Intervention de Stéphane Diémert

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 18 mars 2021 : 1ère réunion
Réunion commune avec la délégation aux outre-mer de l'assemblée nationale sur l'évolution institutionnelle outre-mer

Stéphane Diémert, président assesseur à la Cour administrative d'appel de Paris :

Je vous remercie, Monsieur le ministre Victorin Lurel, de vos compliments. J'ai en effet un souvenir précis de notre discussion de 2002 qui a conduit à un amendement mettant fin à cette jurisprudence un peu étrange du Conseil constitutionnel qui, pour censurer la notion de peuple Corse, recréait celle de peuples d'outre-mer, potentiellement porteuse de dérives. L'amendement du député Victoria a réglé la question dans l'article 72-3.

S'agissant de l'interprétation de l'amendement que vous avez déposé avec Mme Micheline Jacques et d'autres sénateurs, le système de deux collectivités territoriales, administrant le même territoire, avec deux assemblées distinctes, m'a toujours paru extravagant, même si j'en comprends bien les origines. Je reconnais également les difficultés, qui peuvent être d'ordre psychologique, à le supprimer. Pour autant, l'amendement ne condamne pas explicitement cette formule. Peut-être faudrait-il, à l'occasion de travaux ultérieurs, et pour rassurer La Réunion et la Guadeloupe, prévoir une disposition transitoire dans la loi de révision qui préciserait clairement que l'adoption de la réforme n'a pas pour effet de porter atteinte à l'organisation administrative actuelle, sauf si les électeurs l'approuvent ? En outre, si la question de la fusion des échelons départementaux et régionaux se posait en métropole, comme elle a failli l'être avec la réforme des conseillers territoriaux, cette réforme devrait être étendue aux territoires d'outre-mer.

Je comprends que la notion de spécialité législative puisse déranger sur le plan politique, puisqu'elle correspond à l'ancien système des TOM auquel nous avons voulu mettre fin avec la création des COM. Les TOM étaient des territoires où les lois nationales ne s'appliquaient pas, sauf si elles le précisaient. L'idée des rédacteurs de l'article 74, sous l'autorité de Mme Brigitte Girardin, était d'ouvrir la porte à des statuts différenciés, protégés par la loi organique, mais qui n'impliquent aucune forme obligatoire de spécialité. Ces statuts permettent de faire varier le « curseur » sur l'échelle de l'autonomie normative et de la spécialité. L'autonomie entraîne l'absence d'application du droit national dans la matière transférée, mais il existe néanmoins des domaines - et d'abord celui des compétences régaliennes intransférables - dans lesquels la compétence n'est pas locale mais nationale. Dans ces domaines, il y a alors « spécialité » - quand si la loi organique statutaire le prévoit -puisque la loi ne s'applique localement que sur mention expresse. Ainsi, pour prendre le cas de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, hors domaine de compétences locales et hors immigration (de compétence étatique mais sous régime de spécialité), c'est bien le droit national qui s'applique, comme dans un DOM, et le cas échéant, avec des adaptations. Cette notion de spécialité est compliquée à expliquer aux électeurs, elle peut faire peur, mais elle présente un intérêt pratique évident. La « spécialité législative » sert à caractériser une situation ou, dans certains domaines, la loi nationale ne s'applique pas.

C'est très pratique pour Saint-Barthélemy et pour Saint-Martin, puisque compte tenu du contexte migratoire des Antilles, il avait été jugé préférable, au moment de la rédaction de la loi organique, qu'un droit spécifique étatique puisse s'appliquer en matière de droit de l'entrée, du séjour et de l'éloignement des étrangers, et que les réformes nationales, pas toujours conçues pour être appliquées dans ces territoires, ne s'y appliquent pas de plein droit. Le législateur doit ainsi faire acte de volonté expresse quand il y étend ces textes.

En Polynésie française, qui dispose d'une très large autonomie locale et qui est soumise depuis 1946 au principe de spécialité, les compétences de l'État sont limitées aux compétences régaliennes, mais il y existe des domaines dans lesquels les lois s'appliquent néanmoins de plein droit, et d'autres dans lesquels elles ne s'appliquent pas, sauf mention expresse. Dans ces territoires, le législateur peut donc faire varier, en fonction des intérêts en présence, l'application de la loi nationale. Dans un souci de recherche d'égalité, dès lors que l'État est compétent dans une matière donnée, il n'y a toutefois aucune raison objective pour qu'en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie les citoyens français soient soumis à un régime qui n'est pas celui de la métropole. Pourquoi les règles du droit pénal général seraient-elles différentes dans ces territoires ? Il n'y a sur ce point aucune raison de les différencier. Or, le droit pénal y est encore soumis au principe de spécialité...

Une fois que chaque collectivité a choisi son statut, que les compétences de la collectivité et de l'État sont distinguées, il importe donc de mener une réflexion afin de déterminer si, dans le domaine de compétence de l'État, la spécialité a encore un sens. C'est loin d'être évident. et l'on peut s'étonner de la logique qui a présidé à tel ou tel choix. C'est l'un des aspects de la réflexion que nous devons mener dans l'hypothèse d'adaptation des statuts existants ou de révision constitutionnelle. Quel est le degré d'applicabilité des normes étatiques, indépendamment de l'autonomie locale ? Ces notions sont techniques, mais elles s'accompagnent d'éléments politiques, voire de questions philosophiques. Si l'État est compétent dans un domaine du droit, est-il pour autant légitime à différencier ses citoyens selon qu'ils habitent Tahiti, Saint-Pierre-et-Miquelon ou la Guyane, alors que la même loi devrait normalement s'appliquer, sauf impossibilité concrète ?

Dans le cadre actuel, l'article 74 permet beaucoup de souplesse et Saint-Barthélemy et Saint-Martin, ainsi que Saint-Pierre-et-Miquelon (qui a de facto expérimenté ce régime depuis 1985), ont un système mixte qui démontre que l'on peut vivre pour l'essentiel sous le droit commun national mais avec des compétences locales conséquentes, dans des domaines tels que la fiscalité, l'urbanisme, l'aménagement du territoire, l'environnement, la domanialité publique, etc.

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