Intervention de Hakim El Karoui

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 mars 2021 à 9h00
Projet de loi confortant le respect des principes de la république — Audition de M. Hakim El karoui chef d'entreprise et essayiste

Hakim El Karoui, chef d'entreprise et essayiste :

Je vous avais dit combien je trouvais cette question grotesque, peut-être même insultante. Il n'y a pas d'organisation des Frères musulmans en France - il y en a eu une. Ceux qui comptent, ce sont les salafistes. La moitié des djihadistes français sont d'ailleurs passés par le salafisme, qui défend une vision clivée de la société - « eux et nous » ; aucun par les Frères musulmans. Le salafisme consiste à dire : « nous sommes les purs, les héritiers du prophète ; eux sont une entrave, une menace pour notre identité et notre liberté de vivre comme nous l'entendons ». Entre le salafisme qu'on a dit quiétiste et le passage à la violence, il n'y a qu'une différence de moyens, mais pas de différence quant à la représentation de la société.

Les Frères musulmans, eux, font de l'entrisme : ils veulent adapter la société, mais pas entrer en conflit avec elle. La génération qui a fondé l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) n'a pas su transmettre le pouvoir, et cette organisation est aujourd'hui en perte de vitesse en France et en Europe. Ceux qui sont très puissants et très dangereux, ce sont les salafistes.

J'en viens au projet de loi. Il est utile pour contrôler des organisations ; mais il n'y a pas d'organisation ou d'internationale salafiste. Et s'il y a une organisation des Frères musulmans, elle est désormais extraordinairement décentralisée.

Ce texte permettra de faire de l'entrave en étendant le champ de la neutralité religieuse aux délégataires de service public et en organisant le contrôle de l'instruction à domicile et des associations, y compris des clubs de sport. Il apportera davantage de sécurité aux agents publics, en matière de haine en ligne notamment. Il fera exister concrètement une forme d'égalité, donc de promesse républicaine, en matière de protection des héritiers, des filles en particulier, et de lutte contre les comportements discriminants, la polygamie, les mariages forcés.

L'essentiel, selon moi, c'est la professionnalisation de la gestion du culte musulman : la clause anti-putsch est très importante pour les collectivités locales, comme l'est le contrôle des associations loi de 1901 et des associations loi de 1905. Quant à l'élargissement des capacités de financement, il ne concerne pas l'islam, les musulmans capables de céder des immeubles pour l'exercice du culte étant peu nombreux.

En matière de professionnalisation du culte, le sujet à traiter n'est pas vraiment celui du renforcement du contrôle des associations loi de 1905, qui par ailleurs bénéficient de libéralités et d'exonérations fiscales, sachant en outre que peu d'associations sont concernées. L'exercice du culte ne sera pas entravé par un meilleur contrôle des financements étrangers.

Les dispositions prévues sont utiles pour mieux contrôler la diffusion d'une idéologie ; ce qui m'ennuie, toutefois, c'est que l'entrave ne suffira pas. Face à cette problématique identitaire, il faut une réponse de l'islam et il faut une réponse de la République.

Je commencerai par l'islam : l'islam de ces jeunes n'est pas celui de leurs parents ; ils ne l'ont pas appris à la mosquée, mais sur les réseaux sociaux et dans leur « bande de potes ». Il y a 30 % de convertis chez les djihadistes français ; ils viennent tous des mêmes quartiers, qui sont des quartiers pauvres des grandes métropoles. La moitié d'entre eux viennent de douze communes françaises, soit une concentration extraordinaire. Les convertis sont les copains de jeunes Français pour la plupart d'origine maghrébine.

Le succès de cette idéologie se fait donc par capillarité proche. Ces jeunes ne regardent pas le journal de 20 heures et ne vont pas à la mosquée, sauf, en aval de leur parcours, pour y imposer leur lecture de l'islam. Autrement dit, le sujet n'est pas dans les organisations : il est dans la diffusion des idées, qui se fait, notamment chez les jeunes, par les réseaux sociaux, via des gens qui ont une très bonne maîtrise de la loi - ils savent très bien ce qui est autorisé ou pas. On ne trouve quasiment pas d'appel à la haine ou à la discrimination chez les prêcheurs islamistes.

