Intervention de Gilbert Cette

Mission d'information Lutte contre la précarisation et la paupérisation — Réunion du 23 mars 2021 à 14h30
Audition de M. Gilbert Cette professeur d'économie associé à la faculté de sciences économiques de l'université d'aix-marseille et adjoint au directeur général des études et des relations internationales de la banque de france

Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université Aix-Marseille :

Je suis très content que vous posiez cette question, car c'est un thème sur lequel l'éminent juriste Jacques Barthélémy et moi-même avons publié un ouvrage : Travailler au XXIème siècle : l'ubérisation de l'économie ? Nous finissons un nouvel ouvrage dont nous n'avons pas encore le titre, mais qui abordera le même sujet, et sera publié en septembre prochain.

Je suis obligé de vous démentir sur le point statistique. La part de l'emploi salarié est stable, voire progresse, dans 33 des 36 pays de l'OCDE : la part de l'emploi indépendant y diminue donc. Seuls trois pays voient cette part de l'emploi indépendant augmenter depuis les années 1980 : le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France. Chez cette dernière, l'augmentation a lieu depuis la création du statut d'auto-entrepreneur - désormais micro-entrepreneur. Elle n'est toutefois pas considérable : la part de l'emploi indépendant n'a progressé que de 1,5 point, alors qu'aux Pays-Bas et au Royaume-Uni elle a augmenté beaucoup plus fortement. Dans ces trois pays, on voit cette part augmenter - jusqu'à un niveau stable depuis quelques années - à la suite de transformations et de changements réglementaires, fiscaux et sociaux qui ont procuré un avantage financier à l'auto-entreprenariat. Aux Pays-Bas, le chiffre est important, au Royaume-Uni également.

Dans cette catégorie des auto-entrepreneurs, les emplois de plateformes représentent 100 000 personnes en France au sens large. Cela inclut les conducteurs de VTC, les livreurs, et les autres travailleurs des plateformes. Je voyais il y a trois jours une plateforme proposant des prestations de soin à domicile. Ces 100 000 personnes représentent environ 0,35 % de l'emploi en France : on est loin de chiffres astronomiques.

Néanmoins, un déséquilibre de droit existe dans la couverture sociale, dans le revenu minimum - il n'y a pas de SMIC - et dans les conditions de travail - il n'y a pas de durée du travail maximale. La séparation peut se faire par une simple déconnexion : le recours se fait devant le tribunal de commerce et pas aux prud'hommes, ce qui est défavorable aux travailleurs. Vous évoquiez aussi le risque financier : les travailleurs de plateforme amènent leur outil de travail, à la différence des salariés. Pourtant, quand on regarde plus attentivement, on voit que ces entrepreneurs veulent en majorité rester auto-entrepreneurs. Seule une minorité désire devenir salariée. Très souvent, le statut d'auto-entrepreneur constitue pour eux un accès à l'emploi. On a affaire à des gens qui viennent de Seine-Saint-Denis, du Val-d'Oise et qui, sinon, n'auraient pas eu cet accès.

Le déséquilibre de droits est toutefois choquant, sachant les bienfaits qu'a apportés à la collectivité le développement de ces activités. Les VTC ont permis de contourner le monopole des taxis qui, par le rationnement de l'offre, surtout les mois de fort tourisme, bridait l'activité économique. Il est difficile pour un Japonais qui ne sait pas lire le Français de comprendre un plan de métro... Les plateformes de VTC ont permis de contourner cette difficulté sans blocage violent et sans exercice du pouvoir de nuisance réel dont disposent les taxis.

Face au déséquilibre de droits, certains pays décident de ne rien faire. Selon l'appréciation du juge sur le degré de subordination du travailleur par rapport à la plateforme, celui-ci sera requalifié ou pas en salarié. Le juge, généralement, prend beaucoup en compte le contrôle qu'exerce la plateforme, les conditions d'exercice de la prestation par le travailleur indépendant et le possible pouvoir de sanction. Il examine des éléments de fait. Mais cela reste la « loterie », en France comme dans d'autres pays.

Des pays décident de salarier. C'est le cas de l'Allemagne, mais pas du Royaume-Uni, contrairement à ce que dit la presse. Ils ont là-bas été transformés en workers, catégorie intermédiaire entre le salarié et l'indépendant. Jacques Barthélémy et moi avons dit, au cours des dix dernières années, que la création d'une telle catégorie ne serait pas judicieuse. À la difficulté d'une frontière floue entre l'indépendant et le salarié, on substituerait deux frontières floues : entre l'indépendant et cette nouvelle catégorie de travailleur subordonné, et entre cette dernière et le salarié. Au lieu de les réduire, on amplifierait les difficultés.

Un rapport a été rédigé à la demande du Premier ministre par l'ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. Frouin. Rendu en décembre dernier, il propose de salarier ces travailleurs dans des entreprises intermédiaires, qui feraient ensuite du portage salarial pour les plateformes. Pour Jacques Barthélémy et moi, c'est une aberration totale. Cela induit une augmentation des coûts de 25 %. Et, encore une fois, on n'apporte pas de réponse appropriée puisqu'une majorité de ces personnes-là veulent rester indépendantes.

Très récemment, à la demande de la ministre du travail Élisabeth Borne, un rapport a été remis par Bruno Mettling, qui nous a auditionnés longuement et à plusieurs reprises. Il préconise la même chose que nous : pousser les partenaires sociaux à élaborer des normes protectrices pour ces travailleurs, dans tous les domaines où il existe un déséquilibre de protection, avec la menace que, s'ils n'y arrivent pas, les pouvoirs publics interviendront en édictant des normes réglementaires. Par exemple, on peut imaginer qu'au-delà d'un certain nombre d'heures, telle protection s'appliquerait, que la plateforme ne serait pas censée ignorer le nombre d'heures fait par son prestataire y compris par une autre plateforme, etc. Ce pourrait être des dispositifs lourds et réellement incitatifs.

Voilà où on en est. Des ordonnances seront peut-être signées au mois d'avril prochain dans ce domaine. Il est prévu ensuite que, sous le regard bienveillant mais attentif d'une autorité, les partenaires sociaux élaborent des normes en une année. Cette démarche me paraît très bonne : on cherche à pousser les partenaires sociaux, travailleurs et plateformes, à trouver des compromis gagnant-gagnant par eux-mêmes. Ceux-ci seraient adaptés au besoin de protection et au besoin d'efficacité économique. Il faut agir de cette façon, dans l'esprit des ordonnances travail de septembre 2017.

À mon sens, il aurait été dommage de ne pas tenter cette carte. On ne peut préjuger si cela fonctionnera ou pas. En tout cas, il est préconisé dans le rapport Mettling d'édicter des normes réglementaires si la négociation collective, bien conçue par ce rapport, n'aboutissait pas à des résultats positifs. Ce sera peut-être des normes conventionnelles, et ce sont les plus adaptées, car cela signifie que les parties sont d'accord avec ces normes. Avant de penser les normes réglementaires, il est bon de demander aux gens d'élaborer des compromis.

Jacques Barthélémy et moi n'y croyions plus : le rapport Frouin a été une douche froide en décembre, mais voir M. Mettling chargé de cette mission et rendre ce rapport a été une heureuse surprise. C'est une sortie par le haut. Si on y arrive - mais cela dépendra aussi des partenaires sociaux -, la France sera un pays exemplaire par rapport au déséquilibre actuel de droit entre le travailleur indépendant fortement subordonné et le salarié.

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