Intervention de Stéphane Diémert

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 18 mars 2021 : 1ère réunion
Réunion commune avec la délégation aux outre-mer de l'assemblée nationale sur l'évolution institutionnelle outre-mer

Stéphane Diémert, président assesseur à la Cour administrative d'appel de Paris :

Je présenterai quelques observations au titre de praticien du droit de l'outre-mer. Vous avez rappelé que j'ai servi dans différentes fonctions au ministère de l'outre-mer et que j'ai participé à l'élaboration d'un certain nombre de textes. Plus récemment, le président Michel Magras a souhaité que je formalise des propositions de nature constitutionnelle correspondant à une fusion des articles 73 et 74. Ces propositions ont été annexées au rapport de la délégation sénatoriale du 21 septembre 2020. Certains sénateurs ont déposé des amendements qui en reprenaient le contenu lors de la discussion de la proposition de loi constitutionnelle sur le plein exercice des libertés locales en octobre 2020. Ces propositions étaient cohérentes et applicables pour permettre une évolution à la fois prudente, mesurée mais aussi audacieuse du statut constitutionnel de l'outre-mer.

À partir de ces propositions, j'évoquerai trois points : les insuffisances et les potentialités inexploitées du cadre constitutionnel actuel ; dans l'hypothèse d'une évolution du statut des outre-mer et de celui de chaque collectivité, ce que cette évolution doit comporter en termes d'exigences de garanties démocratiques ; les problèmes soulevés par ces évolutions et les moyens de les résoudre.

Sur les insuffisances du cadre constitutionnel actuel, la loi constitutionnelle de 2003 a fait évoluer le statut de l'outre-mer dans un sens très favorable, notamment avec des garanties démocratiques nouvelles, la consécration d'un droit à l'autodétermination en droit interne (c'est la reconnaissance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel « Consultation de Mayotte » de juin 2000) en vertu duquel les changements statutaires ou institutionnels fondamentaux doivent être approuvés par les électeurs concernés, la possibilité d'un passage de l'article 73 à l'article 74 et vice-versa, et un élargissement du pouvoir normatif local dans le cadre de l'article 73.

Pour autant, cette loi constitutionnelle a pu paraître insuffisante. D'abord parce que les garanties démocratiques qu'elle avait prévues jouent dans le cadre du passage de l'un vers l'autre des statuts « 73/74 », mais sont inopérantes une fois acté que le passage à l'article 74, ce qui pose un problème pour d'éventuels élargissements ultérieurs de compétences, qui n'auraient pas été souhaitées des électeurs.

S'agissant des procédures normatives, et d'abord des habilitations de l'article 73, il est certain que l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire, la lourdeur de certaines procédures d'adaptation locale des normes, et les limites de la procédure des ordonnances peuvent aboutir à une frustration dans la modernisation et l'adaptation du droit dans les collectivités, notamment soumises au principe de spécialité.

Sur le plan des garanties juridictionnelles et du respect des compétences locales, nous savons que l'accès au juge constitutionnel est peu aisé, voire inopérant lorsque le statut des collectivités est remis en cause, souvent de façon involontaire, par la loi ordinaire.

Sur le plan de la pratique institutionnelle, enfin, nous constatons une forme d'autolimitation de certaines collectivités. Alors que le régime des habilitations de l'article 73 est souvent critiqué pour être trop lourd, la Guadeloupe a néanmoins pu le mettre en oeuvre à plusieurs reprises, et l'on peut se demander si les collectivités n'ont pas péché par excès de timidité dans cette mise en oeuvre.

Les contraintes inhérentes aux procédures normatives nationales (et d'abord à la procédure législative) ne sont pas, elles, toujours adaptées. Le Parlement a-t-il bien tiré toutes les conséquences de la révision de 2008, notamment en termes de procédures simplifiées ? Il faut également constater que les procédures normatives au sein même des collectivités dotées de l'autonomie ne sont pas forcément satisfaisantes.

