Intervention de Yaëlle Amsellem-Mainguy

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 18 mars 2021 : 1ère réunion
Audition de mmes laurie pinel chargée d'études au bureau jeunesse famille de la drees et yaëlle amsellem-mainguy sociologue chargée de recherche à l'injep

Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue, chargée de recherche à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP) :

Merci beaucoup de votre invitation. Je suis très heureuse de vous présenter mon travail, d'autant plus que l'ouvrage Les filles du coin sort aujourd'hui, comme vous l'avez souligné.

Ma présentation sera très succincte. Elle ne donnera pas de point de vue général sur toute l'enquête et sa richesse. Je vais compléter celle de Laurie Pinel en précisant les parcours et trajectoires des jeunes femmes que j'ai pu rencontrer.

Je ne reviendrai pas sur le rôle de l'INJEP, Institut national de la jeunesse et des politiques de jeunesse, qui propose de nombreuses publications sur l'ensemble de la jeunesse, le sport, la vie associative et l'éducation populaire, et sur les femmes. Nous sommes plusieurs, au sein de l'INJEP, à travailler sur les questions du genre et des inégalités.

J'ai débuté la recherche intitulée Les filles du coin en 2017 pour contribuer à une meilleure connaissance et compréhension des jeunes vivant en milieu rural en France, et pour compléter les travaux menés par Nicolas Renahy dans son ouvrage Les gars du coin, paru en 2010, et Benoit Coquard dans Ceux qui restent, récemment publié. Je suis moi-même partie enquêter auprès des filles qui restent. Les filles du coin, celles qui restent serait un bon clin d'oeil à mes collègues sociologues ayant enquêté sur les territoires ruraux.

Cette enquête s'est intéressée à une perspective des âges de la vie et des processus de socialisation. Elle visait à comprendre les sociabilités juvéniles en construction, en interrogeant des adolescentes et jeunes femmes adultes pour décrypter ce que signifie grandir en zone rurale pour ces jeunes filles, avec une définition subjective de la ruralité. Je n'ai établi aucun présupposé sur la définition de la ruralité. Celles qui ont participé à mon enquête estimaient qu'elles vivaient en milieu rural, et m'expliquaient lors de l'entretien ce qu'elles entendaient par là.

J'ai mené cette enquête par le prisme du genre et des classes sociales, en n'interrogeant que des jeunes femmes des classes populaires, plus nombreuses en zone rurale. Je l'ai prolongée depuis septembre 2020 afin de documenter la situation des jeunes adolescentes en milieu rural et leur manière de vivre les confinements mais n'en traiterai pas aujourd'hui.

Cette enquête visait à comprendre la vie en milieu rural de jeunes femmes ayant entre 14 et 25 ans essentiellement. J'ai interrogé une jeune fille de 13 ans et une autre de 29 ans, mais la grande majorité des 173 jeunes femmes rencontrées étaient âgées de 16 à 25 ans. Elles m'ont parlé de leur vie dans des hameaux, des villages ou des petites villes de moins de 8 000 habitants voire des petits bourgs commerçants. Elles se décrivent comme éloignées des grandes villes, dans la campagne, en milieu rural, dans un trou perdu ou au milieu de rien. Ce sont les filles qui ne sont pas parties, ou qui sont éventuellement parties tenter une expérience urbaine pour finalement revenir, ou encore qui viennent d'un autre territoire rural. Je n'ai pas enquêté sur celles qui ont quitté la ruralité pour suivre des études supérieures en ville avant de revenir une fois diplômées.

J'ai décidé de mener une enquête auprès de jeunes filles de différents secteurs géographiques vivant en pointe Finistère, dans les Deux-Sèvres, dans la Chartreuse, les Ardennes - la Vallée de la Meuse, avec l'objectif de découvrir comment le territoire pouvait influer sur le parcours des filles. Comment une zone touristique bénéficiant d'un atout géographique ou de caractéristiques connues et reconnues de tous, illustrés par les cartes postales comme la Pointe Finistère ou la Chartreuse, a-t-elle une influence sur les filles qui y vivent ? Comment se définissent-elles par rapport à ce contexte économique ? Comment mettre en regard les expériences des filles vivant dans les Deux-Sèvres ou les Ardennes, plus sinistrées économiquement du fait de la désindustrialisation, et ne constituant pas de pôles touristiques reconnus ? À titre d'exemple, les filles des Ardennes indiquent habiter un lieu « que personne ne sait situer sur une carte », tandis que celles du Pays de Gâtine précisent qu'elles vivent sur un territoire « que l'on traverse sans s'y arrêter ».

