Je commence par vous remercier de considérer que ce je peux vous dire a quelque intérêt pour vos réflexions. Par ailleurs, je parle ici en mon nom personnel et en aucun cas au nom de la Banque de France.
La précarité de l'emploi, dans nos approches d'économistes, correspond à la somme des emplois qui ne sont pas à durée indéterminée. Généralement, on parle d'emplois précaires en sommant les emplois en contrat à durée déterminée (CDD), les emplois intérimaires, ainsi que certains types d'emplois comme les contrats d'apprentissage, etc. C'est à cette définition que je me référerai par la suite, après avoir noté une chose : elle est loin de donner une représentation quantitative et qualitative de la précarité vis-à-vis de l'emploi, car la première forme de précarité des personnes actives est d'être en situation de non-emploi alors qu'elles voudraient être employées. La situation de chômeur d'une personne active n'est pourtant pas considérée comme une forme d'emploi précaire. C'est une précision qu'il est utile de faire car la France se caractérise par un chômage massif. Je parle bien sûr de la situation prévalant avant la crise sanitaire. En 2019, sur les 36 pays de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), seuls 4 pays avaient un taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) supérieur au nôtre. C'est notre plus mauvaise performance. Parmi les pays qui font moins bien que la France figurent de grands voisins comme l'Espagne et l'Italie. Nous ne sommes pas ici pour parler du chômage et du coût du chômage, mais cette précision me semble importante lorsqu'on parle de précarité. Je crois qu'il vaut mieux être dans un emploi intérimaire qu'être chômeur quand on est actif. Ces différents degrés de précarité appellent ainsi à s'interroger sur la définition de l'emploi précaire.
Ensuite, parmi les personnes en emploi, les formes de précarité - au sens que j'évoquais tout à l'heure, c'est-à-dire les CDD, l'intérim et autres formes particulières d'emploi - sont très variées. Une personne en CDD embauchée pour neuf mois est en situation parfois plus sécurisée que certains contrats à durée indéterminée (CDI). Une personne en CDI peut être licenciée pour raisons économiques, mais pas en CDD. On appelle donc « précaire » une population très hétérogène, parmi laquelle on compte des personnes en contrat très court, en contrat court, et en contrat long avec une certaine visibilité sur la longueur de leur contrat - sauf évidemment en cas de faute professionnelle.
Tous ces éléments liminaires étant dits, les chiffres de l'emploi précaire sont en France assez élevés, par comparaison aux autres pays. Selon la base mobilisée, les chiffres varient pour des raisons de frontières (l'apprentissage et certaines formations ne sont pas toujours pris en compte). Mais les chiffres de l'OCDE ont connu un certain effort d'harmonisation. En 2019, 16,4 % de l'emploi était précaire en France. C'est nettement au-dessus de la moyenne de l'Union européenne (UE), qui est de 13,6 %, et des chiffres de la moitié des pays avancés. La moyenne des pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) est à 8,8 % : nous sommes quasiment au double. Notre grand voisin, l'Allemagne, est à 12 %. Certains pays voisins font cependant moins bien : l'Espagne (26,3 %) et les Pays-Bas (20,3 %).
Si l'on se reporte à cette photographie de l'année 2019, avec cette définition - parmi beaucoup d'autres - de l'emploi précaire, la France est donc mal classée. Elle a, de plus, connu une forte augmentation sur les dernières décennies. En 1990, la France comptait 10,5 % d'emplois précaires, l'OCDE 10 %, et l'UE 10,2 %. Nous sommes partis d'une situation équivalente à celle de ces grands blocs, avant de connaître une ascension plus forte de l'emploi précaire que les autres. Pourquoi ?
Quand on regarde « sous le capot » et qu'on essaye de s'interroger sur les formes d'emploi précaire, on voit qu'il y en a une par rapport à laquelle la France se distingue beaucoup des autres pays. Dans l'UE, la France est le deuxième pays, après la Belgique, pour le nombre d'emplois très courts, autrement dit de moins d'un mois. Ceux-ci représentent 2,5 % de l'emploi, alors que la zone euro ou l'UE se situent sensiblement en-dessous de 1 %. Sur cette forme d'emploi, qui constitue pourtant une part assez réduite de l'emploi précaire, on observe une différence considérable vis-à-vis d'autres pays. Cette forme de précarité est particulièrement dure et s'accompagne de conséquences lourdes. Dans beaucoup de cas, cela induit un accès plus difficile à l'emprunt bancaire, au logement, ainsi qu'un accès plus difficile et plus rare à la formation, comme cela a été montré statistiquement. Cela représente également un énorme coût pour l'assurance chômage.