Ne négligeons pas non plus d'éventuelles insuffisances dans la mise en oeuvre concrète de la révision de 2003. Ainsi, l'administration d'État est-elle demeurée assez jacobine et, par conformisme ou par inertie, elle n'est pas forcément encline à adapter les normes qu'elle envisage au niveau national aux spécificités ultra-marines. De plus, en 2008-2009, le ministère de l'outre-mer a presque disparu du paysage administratif central, la rue Oudinot ayant été largement annexée par la place Beauvau.

La révision de la Constitution réalisée en 2003 n'a donc sans doute pas abouti au résultat escompté.

Si des évolutions devaient avoir lieu par la voie d'une nouvelle révision constitutionnelle, je proposerais de les envisager sous deux points. Tout d'abord, les exigences en termes de garanties démocratiques et de souplesse d'évolution. Si la révision de 2003 a consacré un progrès évident dans ces garanties démocratiques - les changements les plus fondamentaux doivent être désormais approuvés par les électeurs - ces garanties sont sans doute insuffisantes, notamment dans l'hypothèse d'une fusion des articles 73 et 74. Pour dépassionner les débats, pour lever les doutes, compte tenu du soutien probablement majoritaire dans les collectivités de l'article 73 au maintien du statut quo fondé sur l'identité législative, et ainsi pour éviter toute polémique sur les éventuels risques de « décrochage » du droit national, il faudrait réfléchir à des procédures démocratiques qui n'existent pas encore en droit français, mais que le droit comparé connaît déjà. Par exemple, permettre aux électeurs de se saisir eux-mêmes d'évolutions statutaires qui ne leur auraient pas été soumises directement. Lorsqu'un statut est modifié, nous pourrions distinguer ses aspects essentiels, obligatoirement soumis au référendum d'approbation, de ses aspects moins essentiels qui pourraient ne l'être qu'à l'initiative de l'assemblée locale ou de la population, c'est à dire d'une fraction des électeurs inscrits. Ce serait un moyen de garantir que des changements subreptices des statuts des collectivités ne puissent en tout état de cause être adoptés contre l'avis des électeurs. Ce serait aussi une façon de rassurer les populations quant à l'éventuelle transformation des articles 73 et 74 actuels en un statut unique, déclinable collectivité par collectivité.

En outre, les assemblées territoriales ne devraient-elles pas être associées de manière plus directe, par exemple sous la forme d'un pouvoir de codécision - comme cela se pratique en Espagne ou au Portugal - à l'adoption du statut de leur collectivité ? Elles pourraient ainsi s'opposer à une diminution autoritaire de leurs compétences. Il faudrait également réfléchir à des recours juridictionnels plus effectifs devant le Conseil constitutionnel, pour s'assurer que les lois nationales ne portent pas atteinte, même involontairement, aux compétences locales. Ces garanties démocratiques supplémentaires seraient certes innovantes en droit constitutionnel français mais, pour autant, elles ne seraient que la prolongation logique de ce qui a été prévu en 2003, puisque notre Constitution s'est bien dotée d'un véritable mécanisme de veto local à l'encontre de certaines évolutions décidées in fine par le Parlement. Ce mécanisme existant pourrait ainsi être prolongé dans le souci de rendre plus acceptables certaines évolutions.

S'agissant des problèmes qui peuvent se poser en termes d'évolution des collectivités de l'article 74 et surtout de l'article 73 vers un régime de plus grande autonomie, les procédures nationales, qui ont déjà montré des limites en termes d'adaptation du droit de l'outre-mer, seraient soumises à rude épreuve si le nombre des collectivités autonomes dotées d'un statut particulier venait à augmenter, ce qui nécessiterait l'adoption de nombreuses lois organiques. Par ailleurs, des dispositions législatives ordinaires plus nombreuses devraient être prises pour adapter le droit national aux spécificités locales, ou pour approuver certains actes locaux dans le cadre de nécessaires procédures de codécision à inventer. Le Parlement devrait s'interroger sur la pertinence de la mise en place de procédures assimilables à une forme de législation en commission, ou à des mécanismes qui permettraient d'éviter l'encombrement de la discussion en séance publique ou le recours à la procédure des ordonnances.

