Intervention de Henri Cabanel

Commission des affaires économiques — Réunion du 17 mars 2021 à 8h35
Moyens mis en oeuvre par l'état en matière de prévention d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en situation de détresse — Présentation du rapport d'information

Photo de Henri CabanelHenri Cabanel, rapporteur :

Avant d'entamer la présentation plus technique qui m'a été confiée, je souhaite vous dire combien il est primordial pour moi que la commission des affaires économiques nous ait suivis, à la fois dans la méthode qui consistait à donner la parole aux agriculteurs, et dans les objectifs, qui visaient à redonner confiance aux agriculteurs en leur signifiant que nous agissions concrètement en leur faveur.

Nos travaux aboutissent à des constatations claires concernant le manque de revenu comme une des causes du suicide des agriculteurs : c'était l'objectif initial de ma proposition de loi qui citait les causes multiples du mal-être en agriculture, mais pointait comme élément central le manque de revenus. En 2019, tout le monde n'en était pas convaincu, mais cela a été avéré par le terrain. Poser ce postulat est une action qui va rassurer les agriculteurs.

Je ne vous le cache pas, comme vient de vous le dire Françoise Férat, nous sommes aujourd'hui très émus car je suis pour ma part engagé depuis 2019 auprès des agriculteurs à aller jusqu'au bout. J'estime que la soixantaine de préconisations colle à la réalité. Nous avons été bouleversés par les témoignages, à la fois des familles, des amis et des voisins. Je voudrais ici les remercier de leur confiance et du courage qu'ils ont eu ; ce n'était pas simple pour eux de se dévoiler comme ils l'ont fait. Merci également à tous les collègues de vos efforts sur les territoires pour nous permettre de recueillir autant de témoignages.

En tant que paysan moi-même, j'ai ressenti l'esprit de corps de cette filière, l'humilité, le courage, mais aussi la passion qui pousse à se surpasser et qui parfois pousse au bout, à bout. Je veux remercier la présidente Sophie Primas, qui nous a accordé sa confiance, mais qui a aussi suivi notre travail de très près, en participant notamment à notre première visite dans le Morbihan. Mes remerciements vont aussi à Françoise Férat pour son engagement, son écoute et son énergie. J'ai beaucoup apprécié la bonne entente qui a régné entre nous sur ce sujet aussi grave.

Bien entendu, il serait erroné de croire qu'aucun dispositif de soutien ou d'accompagnement des agriculteurs en difficultés n'existait jusqu'à présent. En réalité, il y a même bien plus d'aides en vigueur que ne le savent la majorité des acteurs du monde agricole que nous avons entendus. Seulement, ces aides sont souvent très peu connues, ou alors mal calibrées et inaccessibles. Notre rapport en dresse toutefois la liste et en analyse les points forts et les points faibles ; nous y reviendrons.

Au-delà de la meilleure compréhension du phénomène, nous avons eu un objectif constant lors de nos travaux : améliorer les outils existants, et si besoin en inventer de nouveaux, afin d'identifier le plus tôt possible les agriculteurs en détresse, de mieux les accompagner, et de soutenir leurs familles.

L'acteur principal en la matière est, sans surprise, la Mutualité sociale agricole (MSA). Cette dernière propose différents services afin d'aider un agriculteur à surmonter ses difficultés. Elle a par exemple mis en place un numéro de téléphone, Agri'écoute, pouvant normalement être joignable 24h/24 et 7 jours sur 7, et qui a été appelé près de 4 000 fois en 2020.

Si l'initiative est louable, elle présente aujourd'hui de nombreuses limites : les interlocuteurs d'Agri'écoute ne peuvent pas prendre ni relayer les témoignages des tiers, qui sont pourtant les premiers lanceurs d'alerte ; aucune analyse de sa notoriété auprès des agriculteurs n'est réalisée ; les appelants ne se voient pas assez souvent proposer un accompagnement, ou des entretiens de suivi ; les délais d'attente sont parfois anormalement longs. Nous formulons donc 6 recommandations très concrètes afin de muscler ce dispositif et de le rendre réellement efficace.