Une partie des filles que j'ai rencontrées suivent des études en lycée général, technologique ou professionnel, et y préparent des CAP ou des BEP ou s'orientent vers des BTS ou des DUT. Certaines sont en maisons familiales rurales (MFR) ou en lycée agricole. Celles qui travaillent occupent majoritairement des postes précaires et recherchent un emploi stable bien rémunéré. Elles insistent sur l'importance de leur indépendance économique et sur leur situation au regard de leur partenaire, mais aussi de leur famille. Elles soulignent la nécessité impérative de trouver un emploi. Elles déclinent toutes les mêmes discours lorsqu'elles évoquent leur territoire : « faire avec » et « devoir s'adapter ». Ces deux expressions apparaissent régulièrement au fil de mon enquête, ainsi que lors des entretiens que j'ai menés auprès des 15-17 ans depuis le mois de septembre 2020. Elles doivent composer avec leur environnement.

Elles sont une très faible minorité à occuper des emplois stables et salariés, elles occupent davantage des postes plus précaires aux horaires fractionnés les obligeant à s'adapter à des emplois du temps compliqués, par exemple de 7 à 12 heures puis de 15 à 19 heures. Que faire dans ce cas de 12 à 15 heures ? Si elles peuvent passer le temps dans leur voiture ou celle d'une collègue ou amie, à regarder des clips sur un téléphone, il n'est pas toujours possible de faire des allers-retours jusqu'au domicile, parfois éloigné du lieu de travail sans parler des coûts du carburant, etc.

C'est donc auprès de toutes ces jeunes femmes se trouvant dans des situations de dépendance économique et résidentielle, en partie en raison de leur jeunesse, disposant de peu de capitaux familiaux, que porte cette enquête. Nous allons préciser comment elles ont réussi à se construire et à construire leur vie en territoire rural.

L'interconnaissance est bien décrite dans la bande dessinée Quatre soeurs au sens d'appartenir à un réseau, tel qu'évoqué par Laurie Pinel dans sa présentation, et le sentiment d'être « du coin ». Dans leurs propos, on comprend comment il est moins important d'être née précisément sur le territoire que d'être reconnue dans celui où on habite, dans le village, la ville ou l'espace social. Ce facteur est souvent lié à l'histoire familiale. La notoriété et la notabilité des familles interviennent largement sur les trajectoires des jeunes femmes, sur leur parcours, leur réseau et les capitaux qu'elles pourront mobiliser. On parlera en sociologie de « capital d'autochtonie », plus tournés vers le réseau et le relationnel que vers l'aspect économique. Ils sont renforcés par le fait d'habiter un territoire particulier. L'inscription des jeunes femmes dans les sociabilités locales, en partie liées aux sociabilités familiales, leur permettra d'accéder à certains lieux ou certains emplois, mais aussi à certaines formes de mobilité géographique, indépendamment ou en complément de leur parcours scolaire. Elles pourront bénéficier d'un aller-retour en voiture, accéder à un match de football, davantage réservé aux garçons, et ainsi de suite. À l'inverse, les filles des familles les plus précaires parmi celles des milieux populaires ne disposant pas de capitaux familiaux mobilisables vont se retrouver exclues de ces réseaux et stigmatisées par le reste des jeunes et des adultes.

Lors de l'adolescence, ces jeunes filles passent beaucoup de temps à parler de leurs loisirs. Pendant l'enfance, elles bénéficient des équipements et des clubs au même titre que les garçons, puisque les enfants font du sport en mixité sans difficulté. Elles peuvent expérimenter une multitude de disciplines, y compris des sports collectifs relativement genrés. En revanche, à l'adolescence, elles vont devoir débuter ou poursuivre la pratique du sport en non-mixité, comme si la société découvrait à cette période qu'elles avaient un sexe. Elles sont très claires et lucides sur la situation, et pointent l'ensemble des disparités : une offre sportive moins variée, moins d'entraîneurs sportifs, moins d'accès aux équipements... L'offre à leur disposition est largement moins étoffée que celle dont disposent les garçons, les poussant à arrêter leurs activités sportives. La représentation sociale selon laquelle les filles n'aiment pas faire du sport, raison pour laquelle elles s'éloignent des pratiques sportives, est présente sur l'ensemble du territoire et largement partagée par les adultes, mais sur les territoires enquêtés, c'est aussi parce qu'elles y ont peu accès. Il faut qu'une personne se motive pour organiser une équipe de filles ou des matchs de sports collectifs, pour rechercher une équipe adverse pas trop éloignée, etc. À l'adolescence, au fil des années lycées, les filles sont jugées trop « vieilles » pour rester dans des équipes juniors. Elles rejoignent donc les équipes seniors pour y jouer avec des femmes de 30 ou 40 ans dont elles ne partagent pas les préoccupations. Je me souviens d'une fille m'ayant rapporté les propos d'une autre femme lors d'un match, parlant des soucis de santé de son petit dernier, sujet qui ne l'intéresse pas et qu'elle ne souhaite pas aborder. Elle veut des copines et va donc arrêter le basket, qu'elle pratique depuis sept ou huit ans, parce qu'elle ne s'y retrouve plus, ni sur les horaires, ni sur l'interconnaissance et les sociabilités juvéniles permises par la pratique sportive.