Je rappelle que de tels mécanismes ont existé en droit français. Ainsi, la célèbre loi Defferre du 23 juin 1956 sur l'évolution de la France d'outre-mer prévoyait que les décrets pris par le Gouvernement étaient soumis à l'approbation des assemblées parlementaires, cette approbation pouvant être tacite ou expresse. Si le Parlement le souhaitait, dans le cadre d'une révision de la Constitution, ces mécanismes pourraient être réinstitués, avec toutes les garanties souhaitables. Ils sont sans doute préférables à un recours massif aux ordonnances. Il convient donc de mener une réflexion sur l'adéquation des procédures parlementaires - mais aussi gouvernementales - à une évolution vers davantage d'autonomie de nos collectivités d'outre-mer qui appelle souvent de nombreuses adaptations des lois nationales.

L'adaptation du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France aux spécificités locales se pose également quant à une plus grande association des collectivités ultramarines à la définition de la position internationale de la France chaque fois qu'est conclu un accord international ou adopté un acte de l'Union européenne qui les impacte. Des procédures adéquates doivent donc être instituées à cette fin : elles relèvent en partie du droit interne, et en partie des « bonnes pratiques ». Le droit de l'Union européenne permet en outre une véritable adaptation aux spécificités locales, la Cour de justice ayant admis, à propos de Mayotte, que les directives elles-mêmes pouvaient faire l'objet d'adaptations aux caractéristiques des régions ultrapériphériques sur le fondement de l'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Par ailleurs, de lourdes contraintes pèsent sur les collectivités dans l'exercice de leur propre pouvoir normatif. L'extension d'un pouvoir local matériellement législatif peut générer des difficultés, si les moyens et l'expertise ne suivent pas. Les transferts de compétences, comme ceux dont a bénéficié la Polynésie en 2004 en matière de droit civil et de droit commercial mais dont elle ne fait pratiquement pas usage, ne sont pas toujours une solution adaptée aux nécessités du moment. Aussi, à défaut de continuer à raisonner sur des schémas de 1956 qui supposent le transfert intégral du pouvoir normatif dans une matière donnée, peut-être pourrions-nous réfléchir à d'autres procédures, qui permettraient, par exemple, que le droit national entre en vigueur localement, sauf si les autorités locales décident de le compléter, de l'adapter ou de le modifier. Cela éviterait des décrochages trop importants qui sont parfois néfastes entre le droit commun et le droit local. Ainsi, en Polynésie française, le statut des entreprises en difficulté est-il encore régi par les lois « Badinter » de 1984-1985, alors que ce régime a été considérablement modernisé dans en métropole, ce qui condamne le droit local à une forme d'obsolescence. Il n'est pas certain que la Polynésie et ses entreprises aient gagné à un tel transfert de compétences qui a abouti à l'absence d'exercice de cette compétence et à une forme d' « hibernation » du droit local en la matière.

Se posent également des questions d'accessibilité au droit local autonome et des questions de sécurité juridique. Une répartition fine des compétences et l'instauration de mécanismes de prévention des conflits de compétences seraient donc nécessaires à la dévolution sereine d'un pouvoir normatif plus important à ces collectivités.

Ces éléments ont été repris dans les amendements que des sénateurs ont déposés en octobre dernier. Ils n'ont certes pas été adoptés, mais présentent une bonne base de discussion si nous considérons que les évolutions passent nécessairement par une future révision constitutionnelle. Celle-ci serait très utile, même si les potentialités de la révision de 2003 méritent d'être encore approfondies.

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