La MSA agit également au travers de ses cellules de prévention pluridisciplinaires, qui mêlent des travailleurs sociaux et des médecins et qui interviennent lorsque des cas leur sont signalés par les acteurs du monde agricole. N'oublions pas non plus les ateliers de prise de parole que la MSA organise et, bien sûr, le fait qu'elle peut agir pour échelonner le paiement des cotisations sociales en cas de difficultés financières. Plusieurs propositions d'amélioration sont mentionnées dans le rapport qui visent à pallier les limites de ces dispositifs que nous avons constatées, et qui peuvent être rapidement mises en oeuvre.

Pour n'en citer que quelques-unes : nous proposons que soit instauré un seuil d'impayé de cotisations au-delà duquel le service recouvrement de la MSA doit transmettre automatiquement le dossier au service de santé. Nous recommandons également une hausse de la durée maximale des échéanciers de paiement de la MSA, afin d'amoindrir le poids des difficultés financières.

De façon générale, force est de constater que l'action de la MSA souffre d'un handicap majeur, compte tenu de sa position de créancière. Malgré l'engagement réel des travailleurs sociaux et des médecins de la MSA, nous avons pu sentir un réel sentiment de défiance, quand ce n'était pas de la colère vive, de la part des agriculteurs ayant rencontré d'importantes difficultés financières... En cas de détresse, un agriculteur, comme tout un chacun, ne demande pas de l'aide à l'organisme qu'il juge responsable, à tort ou à raison, de sa situation !

Face à ce constat, l'État a mis en place depuis 2018 des cellules départementales d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en difficultés, sous l'égide du préfet mais bien souvent gérées par la chambre d'agriculture locale. Ces cellules présentent un grand mérite. Elles réunissent autour de la table l'ensemble des acteurs du monde agricole : les institutionnels, comme la MSA ou la direction départementale des territoires (DDT), mais aussi les banques, mais pas toujours, les coopératives, les centres de gestion, etc., pour étudier les cas qui leur sont signalés d'exploitants en difficultés financières.

Ces cellules sont fort utiles, notamment car elles inspirent confiance et réunissent les différents créanciers. Elles gagneraient donc à devenir les véritables clefs de voûte du soutien aux agriculteurs en détresse, sous réserve qu'elles ne soient pas compétentes uniquement pour les problématiques économiques. Nous formulons plusieurs recommandations opérationnelles en ce sens, visant à renforcer la formation de leurs membres à la détection des symptômes de détresse, à élargir le champ de compétence des cellules, à accroître leur notoriété. Un travail de coordination entre la MSA et ces cellules doit par ailleurs être réalisé ; les deux cellules existent aujourd'hui mais ne se parlent pas systématiquement ! Plusieurs pistes sont esquissées dans le rapport.

Surtout, nous avons pu constater que les situations difficiles se résolvaient de façon plus fluide et plus rapide lorsqu'un référent « difficultés » était clairement identifié dans le département. Qu'elle appartienne à la chambre d'agriculture ou à une autre structure, « une tête doit émerger », si j'ose dire, d'entre ces acteurs.

Nous proposons donc une évolution du fonctionnement des cellules départementales : elles doivent regrouper un maximum de professions en contact avec les agriculteurs et nommer en leur sein un référent unique, bien identifié, qui pourra être par exemple un membre de la chambre d'agriculture ou un vétérinaire.

Parmi les acteurs institutionnels incontournables figurent également, bien entendu, les chambres d'agriculture. Ces dernières multiplient les initiatives de soutien, allant des formations aux visites sur place en cas de difficultés, en passant par l'accompagnement à la reconversion professionnelle.

Les acteurs institutionnels ont agi, à leur niveau. L'État commence seulement à le faire. Mais certaines associations du milieu agricole n'ont en revanche pas attendu l'action de l'État pour agir. Je pense bien entendu à Solidarité Paysans, dont les bénévoles réalisent un impressionnant travail de soutien et d'accompagnement des exploitants, notamment face à leurs créanciers ou pour les aiguiller dans le maquis des aides. Je pense également à d'autres structures, plus confidentielles, comme une association que nous avons rencontrée réunissant les agricultrices et conjointes d'agriculteurs afin de permettre la prise de parole et de favoriser l'écoute et l'entraide.

Je pense aussi aux autres initiatives qui ne sont pas à proprement parler des associations. En Saône-et-Loire, par exemple, l'observatoire Amarok mesure régulièrement la santé au travail des agriculteurs et a créé un ensemble d'indicateurs devant permettre d'identifier le plus tôt possible des symptômes d'épuisement professionnel. Nous pensons que cet outil devrait être expérimenté dans les départements les plus affectés par le suicide d'agriculteurs.