Cet éloignement des pratiques encadrées contribue au fait que les filles se retrouvent entre elles dans les intérieurs pour y développer elles-mêmes leur temps libre et leurs pratiques de loisirs qui ne sont pas valorisés au même titre que celles des garçons. Par exemple, un certain nombre de filles font des activités de Do It Yourself (DIY) en s'appuyant sur des tutoriels sur Internet. Elles acquièrent des compétences. En entretien, elles indiquent qu'elles ne font « rien » lorsqu'elles sont chez elles - ce « rien » est très intéressant à creuser en sociologie. Quand elles ne font « rien », elles conçoivent par exemple des bijoux. Dans ce cas, elles développent une véritable expertise technique. Une des filles m'a expliqué qu'elle avait acheté un fer à souder sur Internet. Je lui ai répondu « ah bon, tu fais de la soudure ? », ce à quoi elle a rétorqué « non, je ne fais que des bijoux ». En réalité, lorsqu'elle fait des bijoux, elle fait de la soudure. Cet exemple illustre à quel point des compétences non formelles acquises dans un cadre de loisirs, dédiées aux bijoux et positionnées dans la sphère féminine, ne sont pas transférables dans leur esprit comme étant des compétences qu'elles pourraient faire valoir dans un autre cadre - notamment professionnel.

Elles sont également nombreuses à soutenir leur famille. Elles deviennent rapidement des piliers dans l'organisation du foyer, la gestion des frères et soeurs (surtout lorsqu'ils et elles sont plus petits), la préparation des repas, la gestion des devoirs ou l'accompagnement et les visites chez les personnes âgées de leur entourage. Elles occupent une place particulière dans la famille, et nous indiquent toujours que la situation est différente pour leurs éventuels frères ou leurs copains garçons.

Je ne reviendrai pas sur les données objectives et statistiques, mais nous voyons bien que le fait d'occuper une place dans la situation locale et familiale, et d'avoir des parents qui croient en la méritocratie scolaire tout en ne bénéficiant que d'emplois peu qualifiés sur le territoire incite ces filles à mener des études courtes. S'y ajoutent la connaissance de personnes ayant réussi sans avoir nécessairement suivi de longs cursus et la rentabilité des études dans des milieux dans lesquels il est possible de s'en sortir sans avoir poursuivi d'études. Cette question constitue un point de friction entre les filles et leurs mères, les coûts des études étant multiples. Laisser partir sa fille représente un coût familial, car elle aidait à l'organisation locale, un coût économique par la nécessité de lui trouver un hébergement et d'assurer sa subsistance et ses déplacements ainsi qu'un coût amical et amoureux. Ces facteurs sont autant de freins à la mobilité géographique et à leurs aspirations d'accéder à des études éloignées de leur territoire d'origine et plus variées que celles qui sont proposées à proximité de chez elles.

Dans cette perspective de rentabilité, il ne faut pas oublier le doute qui peut exister d'une partie de leur entourage sur la pertinence de suivre des études universitaires très généralistes. En entretien, une fille m'expliquait avoir découvert la philosophie au lycée et avoir adoré cette matière. Elle en a parlé à sa mère, qui lui a répondu « mais tu as déjà vu une annonce de recrutement de philosophe ? ». Objectivement, il est vrai qu'il est difficile de justifier de l'intérêt et de la rentabilité des études de philosophie dans le spectre professionnel ouvert et offert sur le territoire. Derrière cette orientation de proximité et ces effets de structuration autour de l'offre de formation et d'économie du territoire, nous constatons un effet des ressources possibles et mobilisables pour obtenir un emploi, pour accéder à la formation et à l'information via l'interconnaissance et les différents parcours. L'exemple d'une connaissance ayant suivi un certain parcours est très fort. Au contraire, une personne ayant suivi un certain cursus avant d'échouer constitue une preuve qu'il est inutile d'en faire de même. En complément, les réseaux peuvent permettre d'accéder à certaines orientations ou certains emplois, en connaissant quelqu'un qui permettra d'atteindre telle ou telle situation.

