Intervention de Arnaud Danjean

Commission des affaires européennes — Réunion du 11 mars 2021 à 8h30
Politique étrangère et de défense — Bilan annuel 2020 de la politique de sécurité et de défense commune psdc : Audition de Mm. Arnaud daNjean et mounir satouri députés européens français

Arnaud Danjean, député européen :

Après cet excellent état des lieux, je serai franc et direct, et m'en tiendrai à quelques considérations précises.

La situation actuelle de la PSDC est un peu paradoxale. Depuis 2016, beaucoup d'initiatives ont été prises - coopération structurée permanente, revue annuelle des capacités, stratégie globale - qui allaient dans le bon sens du point de vue de la France, c'est-à-dire dans celui d'un accroissement de l'autonomie stratégique. Les Européens ont pris conscience qu'ils devaient faire plus en matière de sécurité, être davantage responsables pour eux-mêmes, et moins s'en remettre à des pays tiers ou à des organisations tierces. Toutes ces initiatives semblaient inaugurer, sinon un âge d'or, en tout cas une espèce de relance de la PSDC.

Ces initiatives arrivent aujourd'hui à une forme de maturité, avec la première restitution de la révision annuelle coordonnée, les premiers examens des projets de la coopération structurée permanente ou le lancement définitif du Fedef. Cela devrait confirmer l'élan donné ces dernières années. Pourtant, nous éprouvons des déceptions en voyant les limites évidentes qui sont mises à ces avancées.

Le cas le plus emblématique est le Fedef - et vous avez exprimé la déception française à cet égard. Faut-il voir le verre à moitié plein ? Pour la première fois, de l'argent communautaire sera mis dans l'industrie de défense. Ou le verre à moitié vide ? On a divisé par deux les ambitions initiales en termes de budget... Pour ma part, je vois surtout le verre à moitié vide : 8 milliards d'euros sur sept ans pour les capacités de défense, c'est tout de même faible, au vu des enjeux technologiques qui sont devant nous et du fossé qui est en train de se creuser avec certaines autres puissances dans des domaines clés comme l'espace, les missiles ou les capacités en matière de renseignement. Nous avons besoin de ces investissements, mais un milliard d'euros par an, à l'échelle communautaire, c'est modeste ! Ce n'est donc pas le Fedef qui va révolutionner profondément les capacités de défense européennes.

Encore faudra-t-il être extrêmement prudent sur la manière dont ce fonds sera mis en oeuvre. Je ne cesse d'alerter sur le fait qu'il existe des perceptions très différentes en Europe de ce que doit être le Fedef. Nous, Français, voulons un fonds très sélectif, dont l'argent financerait en priorité quelques projets structurants pour faire la différence : drones, futur système d'aviation de combat ou technologies dont nous avons vraiment besoin pour marquer notre autonomie. Mais beaucoup de pays et de forces politiques en Europe ne partagent pas du tout cette philosophie et considèrent que le Fedef ne doit être qu'un nouveau fonds de redistribution, un peu comme les fonds structurels à l'échelle régionale : tout le monde devrait en profiter un peu, et certains pays comptent même sur lui pour remettre à niveau leur industrie d'armement, et non pour se positionner sur les défis technologiques du futur. En somme, ce dossier est représentatif de ce qui se passe souvent avec la PSDC : un pas en avant, deux pas en arrière, ou un pas en avant, un pas de côté...

Le rapport de Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret « Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique » explorait toutes les significations de ce concept, très français. Nous n'avons aucun mal à nous l'approprier depuis le général de Gaulle. Mais pour d'autres pays, c'est une révolution copernicienne ! Que l'Europe arrive à s'assumer en matière de défense va contre tous les paradigmes des politiques de défense d'un certain nombre de nos partenaires européens, pour lesquels le seul horizon de la sécurité collective en Europe est l'appartenance à l'OTAN.

Néanmoins, la notion d'autonomie stratégique a pu être inscrite dans un certain nombre de textes depuis 2016, et nous avions bon espoir de la voir prospérer. Mais nous avons reculé : l'inscrire dans les conclusions d'un Conseil européen, il y a quelques jours, suscitait une véritable bagarre ! Je dirais même qu'il est plus facile aujourd'hui, en Europe, de parler d'autonomie stratégique dans d'autres domaines que la défense - alors que c'est là qu'on en a le plus besoin, et qu'il s'impose de la façon la plus naturelle. Il n'est que de voir les communications des commissaires Vestager et Breton, il y a quelques jours, sur le numérique, ou la communication sur la politique commerciale parlant d'autonomie stratégique ouverte. Dans le même temps, on en parle de moins en moins en matière de défense et cela fait de plus en plus débat : la ministre allemande de la défense a semblé remettre profondément en cause le concept même d'autonomie stratégique.

