Intervention de Jean-Pierre Plancade

Réunion du 4 décembre 2006 à 15h30
Loi de finances pour 2007 — Défense

Photo de Jean-Pierre PlancadeJean-Pierre Plancade :

Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, le récent conflit qui a opposé Israël au Hezbollah libanais a mis en lumière, une fois de plus, la difficulté de conduire une guerre où les affrontements sont inégaux, où les enjeux ont pris de nouvelles formes et où les fins et les moyens sont différents.

Dans l'histoire contemporaine, la chute du mur de Berlin a marqué la fin d'une époque, celle de la logique d'affrontement des blocs, et a fait naître l'idée selon laquelle nous pourrions peut-être parvenir à organiser une forme de paix équilibrée par la réduction de la course aux armements, par le refus de s'engager dans des conflits de très haute intensité et par la maîtrise de la non-prolifération des armes, notamment nucléaires, à telle enseigne, d'ailleurs, que d'aucuns ont pu évoquer ou même voulu croire à « la fin de l'histoire » et à celle des guerres telles que nous les avions vécues jusque-là.

Depuis, malheureusement, bien d'autres conflits ont éclaté, en particulier en Tchétchénie et au Liberia. Mais c'est l'attaque contre les tours du World Trade Center à New York qui a provoqué un véritable choc : le monde entier a réalisé que les conflits ne seraient plus tout à fait comme avant ; par voie de conséquence, les pays démocratiques se sont vus contraints de relever ce nouveau défi.

Nous sommes alors entrés dans une ère nouvelle. Les formes de guerres et la façon de les mener ont été largement modifiées. Par rapport aux menaces actuelles, nos armées ont dû s'adapter, pour les définir, les identifier, les répertorier, les localiser et réfléchir aux moyens d'y faire face.

Le constat n'est pas sans intérêt, mais fait ressortir une dualité terrifiante. D'un côté, les armes sont de plus en plus sophistiquées et de plus en plus précises : l'idée majeure est que, en touchant le centre et le coeur, les armées font un minimum de dégâts, obtiennent un maximum d'efficacité, mais aussi, ce qui est ô combien honorable, préservent la vie, même dans la guerre. De l'autre côté, ou plutôt face à cela, c'est la barbarie humaine qui perdure et, même, qui se développe : je citerai, entre autres ignominies, les kamikazes, les enfants soldats et les machettes rwandaises.

Bref, à l'arsenal technologique dont disposent les démocraties occidentales, s'opposent des femmes, des enfants, des hommes, qui ne sont pas ou plus tout à fait des militaires, mais qui s'appellent eux-mêmes « combattants ».

Prenons l'exemple de ce qui se passe en Irak : chaque jour, des dizaines de civils sont tués par ces combattants ; tant l'armée américaine suréquipée que les forces britanniques ou irakiennes ne parviennent pas à maîtriser la situation, car la confusion entre civils et militaires est devenue la stratégie militaire des combattants. C'est d'ailleurs la même stratégie qui est utilisée par Al-Qaida en Irak et en Afghanistan, par le Hamas en Palestine ou, encore, par le Hezbollah au Liban. Ce dernier est allé encore plus loin dans cette stratégie de la confusion : il n'a pas hésité pas à prendre en otage la population civile libanaise et à la transformer en bouclier humain : par ce biais, une armée régulière, quelle qu'elle soit, ne peut pas ne pas faire de victimes civiles.

Le dernier conflit libanais appelle un autre constat, qui fait ressortir une triple « asymétrie ».

Tout d'abord, l'« asymétrie » technique et matérielle tend maintenant à se réduire, le Hezbollah disposant d'un arsenal important, avec parfois des armes de dernière génération.

Ensuite, les nouvelles règles d'engagement ont créé une nouvelle asymétrie, que je qualifierai de « morale ». Aujourd'hui, les armées régulières sont tenues par le respect des conventions de Genève, notamment sur le droit international humanitaire. Chaque « dérapage » est donc immédiatement souligné et sanctionné par les médias, au point que la perception d'un conflit en est parfois complètement inversée. Le fait qu'une démocratie comme Israël, par exemple, utilise des bombes à sous-munitions et prenne le risque de toucher des populations civiles est évidemment inacceptable. Mais cela ne doit pas faire oublier le comportement du Hezbollah et, plus généralement, de tous ces « combattants », qui, depuis des années, ont pour unique cible des civils. Ne plus voir que les dérapages d'une armée régulière et oublier les horreurs des groupes terroristes, c'est là une dérive intellectuelle et, même, un retournement moral.

