Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi tendant à appliquer vingt-quatre mesures urgentes pour lutter contre les fraudes sociales, présentée par Mme Nathalie Goulet, s’inscrit dans la longue liste d’initiatives récentes de la majorité sénatoriale contre la fraude sociale, sans compter les multiples amendements aux deux derniers projets de loi de financement de la sécurité sociale déposés par l’auteure de la présente proposition de loi.
Ce sujet est en effet devenu un cheval de bataille depuis le rapport d’octobre 2019 de la mission gouvernementale : Lutter contre les fraudes aux prestations sociales, un levier de justice sociale pour une juste prestation.
Pour ce qui me concerne, je souhaite mettre en parallèle le rapport du Défenseur des droits de 2017 intitulé Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ? qui insiste sur le fait que l’intensification de la lutte contre la fraude sociale est source d’atteintes aux droits des usagers ; qui pointe le fait qu’un « allocataire ou assuré de bonne foi, même s’il demeure responsable de son erreur ou de son oubli, ne saurait être qualifié de fraudeur et se voir appliquer des sanctions » ; qui relève également que les larges pouvoirs accordés aux caisses d’allocations familiales, aux caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), à la caisse primaire d’assurance maladie, ou aux agences de Pôle emploi ont entraîné mécaniquement des dérives dans les procédures de contrôle, de qualification et de sanction de la fraude.
Les effets de ces pouvoirs sont d’autant plus dévastateurs que des ménages se trouvent dans l’obligation de procéder à des remboursements d’indus considérables au regard du budget du foyer, aboutissant à un affaissement des ressources de certains foyers au sein d’une population déjà fragilisée et qui, parfois, ignore ses droits.
Cela confirme les résultats d’une enquête du même Défenseur des droits, publiée en mars 2017, qui révélait que les personnes en situation de précarité économique et/ou sociale rapportent plus de difficultés pour résoudre un problème avec une administration ou un service public, et qu’elles sont plus susceptibles d’abandonner leurs démarches.
Dans le même temps, en 2018, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DRESS), le taux de non-recours aux aides sociales en matière de santé se situait entre 32 % et 44 % pour la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et entre 53 % et 67 % pour l’aide au paiement de la complémentaire santé (ACS). Quant aux aides à la famille, une autre étude de 2018 estimait qu’entre 7, 5 % et 8, 2 % des allocataires ne recourent pas à leurs droits.
Les principales raisons proposées pour expliquer que certaines personnes se retrouvent dans des situations de non-recours sont le manque d’information et la lourdeur administrative.
Cela soulève notamment l’enjeu du risque de pauvreté et de l’approfondissement de la précarité sociale. Des enquêtes ont en effet montré que le recours au RSA n’est pas systématique, en raison, principalement, de la méconnaissance de ce dispositif.
Ce problème se décline sur tous les secteurs de la protection sociale. Par exemple, pour le risque vieillesse, à l’âge de 70 ans, 32 % des assurés des régimes de retraite français nés en 1942 n’ont pas demandé tout ou partie de leurs pensions de retraite.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain du Sénat estime que, si l’on peut juger que la lutte contre la fraude concernant les droits des usagers du service public est une politique publique légitime, celle-ci doit être équilibrée. Il se trouve que la fraude aux prestations sociales est bien moins importante que le non-recours aux droits.
Il faut rappeler ici que, en 2015, la fraude aux prestations sociales représentait 673 millions d’euros, contre 4 milliards d’euros pour le non-recours au RSA. Ce n’est, bien évidemment, pas une raison pour ne pas lutter contre ces agissements. Il demeure néanmoins que les initiatives législatives sont bien plus fréquentes en faveur de la lutte contre la fraude que contre le non-recours, notamment de la part de la majorité sénatoriale.
Les dispositifs de plus en plus étoffés de lutte contre la fraude laissent par ailleurs accroire à une fraude massive des bénéficiaires. Ce n’est évidemment pas le cas, mais cela traduit une vision tronquée de la situation. Ce sont 0, 36 % des allocataires de la CNAF qui frauderaient délibérément, en revanche, 75, 5 % des « fraudes » sont en fait dues à des omissions ou à de fausses déclarations, 16, 5 % sont des fraudes à l’isolement et 8 % sont des faux et usages de faux.
La rhétorique de la lutte contre la fraude entretient donc la recherche de boucs émissaires, la dénonciation de l’assistanat et conduit, en creux, à une remise en cause de notre modèle social. Certains discours sur la fraude sociale tendent, en outre, à entretenir volontairement le flou entre la fraude organisée des réseaux, qui relève de la délinquance, et celle des individus isolés, bien plus facile à stopper.
Par ailleurs, les bénéficiaires des prestations ne sont pas forcément les plus fraudeurs. Ainsi, pour l’assurance maladie, 47, 5 % du montant des fraudes et fautes détectées relèvent des professionnels de santé, 31, 1 % des établissements, 21, 1 % des assurés et employeurs.
À la demande de la commission des affaires sociales du Sénat, la Cour des comptes a estimé les préjudices des principaux organismes sociaux en 2019 à 1 milliard d’euros. Ce montant doit être mis en regard des 5, 6 milliards d’euros de fraude fiscale recouvrés par l’État en 2018.
La fraude sociale, y compris celle qui n’est pas détectée, est évaluée entre 14 et 45 milliards d’euros, alors que la fraude fiscale est estimée entre 66 et 88 milliards d’euros, voire 100 milliards d’euros pour certains syndicats des finances publiques. Cela suggère qu’il pourrait être nécessaire de hiérarchiser les priorités.
Nous ne sommes cependant pas naïfs, nous savons bien que les différentes fraudes existent, mais nous ne souhaitons pas voter une proposition de loi qui laisserait accroire que cette fraude aux allocations sociales serait devenue un sport national.
Nous appelons plutôt à une amélioration des dispositifs d’aide sociale qui permettrait de limiter la possibilité de fraudes. Nous souhaitons donc que soient mis en parallèle les moyens dévolus à la lutte contre la fraude sociale et les moyens déployés pour la lutte contre le non-recours, et que ces moyens soient équilibrés.