Il est important de le souligner, car c'est en particulier cette situation très atypique concernant les emplois courts qui a inspiré la réforme de notre régime d'assurance chômage. Vous me direz qu'avec 1,5 point d'écart par rapport à l'UE ou la zone euro, on n'explique pas tout l'écart : c'est vrai. Le reste de l'écart, qu'on retrouve du côté du recours plus important au CDD (de plus d'un mois) et à l'intérim est, à mon sens, très largement expliqué par des rigueurs particulières qui peuvent exister dans le code du travail et en particulier dans la gestion procédurale des séparations, c'est-à-dire des procédures de licenciement.
La forte appétence pour les contrats très courts s'explique par des incitations assez fortes pour les entreprises et, parfois, pour les intéressés. Pour ces derniers, le calcul du salaire journalier de référence (SJR) présente des avantages : cela a été montré à plusieurs reprises. Et, du côté des entreprises, une bonne partie du coût est reporté sur l'assurance chômage et donc sur la collectivité. Cette très forte collusion d'intérêts peut expliquer le recours particulièrement élevé aux contrats courts.
Pour plus de détails sur les contrats courts, je vous renvoie aux très lisibles présentations effectuées au séminaire Emploi, organisé par le ministère de l'économie et des finances et le ministère de l'emploi, et que je copréside avec Jean-Emmanuel Ray. Nous avons consacré une séance spécifique aux contrats courts : toutes les données là-dessus sont disponibles sur internet.
Le recours aux contrats courts est très localisé dans certains secteurs d'activité : par exemple, la santé ou les arts et spectacles. Je ne les cite pas innocemment : ils ne font pas partie des sept secteurs retenus pour l'instauration d'un bonus-malus. Vous voyez où je veux en venir : la réforme de l'assurance chômage, dans son esprit (et je ne parle pas de son opportunité à l'heure de la crise sanitaire, qui est contestée par certains dont je ne suis pas loin de partager le point de vue), peut être considérée comme complètement légitime pour réduire les mauvaises incitations qui installent dans la précarité et rejettent sur la collectivité un coût important.
Ces mauvaises incitations concernent tant les salariés que les employeurs. Du côté des salariés, elles ont inspiré la révision du SJR, qui me paraît être une très bonne chose sur le fond. Certains s'offusquent que 800 000 personnes y perdent. Ce n'est pas parce qu'un avantage illégitime est procuré à 800 000 personnes que cela le rend légitime ! Donc oui, 800 000 personnes y perdront. Du côté des entreprises, un déséquilibre crève les yeux : la désincitation est complexe et peu effective - la pénalité n'est pas énorme - et elle est retardée d'une année, si bien que l'employeur est pénalisé l'année suivante, alors que le directeur des ressources humaines peut avoir changé entre temps... Enfin, la réforme ne concerne que sept secteurs ! Soit on reconnaît l'existence d'externalités négatives pour la collectivité dont il faut réinternaliser le coût, soit il faut changer de logique. En tout cas, un contrat court coûte cher pour la collectivité, quel que soit le secteur d'activité dans lequel il est pratiqué. L'approche en termes d'externalités de coût doit donc être universelle ou ne pas être. Cela donne lieu, sinon, à une iniquité insupportable.
Vous avez donc compris le fond de mon point de vue sur la lutte contre les incitations perverses au recours au contrat court et à l'enfermement de certains salariés dans des situations de précarité qui est visée par cette réforme. Il faut évidemment maintenir, à mon sens, la révision du calcul du SJR. Mais il faut totalement repenser le bonus-malus, voire envisager une autre voie. Je préconisais, avec d'autres, une voie beaucoup plus simple, avec effet immédiat et très compréhensible pour tout le monde : la dégressivité, avec l'ancienneté individuelle des salariés, du taux de contribution chômage-employeur. C'est très facile à concevoir.
Pourquoi le bonus-malus s'est-il imposé dans le débat ? Je crois qu'il y a derrière cela un petit mirage américain. Mais aux États-Unis, cette approche a été retenue à une époque où il n'y avait pas de gestion individuelle informatisée des fiches de paye. Ce décalage d'une année était donc totalement justifié par le fait que celles-ci se faisaient à la main, « à l'ancienne ». À l'âge du numérique, où la gestion est complètement informatisée, on n'a aucunement besoin d'avoir un décalage d'une année. La désincitation au recours aux contrats courts peut être immédiate. Je crois que la dégressivité du taux de contribution employeur peut constituer une solution. Elle pourrait éventuellement s'accompagner d'un remboursement de la partie non linéaire au cas où le CDD se transforme en CDI, de la même manière que l'employeur ne paie pas la prime de précarité d'un CDD lorsqu'il le transforme en CDI. Ce serait totalement concevable, d'autant plus que cela contribuerait à inciter à la « CDIsation » du CDD.
Avec cette réforme du bonus-malus, on est dans l'aberration. Je le dis très franchement : on comprend une certaine colère syndicale à la vision de ce déséquilibre. Le quantitatif joue, entre d'un côté 800 000 salariés qui vont perdre cette incitation, et de l'autre des entreprises qui sont traitées de façon très peu désincitative et partielle.