Vous le voyez, la cause ne manque pas de volontaires.

S'ajoute à ces actions de soutien menées par des acteurs agricoles bien identifiés un maquis d'aides et de dispositifs qui coexistent, souvent dans l'attente de leur public...

Il serait en effet injuste de considérer que rien n'existe pour venir en aide à un agriculteur affrontant des difficultés, notamment financières. Seulement, de l'aveu même des acteurs agricoles que nous avons interrogés, ces outils restent trop peu connus. C'est le cas par exemple du RSA : si cette aide ne peut évidemment représenter une source pérenne de revenus, il est frappant de constater que seuls 3,7 % des exploitants agricoles y avaient recours en 2017 alors que 19 % des agriculteurs n'avaient aucun revenu, voire ont été déficitaires... Ces chiffres peuvent s'expliquer par le choix délibéré de ne pas demander le RSA ; mais aussi et surtout par le fait que très peu de nos interlocuteurs savaient qu'ils y étaient éligibles.

D'autres aides, par ailleurs, si elles sont plutôt bien identifiées par les organismes agricoles, présentent des limites trop importantes pour être utiles aux agriculteurs. C'est le cas de l'aide à la relance de l'exploitation agricole, l'AREA, anciennement dénommée Agridiff. Alors qu'elle doit permettre de financer un audit de l'exploitation puis de mettre en place un plan de restructuration des engagements de l'exploitant, ses conditions d'accès sont trop strictes pour être efficaces. Elle repose par exemple sur des critères comptables ; or les exploitants en grandes difficultés ne tiennent bien souvent plus de comptabilité ; ces critères sont en outre fixés à des niveaux jugés trop élevés, donc trop restrictifs. Et quand une exploitation remplit les critères, comme par exemple celui de l'endettement, elle n'est bien souvent plus viable et est donc exclue de l'aide, ce qui est le monde à l'envers ! Dans certains départements, deux tiers des demandes sont ainsi rejetées en raison de la rigidité de ces critères. Résultat : chaque année ses crédits sont redéployés pour financer d'autres actions... Nous formulons dans le rapport plusieurs recommandations concrètes afin d'assurer la montée en charge de cette aide.

Nous venons de le voir, il existe des aides à l'efficacité encore trop limitée, que nous proposons de réformer. Il existe aussi des initiatives locales que nous proposons de consolider et de généraliser.

Mais nous avons également identifié plusieurs angles morts de la politique de soutien au monde agricole ; plusieurs aspects qui ne sont pas encore traités, et qui sont pourtant revenus avec constance dans les témoignages. À chaque fois, nous avons souhaité émettre des propositions opérationnelles, afin que ces aspects soient pris en compte sans plus tarder. Trop de temps a déjà été perdu.

Premièrement, nous proposons plusieurs mesures afin de mieux anticiper les difficultés et de mieux les résoudre. Figurent ainsi dans le rapport des propositions pour améliorer concrètement les conditions de travail des agriculteurs, en réduisant notamment la pénibilité de certaines tâches agricoles en favorisant des investissements anodins mais concrets et utiles comme des caméras pour surveiller les vêlages à distances, par exemple, ou en les libérant d'une partie du fardeau administratif. La simplification est un impératif !

Nous pensons par ailleurs que la possibilité de souffler ou de s'arrêter pour des raisons de santé, ou à la suite d'un accident, doit être au coeur des préoccupations des pouvoirs publics, alors que le volume horaire de travail des agriculteurs est supérieur de 65 % à la moyenne en France. Les services de remplacement remplissent cette fonction et 33 000 exploitants en ont bénéficié l'an dernier. Pour autant leur coût peut être un frein important lorsque les difficultés se sont accumulées. Faute de solution, l'exploitation poursuit son activité, même en cas de gros « coup dur ». Il conviendrait donc qu'en cas d'arrêt maladie, le remplacement de l'agriculteur puisse être davantage garanti, notamment par une meilleure prise en charge de la MSA. De même, le crédit d'impôt pour l'aide au remplacement, menacé de disparition, doit être consolidé.

Il nous semble également nécessaire d'intégrer aux programmes de la formation initiale agricole des modules sur l'importance, le contenu et la fréquence des tâches administratives. Trop souvent en effet, nos jeunes se lancent dans l'aventure agricole en n'ayant qu'une connaissance très limitée de cet aspect du métier, pourtant de plus en plus chronophage.