En témoignent deux tests récents. D'abord, en Méditerranée orientale, avec les provocations turques contre nos voisins grec et chypriote. Il n'y a eu aucun consensus en Europe sur ce test de sécurité majeur : deux pays membres de l'Union provoqués par un pays tiers. L'Union européenne a été incapable d'offrir une réponse diplomatique et, le cas échéant, militaire, unie. La France a été particulièrement robuste dans la réponse qui a été apportée à la Turquie et je pense que c'était bienvenu. Mais certains autres pays ont privilégié d'autres approches, dites de médiation, ce que je trouve pour ma part totalement aberrant : on ne saurait proposer une médiation quand on est membre d'un club et que d'autres membres du club sont agressés par un élément extérieur ! L'Union européenne ne peut pas être neutre quand certains de ses membres sont provoqués par des puissances extérieures !

Deuxième test : l'Afrique, où il y a certes davantage d'engagement européen, notamment au Sahel. Mais l'engagement au Sahel des Européens ne se fait pas dans des structures européennes ou via des mandats européens. Il se fait par des coopérations bilatérales ou multilatérales, comme la force Takuba, au sein de laquelle les forces spéciales s'agrègent autour des nôtres, ou la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali), mais très peu à travers des structures européennes. Il faudra donc s'interroger sur le mandat des missions européennes.

Un certain nombre de nos partenaires ne considèrent toujours pas le théâtre africain comme prioritaire en matière de sécurité. Nous devons faire attention à la façon dont nous-mêmes faisons la promotion des engagements en Afrique. Évidemment, il y a débat sur le Sahel. Un autre théâtre africain très problématique est la Centrafrique, qui suscite beaucoup de circonspection, pour employer un euphémisme, chez nos partenaires européens, qui s'interrogent sur les enjeux de sécurité européenne dans ce pays... Bien sûr, la situation y est préoccupante, mais quel rapport avec la sécurité européenne ? Quand nous faisons la promotion de ces opérations, il ne faut pas s'étonner de ressentir chez nos partenaires européens un certain manque d'appétence.

Les progrès que nous avons pu enregistrer récemment apparaissent à bien des égards en trompe-l'oeil et il reste beaucoup de chemin à parcourir. La défense européenne a été très à la mode entre 2016 et 2019. Aujourd'hui, on voit bien que le débat se déplace à l'Est, en particulier vers la zone indopacifique : tout le monde est obnubilé par la montée en puissance de la Chine, dont on voit bien qu'elle constitue la priorité de la nouvelle Administration américaine. Les relations américano-chinoises sont désormais au centre du débat stratégique, bien davantage que les maigres avancées que nous pouvons faire en matière de PSDC en Europe.

En somme, la situation est paradoxale, parce que les progrès enregistrés restent à mon avis largement insuffisants, voire malheureusement, réversibles.

Vous m'avez demandé aussi mon avis sur les opérations et les missions de l'Union européenne. C'est un domaine auquel je suis très attaché et que je suis depuis plus de dix ans. Je pense en effet que la finalité opérationnelle, qu'elle soit civile ou militaire, est le vrai moteur de la politique de sécurité. Il en est l'aboutissement : si vous n'êtes pas capable de mettre en place des opérations, ce n'est pas la peine... Or je constate que ce moteur s'essouffle, sous l'effet d'une remise en cause générale du bien-fondé et de la valeur ajoutée d'un certain nombre de missions et d'opérations. Les opérations militaires sont quasi- exclusivement des opérations d'entraînement et de formation. Cela a beaucoup de mérite et d'intérêt, mais ces missions restent globalement sous-dotées. Peu de pays y participent et ce sont un peu toujours les mêmes. La France n'est pas toujours exemplaire en la matière, d'ailleurs, ce qui fait mauvais genre pour un pays qui revendique le leadership de la politique européenne dans ce domaine ! Il est vrai que nous sommes très engagés par ailleurs.

Il y a aussi un problème d'inadaptation des mandats. Les missions d'entraînement et de formation doivent être profondément revues. Un certain nombre de tâches ne sont pas effectuées : on peut s'interroger sur l'efficacité de la mission d'entraînement et de formation au Mali, lancée en avril 2013 sous le commandement du général Lecointre. Elle était partie sur de très bonnes bases mais, depuis, elle a évolué vers un format qui n'est plus du tout adapté aux besoins des forces armées maliennes.

Nous sommes de plus en plus concurrencés par d'autres acteurs qui ont beaucoup moins de contraintes que nous sur le plan juridique, moral ou institutionnel : mercenaires russes, troupes turques... Ces acteurs sont de plus en plus présents en Afrique : il y a des Turcs en Somalie, des Russes en Centrafrique et au Mali. Ils proposent non seulement de la formation, mais aussi de l'accompagnement au combat et du matériel - létal.