Il m'a également semblé important de souligner la participation collective à l'invisibilisation du travail des jeunes femmes dans les territoires ruraux par les femmes et les hommes, par les adultes comme par les jeunes. On va considérer trop facilement ou trop souvent qu'il est normal pour une fille de « donner un coup de main ». Une fille ne travaille pas, elle « donne un coup de main ». Il est normal qu'elle s'occupe des enfants, puisqu'elle les aime. Les travaux en sciences sociales ont pourtant bien documenté le fait qu'aimer les enfants ne relevait pas de la biologie, mais d'une socialisation, d'une construction sociale. Elles ont appris à s'en occuper et à faire attention aux autres, en tant que filles. Elles sont sollicitées pour dépanner, pour être auprès de leurs proches et des familles, pour investir la vie quotidienne, sans que ces tâches ne soient qualifiées comme du travail. Elles vont également participer largement à la vie locale, sans en avoir la reconnaissance. J'ai par exemple assisté à plusieurs fêtes de village, où les garçons sont en charge du montage des barnums et de l'organisation des barbecues tandis que les filles travaillent avec leurs mères pour préparer les tables et le repas. Lors du discours d'introduction de l'élu local, les garçons et les hommes seront largement félicités pour la qualité de leur travail et leur performance physique. Les filles et les femmes ne recevront pas autant de remerciements publics, puisqu'il est « normal » d'organiser, d'assurer l'intendance, de préparer le repas et d'apprêter les tables. Cela participe à l'invisibilisation de leur participation dans l'espace local, et à la moindre ouverture des réseaux d'interconnaissance lorsqu'elles se trouvent dans ces lieux de participation.

Cette enquête a mis en évidence la difficulté pour certaines filles plus âgées d'investir les bastions plus masculins : rejoindre les pompiers, monter son activité... Une jeune femme qui avait décidé d'ouvrir un bar s'est vue opposer par les adultes plus âgés, femmes comme hommes, qu'il ne s'agissait pas d'un emploi pour les femmes, qu'elle ne saurait pas gérer les hommes, l'alcool, les ambiances et les bagarres. Il y a bien un rappel genré des compétences, alors même qu'une autre femme tient un bar dans le village d'à côté.

La situation des filles des milieux populaires habitant en zone rurale est intéressante car même si elles estiment - à juste titre - que leur vie n'est pas si différente de celle des autres jeunes femmes en France, leur discours pointe de nombreuses disparités en lien avec la classe sociale, le genre et le territoire. Les filles rencontrées évoquent pour un grand nombre d'entre elles un ensemble d'inégalités liées à leur situation rurale, et ce même parmi les plus jeunes. Elles évoquent tour à tour :

- leur éloignement des services publics ou des offres de soin ;

- le manque de transports en commun et leur coût - hors période touristique, elles doivent se contenter des transports scolaires, même lorsqu'elles ne sont plus scolarisées ;

- le peu de lieux de sorties symboliques en termes de sociabilité juvénile ;

- les grandes précarités de conditions de vie ;

- les disparités avec les touristes et les villes riches ;

- la concurrence, en termes d'emploi saisonnier, avec les filles ayant quitté le territoire pour revenir y travailler l'été ou avec les urbaines venant pendant les vacances parce qu'il est agréable de travailler à la mer ou à la montagne ;

- les inégalités de genre et l'expérience du sexisme dans la famille, le sport, les groupes de pair ou au travail, l'espace d'interconnaissance et la faiblesse du nombre d'emplois disponibles ne permettant pas de dénoncer l'ensemble des violences subies dans le cadre professionnel.

Les propos de ces jeunes filles ont mis en avant leur mobilité par rapport à la manière dont elles se sont construites. Elles font bien souvent l'expérience du départ avant les urbaines. Elles vont à l'internat dès l'âge de quatorze ans, quittent leur village pour se rendre au collège en transports scolaires, et s'éloignent davantage de leur domicile. Pour autant, ces expériences, qui construisent leur vie juvénile indépendamment de leur famille, sont peu valorisées. Nous observons également que ces filles ne craignent pas de s'installer dans la famille de leur conjoint ou de leur partenaire, pour autant la situation inverse n'a pas été évoquée ! Les filles osent le faire, quitte à occasionner une rupture avec leur propre réseau et à rompre avec l'ensemble des solidarités dont elles pouvaient disposer.

Enfin, elles bénéficient d'une proximité forte, intergénérationnelle et intra-genre avec leur famille. Nous avons constaté une relation mère-fille très importante dans l'ensemble des entretiens, y compris en cas de tensions ou de violences.

Avant de conclure, je souhaite aussi évoquer un documentaire Tantines lé Ô réalisé, au mois de janvier 2020, avant le confinement, sur les filles des milieux ruraux, dans les villages des « hauts », sur l'île de La Réunion. Ce documentaire avait pour objectif de rendre compte d'une autre manière des spécificités de ces jeunes femmes et de leurs trajectoires

Merci de votre attention.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion