Intervention de Christian Lechervy

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 février 2021 à 9h35
Audition de M. Christian Lechervy ambassadeur de france en birmanie

Christian Lechervy, ambassadeur de France en Birmanie :

Cette audition a un écho particulier auprès de mes collaborateurs et aussi de la communauté française en Birmanie. Il est important pour nous de savoir que la représentation nationale suit avec attention la situation et nos actions.

Les élections du 8 novembre sont peut-être le point de départ de la crise. Elles étaient les premières élections générales organisées par un gouvernement civil depuis le début des années 1950, d'où leur importance particulière. Elles avaient pour objet de faire élire les parlementaires nationaux de la chambre des représentants, les parlementaires nationaux de la chambre des nationalités, la haute assemblée, mais aussi les parlementaires des quatorze parlements provinciaux et un certain nombre de ministres ethniques - pour la région de Rangoun, il s'agissait des ministres en charge des affaires Karen et Rakhine.

Le taux de participation a été le plus élevé de l'histoire, à près de 72 %. Environ 13 % des électeurs étaient des primo-votants. Dans tous les États, le taux de participation a été supérieur à 50 % et, dans l'État Rakhine, il s'est élevé à 68,9 %, soit davantage qu'à Rangoun.

Par rapport à 2015, non seulement le taux de participation a été plus élevé, de 3 %, mais le nombre de circonscriptions où il a été possible de voter a été plus important, si l'on fait abstraction des villages où la guerre civile entre l'armée et les populations rakhines bouddhistes s'est développée depuis janvier 2019.

Au total, il y a eu 5 639 candidats, dont six sur dix pour un mandat à caractère provincial. Chaque candidat affrontait en moyenne cinq rivaux. Le corps électoral est composé de femmes à 52,7 % et le taux de candidates a fortement progressé pour atteindre 16 % des candidats. Elles ont plutôt bien performé, en représentant 19 % des élus.

Cette élection a été plurielle : il y avait 91 partis en lice, même si un grand nombre d'entre eux n'avaient pas d'espoir d'avoir des élus. Quelques 56,3 % des candidats appartenaient à trois formations : 20 % à la LND, autant au parti de l'armée et 16 % au Parti de l'amélioration de l'Union également issu des rangs de l'armée. Près d'un tiers des partis avaient des relations historiques avec l'appareil militaire : une trentaine d'entre eux ont rencontré le commandant en chef pendant la campagne pour exprimer leur inquiétude à propos de l'impact du Covid-19.

Le résultat est sans appel. La LND a remporté 82,3 % des sièges au plan national - la totalité dans quatre régions, et plus des deux tiers dans huit autres situées dans le pays bamar, mais aussi dans les États peuplés de minorités ethniques.

Il n'y a donc pas de fatigue électorale ni d'usure du parti majoritaire, après cinq années d'exercice du pouvoir. Le vote LND n'est pas purement émotionnel, puisque l'on constate une progression en valeur absolue et relative par rapport aux victoires électorales de 1990, 2012 et 2015. En revanche, nous avons assisté à l'effondrement des partis militaires, à commencer par celui que l'armée a constitué pour exercer le pouvoir entre 2011 et 2016. Il n'a pas le moindre élu dans la moitié des États et ne dépasse les 10 % que dans quatre régions peuplées par des minorités ethniques - résultat qui s'explique par la présence de casernements de l'armée et le soutien de groupes armés ethniques ralliés.

Le parti sortant a donc triomphé. Il est en situation de partager les pouvoirs avec onze partis à la chambre basse, huit dans la chambre haute et dix-neuf dans les provinces.

Ce raz-de-marée emportait trois conséquences. D'abord, la LND détenait plus des deux tiers des sièges au Parlement, ce qui lui garantissait d'obtenir la présidence de la République - même si son candidat ne pouvait être Aung San Suu Kyi, l'armée ayant manoeuvré en 2008 pour que la Constitution l'interdise. Ensuite, la LND était en position de former un gouvernement seule ; elle a néanmoins, dès le lendemain de l'élection, proposé à 38 partis un gouvernement d'unité nationale et une union démocratique et fédérale. Enfin, les gouverneurs, qui sont les chefs de l'exécutif des États et régions, étant nommés par le Président de la République, la LND aurait eu la main sur ces postes.

Le succès de la LND était prévisible, mais son ampleur n'avait pas été anticipée. Il n'y a eu aucun sondage pendant la campagne, pour des raisons sanitaires, mais aussi financières. De ce fait, il était impossible de vérifier l'usure du pouvoir que certains prédisaient. Ce succès incontestable s'explique par la popularité de la conseillère pour l'État, Aung San Suu Kyi, les manoeuvres de l'armée et la satisfaction des Birmans à l'égard des politiques publiques menées. À Rangoun, où le corps diplomatique a pu observer le vote, les ONG, qui ont pourtant des relations difficiles avec la LND, ont reconnu et confirmé le résultat malgré certaines imperfections dans la constitution des listes électorales.

L'armée n'a, de son côté, jamais endossé le résultat. Le commandant-en-chef a tenu des propos ambigus dès sa sortie du bureau de vote ; l'armée a clairement fait connaître sa préférence sans aller jusqu'à dire pour qui voter ; elle a systématiquement dénigré la commission électorale et son président. Enfin, elle n'a pas fait le moindre geste vis-à-vis des autorités civiles.

Dans la semaine qui a précédé la réunion du Parlement, l'armée a posé trois exigences auxquelles les autorités civiles pouvaient difficilement satisfaire. D'abord, elle a réclamé une réunion du Conseil national de défense et de sécurité nationale au motif que les fraudes sur les listes porteraient atteinte à la souveraineté du pays. Les civils étant minoritaires au sein de ce conseil prévu par la Constitution, c'était remettre les clés du pouvoir aux militaires. Deuxième demande, un décompte des bulletins de vote sous supervision de l'armée, alors que la Constitution ne donne aucune responsabilité à celle-ci en matière électorale. Enfin, l'armée a exigé un report de l'ouverture de la session parlementaire, ce que les autorités civiles ont accepté, mais pour un délai d'une journée seulement.

Cette crise était en gestation depuis plusieurs années. Jamais la cohabitation civilo-militaire n'a été harmonieuse durant ses cinq années d'existence. En 2020, l'armée a refusé au Parlement de réformer la Constitution dans le sens d'une réduction progressive de la proportion de militaires dans les institutions - parlements nationaux et provinciaux notamment. L'armée a aussi vu son influence s'éroder : elle a perdu le contrôle de la direction des affaires générales, qui était son relais dans l'appareil d'État. Plus symboliquement, elle a perdu son statut de garant de l'unité et de la souveraineté nationale lorsque Aung San Suu Kyi est venue défendre la Birmanie devant la Cour internationale de justice. Enfin, elle a perdu beaucoup d'influence dans les milieux d'affaires.

L'institution militaire peine désormais à trouver des relais. Son parti est resté aphone, sans leader charismatique, pendant cinq ans. Son influence sur l'appareil d'État s'est également affaiblie : la capitale Naypyidaw est le centre des manifestations, et la ville où l'on déplore le premier mort. Au sein de la police des actes de désobéissance se font jour. Certains officiers ont refusé d'obéir aux ordres des militaires et rejoint la « résistance », s'il faut l'appeler ainsi. Enfin, certains tycoons ont pris leurs distances avec l'armée et mis leurs affaires en conformité avec les normes internationales pour éviter tout risque réputationnel. C'était nécessaire pour lever des fonds auprès des marchés internationaux et des organisations multilatérales.

Ce qui s'est passé le 1er février était-il un coup d'État ? On peut répondre par l'affirmative, comme l'on fait les autorités françaises, car les institutions existantes ont été renversées et remplacées par d'autres. Quelles en sont les causes ? Il y a d'abord une dimension personnelle : le 3 juillet, le commandant-en-chef, le général Min Aung Hlaing, aura atteint la limite d'âge de 65 ans pour l'exercice de ses fonctions ; or le gouvernement civil ne lui avait pas fait d'ouverture pour la suite. Certains militaires envisageaient eux aussi de l'écarter. Enfin, il pouvait craindre d'avoir à répondre de ses actes devant la justice internationale (exemple : la Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale bien que la Birmanie ne soit pas État partie au traité de Rome).

La conviction d'une fraude systémique, sous la forme d'une ingérence euro-américaine, était réelle au sein de l'armée. Elle était sans doute entretenue par l'entourage du commandant-en-chef qui n'a pas anticipé l'effondrement du parti de l'armée. Lorsqu'on ne dit pas la vérité au « prince », il est d'autant plus difficile de reconnaître après coup que l'on s'est trompé.

Enfin, l'armée vit dans un monde séparé du monde civil, avec des interactions très limitées. On se marie au sein de l'armée, et l'on y est moins ouvert au monde. L'armée a surtout la conviction d'être le seul point d'équilibre de la Nation, le garant de l'unité nationale. Elle a élaboré elle-même une Constitution en vertu de sa vision d'une démocratie « disciplinée », pour reprendre un terme fréquemment employé.

La prise du pouvoir s'est faite simplement : tous les dirigeants étaient à Naypyidaw pour passer des tests Covid avant d'entrer au Parlement. Tous les instruments de sécurité étaient concentrés dans les mains d'un seul homme. De plus, ni la classe politique ni les ONG ne croyaient à un coup d'État ; elles n'avaient donc pas élaboré de scénario d'entrée en résistance. Il n'y avait, en effet, que des raisons objectives de ne pas tenter un coup d'État : absence de soutien international, difficultés de gestion à prévoir en matière de santé publique, confirmées par les manifestations en cours, difficultés économiques et difficultés juridiques.

Le nouveau régime s'est efforcé de répondre sur chacun de ces points, en insistant sur la légalité constitutionnelle du coup d'État et sur les blocages dont le gouvernement d'Aung San Suu Kyi était à l'origine. Il a promis des négociations avec l'Arakan Army alors qu'Internet a été rétabli dans cet État. Il annonce une réouverture des écoles et universités fermées depuis un an et des lieux de culte fermés depuis le 20 mars 2020. Enfin, il ouvre les hôpitaux militaires aux civils.

Les militaires annoncent leur intention d'organiser des élections après un an d'état d'urgence. Le transfert du pouvoir du vice-président au commandant-en-chef est anticonstitutionnel, car il n'y a pas d'empêchement au sens légal qui le motive. On a créé une administration exécutive qui n'existe pas dans la Constitution. Le « Conseil administratif d'État » (SAC) mis en place n'a aucune existence constitutionnelle. La commission électorale a été reconstituée, la Cour suprême recomposée. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont concentrés dans les mains d'un seul homme. Enfin, le Président de la République est dépossédé de tous ses attributs constitutionnels.

Les élections générales susceptibles d'être organisées après un an d'état d'urgence ont pour objet non affiché que le Président de la République désigné par le Parlement soit probablement le commandant-en-chef. En tenant compte des deux mandats que le Président peut effectuer, cela revient à configurer les institutions jusqu'en 2032.

L'objectif politique est de rendre impossible un retour de la LND au pouvoir. Des mesures judiciaires s'esquissent pour rendre incapables les autorités et délégitimer la LND en alléguant des liens avec des pays occidentaux ou des faits de corruption.

Comment la résistance s'organise-t-elle ? Il y a dans la rue des militants de la LND, beaucoup de fonctionnaires, de très jeunes gens, beaucoup de personnalités du secteur privé, et l'on commence à y voir des moines et des nonnes. Aujourd'hui même, l'une des principales autorités morales de la Birmanie a demandé que le Gouvernement soit représentatif de la volonté du peuple, ce qui est une critique directe des autorités de fait.

Face à cela, les résistants sont présentés comme fauteurs de trouble : des provocateurs s'insinuent dans les cortèges, les comportements de résistance sont judiciarisés, on tire prétexte des mesures anti-Covid pour restreindre les rassemblements. Le recours à la force s'inscrit dans une logique d'escalade : la police a été relayée par l'armée, les barrages ont cédé la place aux canons à eau, les balles en caoutchouc aux balles réelles. La bataille se joue plus désormais sur les réseaux sociaux plus encore que dans la rue, Internet ayant été rétabli depuis quelques jours.

Quelles sont les solutions ? Aucune sortie de crise n'est concevable probablement sans le général Min Aung Hlaing ni Aung San Suu Kyi mais, malgré les messages adressés par la communauté internationale, aucune médiation n'a été entreprise.

Quelles sont les conséquences pour la France ? Cette crise nous contraindra à repenser nos relations politiques, y compris la diplomatie parlementaire, économique et de solidarité avec la Birmanie. Le dossier birman s'installera à nouveau dans nos relations avec l'Asean et les pays d'Asie en général. L'Asean prend ses décisions par consensus, ce qui pèsera dans la manière dont nous obtiendrons son soutien dans notre politique indopacifique.

Cela pèse également sur nos entreprises, car l'ensemble de la relation bilatérale va se politiser. La simple menace de sanctions influera sur le comportement des acteurs. Le coup d'État survient dans un contexte déjà difficile lié au Covid. Il y a moins de 800 Français en Birmanie, et ce nombre, ainsi que celui des entreprises françaises, est appelé à se réduire. Deux secteurs de l'économie birmane en fort développement seront fragilisés : le tourisme et l'hôtellerie, mais aussi les investissements industriels. Alors que se recomposent les délocalisations au sein de l'espace asiatique, ce coup de frein pèsera sur la modernisation du pays.

Enfin, ce coup d'État fragilise aussi nos compatriotes sur le plan psychologique, même s'ils ne sont pas directement menacés. Ils ont le sentiment de revenir dix ans en arrière. Alors que, depuis deux ans, les perspectives étaient favorables, tout est remis en cause. L'incertitude est forte, à court terme, sur les politiques publiques de la France, de l'Union européenne et des bailleurs internationaux que sont la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement ou le FMI, dont ce pays a grand besoin.

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