Intervention de Gilbert Cette

Mission d'information Lutte contre la précarisation et la paupérisation — Réunion du 23 mars 2021 à 14h30
Audition de M. Gilbert Cette professeur d'économie associé à la faculté de sciences économiques de l'université d'aix-marseille et adjoint au directeur général des études et des relations internationales de la banque de france

Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université Aix-Marseille :

L'idée du contrat unique est née dans la tête de certains économistes qui constatent l'existence des CDI et des CDD et qui veulent proposer d'introduire une continuité pour éviter une rupture brutale. Il faut vraiment être économiste pour imaginer des choses comme celle-ci. C'est stupéfiant ! C'est la négation même de droits fondamentaux.

Parmi ces droits, il y a le fait qu'à partir d'une certaine durée dans l'emploi, un licenciement ou une séparation doivent être motivés. L'employeur peut se séparer d'un salarié en CDI pendant 2 ou 3 mois, pendant une période d'essai. Mais à partir d'un certain seuil, il faut motiver la séparation. On n'enlèvera jamais cette discontinuité, et heureusement ! Cela relève des droits fondamentaux du travailleur. On ne peut atténuer cette discontinuité. Quand le chef d'entreprise décide de se séparer, il doit en donner le motif, et le salarié peut heureusement le contester. Il peut donc y avoir un contentieux, réglé par les prud'hommes. Il faut se battre pour que ce droit fondamental soit maintenu. Toutes les expériences qui ont tenté d'atténuer cette discontinuité (le contrat première embauche, ou CPE, et le contrat nouvelle embauche, ou CNE) ont fait long feu - le CPE a entraîné des mouvements sociaux incroyables - et se sont vues disqualifier par l'organisation internationale du travail (OIT) comme contraires à la convention 158. On pourrait aussi évoquer d'autres textes ratifiés par la France. Il faut être sérieux : cette idée de contrat unique est absurde.

Nous sommes confrontés à un vrai problème, qu'il faut régler pour ses vraies raisons. Ce sont, d'une part, les contrats courts et, d'autre part, le fait qu'en France, et malgré la création de la fantastique rupture conventionnelle, issue d'un accord national interprofessionnel entre partenaires sociaux, les procédures de séparation sont coûteuses, longues et effrayantes pour des PME. Celles-ci ont peur d'embaucher un salarié, parce que si elles s'en séparent et qu'il engage un contentieux, elles peuvent mourir. C'est ce problème-là qu'il faut régler, sans essayer de le contourner.

Cela contribue à nos difficultés d'emploi et au recours fort au CDD en France. Des raisons différentes expliquent le fort recours aux contrats courts et aux CDD, mais dans les deux cas, il faut s'attaquer au problème avec force. Jacques Barthélémy et moi avons fait des propositions en ce sens. La barémisation des indemnités prudhommales n'est pas une réponse. Le comité européen des droits sociaux a rendu un avis sur les barémisations finlandaise et italienne, qui montre que ces dispositifs ne respectent ni la convention 158 de l'OIT, ni la charte européenne des droits sociaux ! Tôt ou tard, on sera obligé de revenir dessus. On doit s'y préparer dès maintenant pour sécuriser le coût de la séparation pour les chefs d'entreprises et faire en sorte que la séparation soit la plus pacifique possible. Les partenaires sociaux ont fait leur travail avec la rupture conventionnelle : aux pouvoirs publics de faire le leur pour s'attaquer aux vrais problèmes, et il y a des solutions.

Je m'excuse de m'emporter, mais c'est une question d'une certaine gravité.

Passons maintenant au SMIC. Premièrement, avec la commission d'experts que j'ai l'honneur de présider sur le SMIC, quand nous nous intéressons à la pauvreté, nous voyons que les analyses statistiques sur le facteur pauvreté montrent que le salaire horaire - et je rappelle que le SMIC est un minimum salarial horaire - est un facteur secondaire de pauvreté. Le premier facteur de pauvreté est la situation vis-à-vis de l'emploi. Statistiquement, toutes les études sur la question le montrent. Le deuxième facteur de pauvreté est la situation familiale. Quand on a cinq bouches à nourrir, c'est plus dur, même avec les nombreuses aides qui existent en France, que quand on est célibataire sans enfant à charge.

