Je remercie les présidents Olivier Serva et Stéphane Artano de m'avoir convié à cette première réunion conjointe.
Dix minutes pour parler de l'évolution institutionnelle des outre-mer, c'est évidemment très court.
Le statut institutionnel de l'outre-mer est ancien, puisque le paradigme sur lequel reposent les articles 73 et 74 date de la Constitution de 1946 qui a établi cette distinction binaire, dont tout le monde s'accorde à penser qu'elle ne tient plus. Il y a donc aujourd'hui trois blocs : le bloc de l'article 73 qui comprend cinq collectivités, parmi lesquelles seules deux d'entre elles sont encore réellement des départements/régions d'outre-mer, la Guadeloupe et La Réunion, les trois autres étant des collectivités à statut unique, la Martinique, la Guyane et Mayotte ; le bloc de l'article 74 avec cinq collectivités dont deux sont dotés de l'autonomie et trois qui y ont renoncé ; un dernier bloc (titre XIII de la Constitution) avec la Nouvelle-Calédonie.
L'évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie en 1998 a modifié le cadre. La France, qui a inventé le jacobinisme, était capable d'inventer autre chose. L'accord de Nouméa, qui est inscrit dans la Constitution, qui aménage des transferts de compétences progressifs et qui prévoit un contrôle des lois de pays directement confié au Conseil constitutionnel a changé les mentalités. Les prises de position politiques qui ont suivi le montrent clairement. Le discours de Madiana de Jacques Chirac est peut-être l'acmé de ce changement de paradigme, consacré par la révision constitutionnelle de 2003 qui ancre les outre-mer dans un statut constitutionnel.
Depuis 2003, ce changement de paradigme a conduit à une forme d'instabilité institutionnelle pour les outre-mer. Les onze collectivités sont toutes en mouvement institutionnel. Pourtant, certaines d'entre elles viennent de changer de statut, comme la Martinique et la Guyane qui ont décidé en 2010 de devenir des collectivités à statut unique. Le premier mandat de leurs assemblées respectives élues en 2015 n'est pas encore achevé que déjà des propositions d'évolutions institutionnelles se font jour. À part la Guadeloupe et La Réunion, pour des raisons qui leur sont propres, toutes les collectivités territoriales d'outre-mer évoluent de manière significative depuis 2003.
Elles ont un statut singulier dans l'Europe aujourd'hui, surtout après le Brexit. Celles et ceux d'entre vous qui vont négocier à Bruxelles savent combien il est difficile d'expliquer la situation de la France. À part le Portugal, l'Espagne et peut-être les Pays-Bas, elle n'a plus véritablement d'interlocuteur capable d'appréhender son statut « d'ancienne puissance coloniale ».
Aujourd'hui, plus personne ne croit à cette division binaire entre l'article 73 et l'article 74. Certains observent qu'il y a onze statuts institutionnels pour onze collectivités territoriales. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent qu'il existe un statut parfait pour chacune de ces collectivités mais j'estime qu'un peu de lisibilité, de sécurité juridique ne leur porterait pas préjudice. C'est pourquoi je pense que ces statuts doivent évoluer.
Vers quelles directions et dans quelles limites ? Sur les principes directeurs, Stéphane Diémert ayant abordé les points techniques, je vais centrer mon propos sur des points moins techniques. Je suis frappé que ces questions statutaires soient toujours tiraillées entre des aspirations contradictoires, entre une aspiration à la reconnaissance d'une identité propre et un désir de France, de République. En fonction de la sensibilité souverainiste ou autonomiste, voire indépendantiste de chacun, le dosage est différent mais cette tension existe toujours. C'est évidemment une richesse mais c'est aussi une forme de « schizophrénie ». Le décalage entre la volonté politique et la capacité de faire doit également être pris en compte. La révision de 2003 a créé « une boîte à outils » extrêmement complète mais toutes les collectivités ne s'en sont pas servies. Soit parce qu'elles n'ont pas de volonté politique, soit parce qu'elles n'ont pas la capacité de le faire. Ces collectivités sont donc animées par des mouvements contradictoires, pour l'essentiel des mouvements centrifuges, qui tendent à s'éloigner du centre, mais nous observons aussi des mouvements centripètes, qui tendent à se rapprocher du centre, comme à Mayotte.
Nous devons garder à l'esprit ces contraintes et ces contradictions. Mon sentiment, confirmé par la crise sanitaire, est que les moins mauvais statuts, les moins mauvaises décisions pour les outre-mer sont celles qui sont adaptées aux territoires et délibérées localement.
Cette évolution présente des limites. À droit constitutionnel constant, la révision de 2003 ouvre de nombreuses possibilités. L'article 73 offre au moins trois possibilités d'évolution au sein de la République : le statu quo, l'assemblée unique ou la collectivité à statut unique. Au sein de l'article 74, il y a au moins deux possibilités, sans compter les passages possibles de l'article 73 à l'article 74 et réciproquement. L'évolution hors de la République est également une trajectoire possible pour la Nouvelle-Calédonie ou pour les collectivités de l'article 74.
Le principe d'indivisibilité de la République est-il un obstacle infranchissable à ces évolutions institutionnelles ? La réponse est assurément non. Ce principe est plus malléable que ce que nous imaginons, comme nous le montrent assez bien des pays voisins. L'Espagne est un État unitaire bien qu'elle reconnaisse des pouvoirs régionaux très importants, comme le Portugal, même si ce dernier reconnaît un statut singulier à Madère et aux Açores. Le principe d'indivisibilité n'est plus un obstacle infranchissable. Ce qui reste irréductible et qui transparaît dans les propositions formulées pour le rapport Magras par Stéphane Diémert, ce sont des garanties démocratiques, notamment que les décisions locales soient prises par une assemblée démocratiquement élue, que ces décisions soient contrôlées, qu'elles bénéficient de garanties juridictionnelles suffisamment fortes, comme les contrôles opérés par le Conseil d'État ou le Conseil constitutionnel, qui permettent de préserver une uniformité d'application des droits fondamentaux et des libertés publiques sur lesquelles la République ne peut pas transiger. Elles doivent également préserver les compétences régaliennes de l'État, précisées dans le quatrième alinéa de l'article 73.
L'idée retenue par un grand nombre d'acteurs politiques de parvenir à une « clause outre-mer » plus souple, qui indique les possibilités mais surtout les limites statutaires est sans doute la moins mauvaise, puisqu'elle permet la préservation de garanties démocratiques juridictionnelles, mais aussi une souplesse d'évolution pour parvenir au renforcement de l'efficacité des politiques publiques et une meilleure appropriation des institutions par les populations locales.