Merci beaucoup pour cette invitation. Je suis heureux que vous ayez choisi d'aborder l'enjeu de la précarité énergétique, qui constitue aujourd'hui un enjeu majeur à plusieurs titres.
Il s'agit tout d'abord et peut-être avant tout d'un enjeu de santé publique. En effet, la précarité énergétique se traduit par des êtres humains ayant froid chez eux l'hiver. Au-delà de l'inconfort qu'elle génère, cette situation a un impact sur le développement de pathologies, y compris respiratoires. Lutter contre la précarité énergétique apparait donc comme un enjeu prioritaire de santé publique.
Le phénomène de la précarité énergétique est de surcroît en train de s'accentuer aujourd'hui du fait de la crise sanitaire, car les gouvernements adoptent des mesures contraignant les populations à rester chez elles, ce qui aboutit à une hausse de la consommation d'énergie, a fortiori en hiver, ainsi qu'à une baisse de revenus importante pour beaucoup d'Européens et d'Européennes. Il est donc aujourd'hui urgent d'aborder ce sujet.
En France, le mouvement des Gilets jaunes a par ailleurs révélé un autre enjeu plus profond lié à la précarité énergétique, celui de l'acceptabilité politique et sociale de la transition écologique. Le vainqueur de la transition écologique doit-il être uniquement le « bobo », qui possède sa maison, s'est équipé de panneaux solaires et conduit un véhicule électrique, ou doit-il être aussi la famille de jeunes travailleurs pauvres qui, grâce notamment à la rénovation des bâtiments, peut subvenir aux besoins énergétiques de base de ses enfants (correspondant au fait de ne pas avoir froid en hiver) ? Il y a là un enjeu politique. L'objectif ne saurait être d'opposer ces populations, mais de faire en sorte d'inclure aussi parmi les vainqueurs de la transition écologique celles et ceux qui, dans nos sociétés européennes, ont une vie plus difficile.
Il existe de nombreuses manières de définir la précarité énergétique. Cependant, elle se caractérise avant tout par des personnes ayant froid chez elles en hiver. Au sein de l'Union européenne, en 2019, avant la crise sanitaire, 30 millions de personnes déclaraient ainsi ne pas réussir à bien se chauffer en hiver.
La précarité énergétique concerne également des personnes n'ayant pas nécessairement froid chez elles en hiver mais se chauffant mal et dépensant pour cela beaucoup trop. Au sein de l'Union européenne, toujours en 2019, cette population était estimée à 70 millions de personnes.
De manière caricaturale, s'ils étaient rassemblés, les précaires énergétiques d'Europe constitueraient ainsi le pays le plus peuplé de l'Union européenne.
En pratique, on observe que ces populations vivent toujours dans des logements mal isolés. L'isolement défaillant des logements apparait ainsi comme la première cause de la précarité énergétique. Ces populations figurent aussi souvent parmi les plus pauvres, car les logements les moins bien isolés sont aussi souvent les moins chers, tant à l'achat qu'à la location.
La deuxième cause de la précarité énergétique se trouve être le faible niveau de revenus des personnes. On retrouve ainsi parmi les précaires énergétiques des personnes vivant sous ou légèrement au-dessus du seuil de pauvreté : jeunes travailleurs pauvres, retraités, etc. On observe également une surreprésentation des femmes au sein de ces populations, du fait des revenus généralement plus faibles de celles-ci au sein de nos sociétés. Enfin, ces populations se caractérisent souvent par un nombre d'enfants important - la situation des familles monoparentales apparaissant, à cet égard, la plus difficile.
En termes de répartition géographique, de façon contre-intuitive, les Européens souffrant le plus de la précarité énergétique se trouvent être ceux du sud de l'Europe. L'Institut Jacques Delors a publié une carte de la précarité énergétique illustrant ce phénomène. Si la précarité énergétique s'avère quasi inexistante en Suède, en Finlande ou encore en Estonie (bien que cette dernière ne constitue pas un pays particulièrement riche), elle apparait extrêmement importante dans des pays du sud de l'Europe tels que la Bulgarie, Chypre, l'Italie, l'Espagne, le Portugal ou encore la Croatie. En Bulgarie, près d'un tiers de la population ne parvient ainsi pas à se chauffer dignement l'hiver. À cet égard, la France se situe aujourd'hui en milieu de peloton, avec une situation moins grave que dans des pays tels que la Bulgarie mais bien plus préoccupante que dans des pays tels que les Pays-Bas, l'Allemagne, le Danemark ou la Suède.
Pour faire face à cette situation, la Commission européenne a formulé un certain nombre de recommandations en octobre 2020. Pour répondre à la précarité énergétique, la solution la plus simple demeure aujourd'hui la rénovation dite « profonde » des bâtiments. Cette approche de la rénovation consiste à transformer des bâtiments plus ou moins bien isolés en bâtiments à énergie positive ou à très basse consommation d'énergie.
En termes d'aides publiques, cette approche ne saurait se limiter à des aides attribuées pour remplacer des fenêtres. Bien que de telles aides puissent être utiles et produire un gain en termes de consommation d'énergie, elles ne sauraient constituer une solution pérenne pour éradiquer la précarité énergétique. La rénovation profonde des bâtiments implique des niveaux de travaux plus élevés, à hauteur de quelques dizaines de milliers d'euros dans le contexte français.
Cette solution technique est aujourd'hui réalisable. Elle est d'ailleurs déjà mise en oeuvre dans certains pays d'Europe, aux Pays-Bas notamment. En s'appuyant sur des fonds de la Commission européenne en faveur de la recherche et de l'innovation, les Pays-Bas ont ainsi lancé l'initiative « Energiesprong », traduisant une volonté d'opérer un saut qualitatif en matière d'énergie et devant permettre, en quelques semaines de travaux, la transformation de bâtiments en bâtiments à la consommation d'énergie quasi nulle ou alimentés par les sources d'énergie les moins coûteuses disponibles localement (s'agissant notamment des sources d'énergie renouvelable telles que les pompes à chaleur, la biomasse, les chauffe-eaux solaires, etc.).
Pour que cette solution technique soit mise en oeuvre de manière massive, nous manquons toutefois aujourd'hui, au niveau européen comme au niveau national voire au niveau régional, d'une approche stratégique et d'une véritable stratégie politique.
L'enjeu serait d'articuler autour de cette stratégie un véritable récit de société, que nos décideurs pourraient porter. L'un des éléments de ce récit pourrait être l'idée selon laquelle la transition écologique doit être juste et bénéficier en priorité aux publics dont la situation est la plus critique. Un autre élément de ce récit pourrait être l'importance accordée aux valeurs familiales dans nos sociétés - la précarité énergétique conduisant aussi des pères et des mères à ne pouvoir offrir à leurs enfants le minimum de sécurité physique que constitue le fait de ne pas avoir froid en hiver.
Pour ce qui est des outils de politique publique à mettre en place autour de ce récit, l'accent nécessiterait d'être mis sur la rénovation massive des bâtiments, en ciblant en priorité les publics les plus précaires et en les faisant bénéficier en priorité de l'innovation en matière de rénovation des bâtiments.
En ce sens, la Commission européenne, après avoir publié en octobre 2020 une stratégie pour une « vague de rénovation », devrait proposer, en décembre 2021, des évolutions majeures à la directive européenne sur la performance énergétique des bâtiments.
Dans ce cadre européen, l'enjeu pour la France serait de jouer un rôle positif, pour porter les ambitions de justice sociale et d'égalité qui lui sont chères. L'enjeu pour la France serait également de développer, sur son territoire, un exemple à même d'inspirer d'autres pays européens.