Deuxième chose : la lutte contre la pauvreté laborieuse est plus efficace via des outils comme la prime d'activité qu'avec une augmentation du SMIC, pour la même dépense publique. On l'a montré et remontré par des simulations qu'on a publiées dans notre groupe d'experts et qui n'ont jamais été contestées. La politique consistant à augmenter la prime d'activité nous paraît la plus appropriée pour réduire la pauvreté laborieuse. On est maintenant à bout de souffle. Du côté du coût du travail, au niveau de l'articulation entre SMIC et coût du travail, on ne peut plus réduire les charges sociales. En effet, il n'y a plus rien à réduire, à part les cotisations de maladie professionnelle et accidents du travail, mais comme un bonus-malus s'applique dessus, on ne peut pas y toucher. On ne peut donc plus faire ce qu'on a fait de façon transpartisane depuis la loi quinquennale de 1993. On ne peut plus toucher non plus à la prime d'activité : cette prestation étant dégressive (et elle coûte déjà cher, mais elle coûterait encore plus si elle était moins dégressive), si on la revalorisait à nouveau au niveau du SMIC, on augmenterait les taux de prélèvement marginaux implicites. Autrement dit, pour des personnes qui touchent la prime d'activité et qui sont dans la zone de dégressivité, un euro de plus de revenu du travail se voit amputé d'une perte de prime d'activité, et éventuellement d'une perte d'autres prestations (allocations logement, etc.). On sait qu'en bas de la distribution des salaires, les taux de prélèvement marginaux implicites sont très élevés en France. La désincitation à la mobilité sociale est phénoménale. Le gain de revenu net entraîné par une augmentation du salaire est faible.

Quand on regarde les choses plus attentivement, on est encore plus effrayé. Je vais vous donner un chiffre qu'on a publié dans nos deux derniers rapports d'experts sur le SMIC. Quand on rapporte le revenu net d'un célibataire qui travaille à temps plein au SMIC à celui du même célibataire qui travaille à temps plein au salaire médian, et qu'on prend en compte tous les transferts et impôts, en France, cela représente 74 %. Le pays qui vient ensuite est à plus 10 points derrière : ce sont les Pays-Bas. Cela signifie que, lorsque le salarié au SMIC, qui consacre des soirées, des week-ends et des vacances pour se qualifier et bénéficier d'une mobilité salariale, aura traversé la moitié de l'éventail des salaires pour rejoindre le salaire médian - c'est une épopée ! - il sera passé de 74 à 100 en termes de revenu net. Le gain est faible au vu des sacrifices que cela peut impliquer. On est le pays dans lequel cette désincitation à la mobilité sociale est la plus forte. Cela signifie qu'il faut changer nos systèmes de transferts et de prestations pour faire en sorte que les taux de prélèvement marginaux implicites ne dépassent pas un seuil à partir duquel on peut considérer que l'incitation n'est pas assez forte.

Nous avions proposé, dans une note publiée avec Daniel Cohen, que ce rapport soit ramené à 40 %. Nous en sommes très loin. Il faut mener en France une réflexion sur l'ensemble des minima sociaux et leur unification cohérente, de telle sorte que le taux de prélèvement marginal implicite ne soit jamais désincitatif à la mobilité sociale et à l'effort qu'un salarié fait pour suivre une formation professionnelle. Il faut que l'ambition paye, et pour l'instant elle ne paye pas assez.

Pour en finir sur le SMIC, notre groupe d'experts reçoit les partenaires sociaux tous les ans. Le plus grand syndicat de salariés, la Confédération française du travail (CFDT), ne demande pas de coup de pouce sur le SMIC, contrairement à la Confédération générale du travail (CGT) et à Force ouvrière (FO). Ce qui gêne la CFDT n'est pas qu'une personne soit au SMIC, mais qu'elle y reste. Rentrer sur le marché du travail en étant rémunéré au SMIC est une chose, mais n'avoir comme seul horizon que d'y rester en est une autre. C'est là-dessus qu'il faut travailler en France, avec les désincitations que je viens d'évoquer.

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