qui va d'un point A à un point B, sachant que les contours du point B sont pour le moins flous. Le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) a récemment montré que 40 % des Français ne se reconnaissent dans aucune communauté, y compris nationale. La fracture n'est pas religieuse : elle est entre les riches et les pauvres - les Français modestes, au sens large, sont dans un processus de désaffiliation générale. Et les jeunes qui appartiennent à cette catégorie sociale relèvent de cette dynamique : ils sont en train de se désaffilier de la culture des parents et voguent vers quelque chose d'assez indéfini.

C'est là qu'interviennent les entrepreneurs religieux : « camarade, ton identité est bien connue : tu es musulman ! » - « musulman », donc, identité universelle, que l'on combine avec son identité locale : je suis de tel département, de telle commune, de tel quartier, de telle barre d'immeuble.

Cette identité religieuse est construite dans le conflit avec les parents, dont on dit qu'ils ont été humiliés, colonisés, exploités, et qu'ils n'ont pas la bonne religion. La bonne religion est une religion d'affirmation, qui fait communauté, groupe, sens, autour d'un certain nombre de rites et de symboles d'appartenance, ce qui est extraordinairement rassurant. Ce discours cible un nombre important de jeunes musulmans ; je précise néanmoins que, dans les quartiers populaires notamment, les évangéliques parlent au même public d'à peu près la même chose, de façon certes moins spectaculaire, car sans conflit visible avec les valeurs de la société française contemporaine.

Dans l'islam identitaire, qui est un islam politique, on trouve aussi une dimension de conflit avec l'Occident. L'islamisme est né en contexte colonial, dans l'Inde du XVIIIe siècle. Il y a par ailleurs, dans l'affirmation identitaire islamiste, l'idée que l'Occident, la France notamment, est dangereux, car tentant, empêchant l'expression de la liberté de religion et diffusant des moeurs contradictoires avec les idéaux ultraconservateurs de cette lecture de l'islam.

C'est cela dont on parle : il ne s'agit pas d'une organisation.

Vous m'aviez demandé, madame la sénatrice Eustache-Brinio, si j'appartenais aux Frères musulmans.

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