À partir de ces constats provisoires, les actions conduites en la matière sont-elles conformes à ce qu'il conviendrait de faire ?
Notre premier constat est que l'on ne peut pas encore vraiment parler de politique de prévention de la perte d'autonomie au sens de politique publique bien structurée. Le sujet n'est identifié que depuis une quinzaine d'années, depuis la période postérieure à la canicule de 2003. Le premier plan d'action à tenir compte du volet préventif est celui qu'a lancé en 2006 le ministre Philippe Bas, qui appréhendait déjà tous les problèmes du grand âge encore en débat aujourd'hui.
Le plan national d'action de la prévention de la perte d'autonomie de 2015 a été une autre étape essentielle. Précédé d'un travail d'expertise et de concertation sans précédent et inscrit dans le cadre dessiné par la loi d'adaptation de la société au vieillissement, il a constitué la première stratégie spécifiquement axée sur la prévention, sous forme de fiches action à l'attention des acteurs de terrain, notamment les nouvelles conférences des financeurs créée par la loi ASV.
L'actuelle stratégie Vieillir en bonne santé, présentée en janvier 2020, a affiché un caractère en apparence plus transversal, puisqu'elle a été présentée conjointement par la ministre de la santé Agnès Buzyn et le ministre du logement Julien Denormandie, mais elle est plus modeste dans son périmètre. Elle mise sur un plus grand ciblage de l'action publique. D'une part, en resserrant les rendez-vous de prévention au moment du passage à la retraite, qui sont proposés à un public choisi sur critère d'éloignement des soins. D'autre part, en tablant sur le développement du repérage de la fragilité au moyen des outils repérés par le rapport Libault.
Celui sur lequel les pouvoirs publics fondent le plus d'espoirs est l'outil Icope - pour integrated care for older people, mais I cope veut aussi dire en anglais j'y arrive, ou je fais face - déployé au sein du gérontopôle de Toulouse par le Pr. Bruno Vellas. Il s'agit à l'origine d'un programme conçu par l'OMS à partir de nombreuses publications scientifiques, qui prétend avoir identifié les six fonctions essentielles du maintien en autonomie : la mobilité, la mémoire, la vue, l'audition, la santé psychique et la nutrition. Sur cette base, une grille d'évaluation gériatrique et un outil numérique ont été élaboré, qui peuvent être utilisés par toute personne, des professionnels du médico-social aux agents de La Poste, en passant par les seniors eux-mêmes. Ceux-ci peuvent ainsi alimenter une application, qui communique avec le Gérontopôle, lequel organise, le cas échéant, la prise en charge adaptée.
La dernière stratégie en date s'appuie sur un ensemble d'acteurs dont les missions se sont précisées au fil du temps. Chacun mène une action utile dans son domaine de compétence : les départements évaluent les personnes et établissent des plans d'aide personnalisés, la caisse nationale d'assurance vieillesse et les autres caisses, en interrégime, fournissent des aides individuelles et collectives, la Cnam finance des rendez-vous de surveillance et des expérimentations de coordination des acteurs de soins, telle la démarche Paerpa, la CNSA alloue des concours aux départements pour financer les actions soutenues par les conférences des financeurs, l'agence nationale de l'habitat finance l'adaptation des logements, etc.
Le principal reproche que l'on peut faire à ces actions est, en première analyse, leur absence de coordination et, surtout, à ce stade, leur manque d'ambition : la part qu'occupe l'action sociale dans le budget de la Cnav ne cesse de diminuer depuis vingt ans, la part qu'occupe l'adaptation des logements dans le budget de l'Anah diminue depuis cinq ans au profit des aides à la rénovation énergétique... Il manque à ces actions l'ampleur qu'appellent les projections démographiques.
Notre analyse repose donc sur le constat des progrès récents, qui sont réels, pour fonder un petit nombre de propositions politiques fortes.
Premièrement, les bons outils faisant les bons ouvriers, on ne saurait fournir aux personnes des solutions adaptées sans moyens modernes d'évaluation de leur situation.
Pour l'évaluation de la perte d'autonomie, l'outil principal est la grille AGGIR. Le rapport de notre ancien collègue Alain Vasselle sur le cinquième risque soulignait déjà, en 2008 ( !), ses limites : ignorance de l'environnement de la personne, frontières floues entre les GIR, absence de reproductibilité entre les utilisateurs, mauvaise prise en compte des démences... Tandis que les outils anglo-saxons que sont les grilles SMAF ou RAI restent cités en exemple, les caisses de retraite ont développé leur propre outil d'évaluation pour les GIR 5 et 6, la grille Fragire ; la démarche Icope en promeut un autre ; si bien que l'évaluation multidimensionnelle instaurée par la loi ASV pour faire consensus a en réalité plutôt conduit la CNSA à ajouter un référentiel de plus sur le marché, dont l'utilisation varie d'ailleurs selon les départements.
Nous proposons donc que la CNSA mette de l'ordre dans les outils d'évaluation dans un délai raisonnable. Mieux : à présent que la CNSA gère la branche chargée du risque de perte d'autonomie, c'est une prestation universelle personnalisée évolutive et estompant les frontières entre les GIR qu'il reviendra à terme aux départements de servir aux personnes, en fonction de leurs besoins.
Deuxième chantier à entreprendre : mieux organiser le dépistage des risques. Le Haut conseil de la santé publique recommande des temps de prévention à trois âges clés : 45 ans, pour les risques de problèmes cardio-vasculaires ; 60-65 ans, pour encourager le maintien d'activités stimulantes et le lien social ; et 75 ans, pour insister sur l'activité physique.
S'agissant du premier rendez-vous, vers 45 ans, nous pensons que le système actuel de médecine de ville et de médecine du travail devrait suffire à assurer la surveillance médicale à cet âge - sous réserve d'engager les réformes que notre commission a déjà appelées de ses voeux. Les Britanniques ont fait le choix en 2008 d'imposer aux collectivités l'organisation de bilans de santé à partir de 40 ans. Les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes pour un dispositif assez coûteux, et le ciblage du dispositif est envisagé depuis 2019.
Le Gouvernement mise, dans le cadre du plan Vieillir en bonne santé, avec l'appui de la CNAM et de la CNAV, sur les rendez-vous de prévention à 65 ans, ciblés sur les personnes à la retraite depuis six à douze mois et remplissant un critère d'éloignement des soins tel que l'absence de complémentaire santé, de déclaration d'un médecin traitant, ou l'absence de consultation d'un généraliste dans les douze mois précédant la retraite.
Il nous semble intéressant de systématiser les visites à domicile à partir de 70-75 ans, comme le proposait déjà le rapport Broussy de 2013. Les pays scandinaves ont en la matière montré l'exemple. Au Danemark, où nous nous sommes rendus... en visioconférence, ces visites à domicile sont obligatoires chaque année, sauf opposition de la personne, depuis 1998. Elles visaient jusqu'en 2016 les plus de 75 ans ; le seuil a été porté à 80 ans en raison de l'amélioration de l'état de santé général de la population. De telles visites peuvent très bien être faites par des infirmiers, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes et/ou des psychologues, afin de faire un diagnostic complet des besoins de la personne.
Cela supposerait de renforcer nos moyens humains car, pour l'heure, nous n'apparaissons qu'à la 29e place mondiale en nombre d'ergothérapeutes pour 10 000 habitants, loin derrière les pays scandinaves, Malte ou encore la Slovénie : le Danemark en compte 22, et la France 2.