Enfin, c'est dans la motivation des belligérants que se situe la troisième asymétrie. Il y a probablement chez les militaires une perte de sens : alors qu'ils viennent construire la paix et aider à la reconstruction d'un État, ils se retrouvent face à des combattants animés par une idéologie mêlant politique et religion, et ne respectant pas les mêmes règles en termes d'intervention.

Après ces quelques remarques, je voudrais souligner l'origine particulière des conflits contemporains par rapport à ceux d'hier : alors que ces derniers naissaient de la puissance d'États concurrents, les conflits d'aujourd'hui et de demain sont et seront plutôt le fruit de la faiblesse des États. Ce constat appelle deux conséquences : d'une part, le terrorisme du troisième millénaire se nourrit de la faiblesse et de l'effondrement des structures étatiques ; d'autre part, ce qui est plus grave encore, le terrorisme précipite et aggrave encore davantage ce « recul » de l'État.

Aujourd'hui, à mon sens, un seuil a été franchi : le terrorisme n'est plus un phénomène sporadique de lutte armée politique, mais bien, comme l'a décrit le Conseil de sécurité de l'ONU dans sa résolution 1566, « l'une des plus graves menaces contre la paix et la sécurité internationales ». Autrement dit, le terrorisme est désormais une forme contemporaine de la guerre.

De plus, les guerres limitées touchent à leur fin. On sait quand un conflit commence, mais on ne sait plus ni où, ni quand, ni comment il se terminera. Les confrontations ne se font plus entre grandes puissances étatiques ; dès lors que l'État recule, la limite entre l'intérêt vital et l'intérêt secondaire est de moins en moins apparente.

Or, si je pousse le raisonnement jusqu'au bout, les guerres de demain n'ont aucune raison de ne pas être nucléaires. Le risque est grand que les nouvelles puissances nucléaires privilégient une « rationalité d'emploi » plutôt qu'une « rationalité de dissuasion ». Jusqu'à présent, malgré les crises, l'accession à l'arme atomique était sous-tendue par la garantie de non-emploi de cette même arme. Si cette logique semble déjà fragilisée dans le cas de l'Inde et du Pakistan, tout laisse croire que la Corée du Nord et l'Iran choisiront véritablement de s'inscrire dans une logique d'emploi.

Dès lors, la question de la modernité et de la fiabilité de la dissuasion doit être posée, car les principes sur lesquels celle-ci avait été fondée sont, de fait, remis en cause.

Tout d'abord, les déclarations de la Corée du Nord et de l'Iran laissent présager le pire.

Ensuite, avec l'élargissement du nombre d'États nucléaires, « la paix d'impuissance », chère à Raymond Aron, c'est-à-dire celle du nucléaire - du moins tant qu'il n'y a pas de prolifération -, est en passe de disparaître. À mon sens, il y a là un point de non-retour que nous sommes sur le point de franchir.

Malheureusement, il faut s'attendre à voir augmenter le nombre d'États souhaitant développer l'arme atomique. Le Japon et la Corée du Sud n'accepteront pas de rester démunis face à une Corée du Nord nucléarisée. De même, l'Égypte, l'Arabie saoudite et la Turquie se sentiront obligées de réagir face à la puissance de leur voisin iranien.

Enfin, si on ajoute à ce tableau la technologie des « bombes sales », le trafic de matières fissiles ou la filière d'informations sur les programmes nucléaires mise à jour à partir du Pakistan vers la Libye, en passant par l'Indonésie, on est obligé de constater que les conditions d'une accélération de la prolifération sont réunies et que la donne est en train de changer très rapidement.

C'est pourquoi, aujourd'hui, il me paraît important de faire également porter nos efforts sur la lutte contre la prolifération. En ce sens, la coopération internationale, et d'abord européenne, est plus que jamais essentielle. Mais, là aussi, nous sommes inquiets, surtout et peut-être davantage pour nos partenaires européens.

Madame la ministre, au vu de ces observations, ma question sera simple : le modèle d'armée 2015 répond-il à ces nouveaux enjeux ? Les orientations stratégiques et les choix d'investissement effectués depuis plusieurs années font-ils de notre outil militaire un instrument à la hauteur de notre politique et, surtout, de l'évolution des dangers de notre monde ? Je crains que ce ne soit pas le cas.

Les déclarations du chef d'état-major des armées, le général Jean-Louis Georgelin, vont d'ailleurs dans ce sens. Celui-ci a déclaré récemment à l'Assemblée nationale que, si le modèle d'armée 2015 avait été bâti en 2006, les choix opérés auraient sans doute été différents.

C'est une raison supplémentaire, pour le groupe socialiste, de ne pas voter le budget que vous nous proposez.

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