Nos préventions sont excessives en la matière. Nous formons des soldats dans des camps d'entraînement, nous leur apprenons à travailler avec des fusils en bois et, quand ils partent au combat, on ne sait pas ce qu'ils deviennent. Nous savons bien, pourtant, que les opérations de formation doivent être accompagnées d'une forme de tutorat, qui ne nous amène pas à combattre mais nous conduit aux portes du combat, c'est-à-dire au moment où les forces sont déployées sur le terrain, pour voir comment elles réagissent, comment elles combattent, comment elles se coordonnent, comment elles obéissent aux ordres... C'est ce point qui est refusé dans les mandats européens, parce qu'il est perçu par un certain nombre de pays comme trop robuste.

Si nous n'adaptons pas la robustesse des mandats des missions de formation de l'Union européenne, ces missions ne vont servir à rien. Les dirigeants africains feront appel, sans scrupule, à des mercenaires russes, turcs ou demain chinois, et nous serons rayés de la carte. Ceux qui planifient ces missions sont, pour beaucoup, des militaires français et ils font un travail remarquable. Le problème est posé par les États membres. Le comité politique et de sécurité, à Bruxelles, a beaucoup de difficultés pour obtenir un consensus et donner un mandat robuste à nos opérations. Il y a toujours un pays - généralement un pays qui ne participe pas aux opérations - pour insister sur la prudence, l'importance de la protection de nos forces, etc. On met donc ceinture et bretelles, au point de faire perdre leur intérêt et leur valeur à ces missions. Voilà plusieurs années que j'attire l'attention sur leur dévitalisation. Veillons à ce qu'elles ne deviennent pas ce que j'appelle des missions-alibi : on reconduit la mission pour que le drapeau européen flotte sur les zones de crise, sans évaluer si elles ont une vraie valeur ajoutée. Pourtant, elles ont toujours été le moteur opérationnel de la PSDC. Aujourd'hui, ce moteur s'essouffle complètement et c'est le moteur capacitaire qui prend le relais.

Le panorama stratégique global dans lequel s'inscrit la PSDC explique aussi largement son essoufflement et ses hésitations. C'est en particulier le changement d'Administration américaine qui pèse sur ces infléchissements. Ce qui avait tétanisé un certain nombre de nos partenaires européens, ce qui les avait fait réfléchir au renforcement de la défense européenne, c'est l'élection de M. Trump, l'imprévisibilité de ce dernier, le fait qu'il remette en cause les accords de sécurité au sein de l'OTAN, les doutes exprimés sur l'activation de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord... Désormais, nous avons une Administration très transatlantique, bien connue en Europe, avec des interlocuteurs très familiers. Évidemment, la tentation est forte - et c'est même un réflexe pour la plupart de nos partenaires européens - de retrouver ce cocon transatlantique extrêmement confortable, qui nous épargne certains efforts budgétaires et opérationnels, et de chercher à retrouver une espèce d'âge d'or, sans doute très fantasmé, de la relation transatlantique. D'un certain point de vue, cet effet de balancier vient complètement freiner les efforts de défense européenne. En Europe, aujourd'hui, l'immense majorité de nos partenaires a envie de retrouver ce confort transatlantique d'abord ; la défense européenne n'intervient que de façon optionnelle.

Il y a, enfin, une singularité stratégique française. Nous sommes la seule puissance nucléaire en Europe depuis que les Britanniques sont partis, et la seule puissance vraiment opérationnelle militairement : nous avons des capacités sur à peu près l'ensemble du spectre, complétées par notre réseau diplomatique. Cette singularité stratégique, nous devons la valoriser, mais en veillant à ce qu'elle ne devienne pas une solitude stratégique en Europe. Nous devons donc prendre pleinement conscience des réserves, des critiques, des hésitations de nos partenaires, sans les traiter avec condescendance. Il ne faut pas considérer que, parce que les autres n'embrayent pas sur nos priorités, notamment africaines, ou nos priorités capacitaires, ils n'ont rien compris ou sont à la traîne. Nous avons une oeuvre de conviction et de persuasion à mener, qui n'est parfois pas à la hauteur des ambitions que nous avons. Par exemple, à Bruxelles, au Parlement européen, quasiment personne ne sait ce qu'est l'initiative européenne d'intervention. Les discussions ont été menées entre états-majors et entre chancelleries et ne sont pas arrivées dans le débat public. Sachons nous remettre en cause et tendre la main à nos partenaires, sans condescendance.

Notre singularité stratégique est tout à fait pertinente dans le monde multipolaire où nous vivons. Le changement d'Administration américaine suscite un certain nombre d'hésitations chez nos partenaires et la crise économique leur fait revisiter leurs priorités. Tout cela ralentit l'effort de défense européenne aujourd'hui - et peut même le renverser. Nous devons être lucides sur cela.

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