Dans l'optique, cette fois-ci, de mieux accompagner les agriculteurs identifiés en difficultés, nous recommandons de renforcer la communication autour des aides existantes ; plusieurs propositions dans le rapport proposent une déclinaison opérationnelle de cet objectif. Nous avons par ailleurs constaté qu'il existait encore un fort tabou autour de la question de la reconversion professionnelle. Dans bien des cas, la décision d'arrêter est inenvisageable. Cette situation est vécue comme un drame ou un échec personnel. Pourtant, elle peut, parfois, être la solution. Plusieurs témoins nous ont fait part de leur contentement après avoir su tourner la page. Nous avons acquis la conviction que cette reconversion doit être dédramatisée et que cela passera par un travail de communication et de pédagogie, réalisé par exemple par les sentinelles qui sont au contact des agriculteurs quotidiennement, et par un renforcement de l'accompagnement de l'agriculteur dans la construction de son nouveau projet professionnel, tout en lui garantissant une sécurité financière.

Nous avons également fait le choix de consacrer une partie du rapport à l'accompagnement des familles endeuillées, souvent laissées seules dans leur chagrin. Un accompagnement psychologique devrait ainsi être systématisé, des formations à la gestion d'une exploitation pour le conjoint survivant devraient être prévues, et le coût des services de remplacement gagnerait à être revu à la baisse. Ces différents outils pourraient être pilotés par la cellule préfectorale dont nous avons parlé plus haut.

Nous souhaitons terminer notre propos par un appel qui nous semble central, fondamental. Il est le fruit d'une unanimité des témoignages que nous avons reçus : il est urgent de ré-humaniser les procédures et les démarches qui touchent le monde agricole. Nous avons entendu tant de récits faisant état d'appels non décrochés, de courriers laissés sans réponse, de courriers de rappel ou de mises en demeure sans aucun contact humain, aucun échange, durant des mois ! La machine administrative, parfois froide et implacable, peut contribuer à broyer l'individu qui souffre déjà d'une grande détresse... Nous avons donc souhaité proposer des mesures afin de replacer l'humain au coeur de ces procédures et de multiplier les contacts. Toute porte de sortie, toute main tendue, commence par un échange entre personnes. Lorsque l'agriculteur a face à lui un mur technico-administratif froid et distant, comment voulez-vous qu'il reprenne confiance, qu'il signale ses difficultés ? Comment peut-il faire autrement que s'enfermer dans un cercle vicieux ?

Nous pensons par exemple qu'après une deuxième relance pour impayés de cotisations et en cas d'absence persistante de réponse de l'exploitant, une visite sur place d'un agent de la MSA devrait être organisée ; nous proposons également qu'un contact direct figure dans les courriers de la MSA et que celle-ci tende vers un objectif de réponse aux demandes sous 48 heures.

Nous recommandons également de dédramatiser les enjeux des procédures collectives, en délocalisant par exemple les réunions et audiences en dehors des murs du tribunal judiciaire. Patienter aux côtés d'individus soupçonnés de crimes et délits participe en effet au sentiment de culpabilité et d'échec que ressentent déjà bien souvent les agriculteurs en procédure collective. Il nous semble également nécessaire que l'accès à la formation professionnelle ne soit pas coupé dès lors qu'un agriculteur est en redressement ou en sauvegarde judiciaire, puisque cette formation est précisément un moyen pour lui d'accroître encore ses compétences, voire de se former à un nouveau métier.

Nous espérons que ces pistes, et les autres développées dans le rapport, permettront de réinjecter du contact humain dans des rouages administratifs aujourd'hui trop froids. Plus largement, nous formulons le voeu, modeste, que ce rapport contribue à améliorer le quotidien de tous ceux qui exercent le métier dévoué et engagé de nous nourrir.

Cela passe par une véritable bataille de communication sur l'avenir de notre agriculture. Sur la chance que nous avons d'avoir des agriculteurs engagés sur nos territoires pour nous nourrir. À cet égard, le rapport propose également que l'avenir de l'agriculture française soit faite grande cause nationale. Cela serait un symbole de reconnaissance très fort et permettrait surtout d'avoir accès à des spots pour mieux communiquer auprès du grand public sur la réalité de notre agriculture.

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