La loi, à défaut d'une immense mobilisation opérationnelle des musulmans de France, et notamment des jeunes, n'arrivera donc à rien. Il faut offrir aux jeunes tentés par un discours radical, qui ne connaissent que cette version de l'islam, l'idée qu'on peut être musulman sans être radical.

Je vous signale les deux sites salafistes les plus fréquentés par les locuteurs francophones : islamqa.info, fait par un Saoudien, et islamweb.net, fait par un Qatari, tous deux traduits en douze langues. J'y ajoute La science légiférée. Ce sont des sites de questions-réponses, très pauvres d'un point de vue graphique - ça dit bien ce que cherchent les jeunes : ils veulent des guides. L'autre ingrédient qui fonctionne, c'est le sous-titrage de propos de « savants » saoudiens. Ce discours se diffuse ensuite dans la société, et un conformisme s'impose dans certains quartiers. Au bout du processus, une doxa salafiste s'imposera peut-être à la mosquée ou dans le club de football, mais là n'est pas la racine du problème.

La réponse de la République, la promesse républicaine, doit être à la fois formulée clairement, de façon audible, ce qui n'est pas le cas du discours purement institutionnel, et s'adresser à tout le monde. Une enquête réalisée en 2015 par l'Institut Montaigne « testant » le nom Haddad assorti de trois prénoms différents signifiant respectivement une appartenance au catholicisme, au judaïsme et à l'islam révélait que vous aviez cinq fois moins de chances d'obtenir un entretien si vous étiez un garçon musulman. Où est la République ?

Je pourrais montrer également qu'on se trompe à investir trop sur les bâtiments et pas assez sur les habitants.

Un dernier chiffre : en Seine-Saint-Denis, on est passé de 15 à 30 % d'immigrés entre 1982 et 2015, la moyenne nationale étant passée dans le même temps de 7,5 à 9,2 %. Toute la nouvelle immigration arrive en Île-de-France. Il ne faut pas s'étonner, ensuite, qu'il y ait du séparatisme : la norme sociale se renverse localement - aucun tsunami d'immigration là-dedans, mais une extraordinaire concentration.

J'ai montré dans un rapport intitulé Les quartiers pauvres ont un avenir qu'il existe une imbrication très fonctionnelle entre quartiers pauvres et quartiers riches : s'il n'y a pas à proximité des grandes villes une masse de travailleurs pauvres - l'armée de réserve du capital -, les transports, l'hôtellerie-restauration, la logistique, le care ne fonctionnent pas.

C'est un problème d'identité qui se pose : qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui ? Et comment le devient-on ? C'est d'abord un problème social - c'est le Cevipof qui le dit.

Par la loi, on peut lutter contre des organisations, pas contre une idéologie, en tout cas en démocratie : on ne peut pas interdire tout ce que l'on veut combattre. On a envie d'interdire le voile des petites filles, mais il est difficile de faire la police du vêtement : on sait où ça commence, pas où ça s'arrête. Il faut, en face, une offre attractive ; il faut répondre à la demande d'islam par la diffusion d'un autre islam - c'est tout l'enjeu de l'AMIF : financer la diffusion de cet autre islam -, et il faut que la promesse républicaine d'égalité soit tenue.

1 commentaire :

Le 09/05/2022 à 16:59, aristide a dit :

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" qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui ?"

C'est d'abord avoir beaucoup d'argent; le reste étant tout à fait accessoire... On ne demande pas aux princesses Saoudienne blindées de fric d'ôter leur voile, tandis que la pauvre de quartier qui veut accompagner les gamins en sortie scolaire sera harcelée...

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