Intervention de Isabelle de Silva

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 7 avril 2021 à 9h10
Audition de Mme Isabelle de Silva présidente de l'autorité de la concurrence

Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence :

Mesdames et messieurs les sénateurs, je suis ravie d'être devant vous ce matin pour discuter de ce sujet important qu'est l'avenir du secteur audiovisuel en France, compte tenu des évolutions économiques très profondes qu'il traverse, notamment l'émergence des grandes plateformes de type Netflix, que le contexte de la crise sanitaire a encore renforcé, et face à un contexte réglementaire sur lequel nous étions revenus en profondeur dans notre avis de 2018.

Depuis, un certain nombre d'évolutions sont intervenues, mais sans doute pas sur les différents points que nous avions proposés.

Je voudrais revenir sur certains sujets pour préciser les pouvoirs de l'Autorité de la concurrence lorsqu'elle est saisie de ce type de sujet et sur quelques constats importants qui pourraient nourrir la réflexion du législateur.

Tout d'abord, en matière de concentration, l'Autorité de la concurrence est amenée à se prononcer sur toute opération d'acquisition et de fusion dès lors qu'elle dépasse un certain seuil, ce pouvoir étant partagé avec la Commission européenne en fonction de différents critères de chiffre d'affaires, qui peuvent selon les cas conduire une opération à relever soit de l'Autorité de la concurrence française, soit de la Commission européenne.

Au cours de ces dernières années, on a pu constater un certain nombre de rachats dans le secteur audiovisuel français de structures de production. Je pense au rachat de Newen par TF1 en 2018. Par ailleurs, quelques acteurs ont pris position dans le secteur des activités en ligne. Je pense à la prise de contrôle du groupe Elephant par Webedia, plus récemment aux prises de positions de Mediawan dans Lagardère Studios et de ses trois fondateurs dans Mediawan - opération sur laquelle nous nous sommes prononcés en 2020 -, ou à l'opération Salto de 2019, démarche hors norme puisqu'il s'agissait de la première plateforme de contenus émanant d'une initiative de trois grands groupes de télévision, TF1, France Télévisions et M6.

Pour autant, il ne s'agit pas d'opérations de la même ampleur que celle qui, il y a quelques années, avait concerné Canal Plus et TPS, qui constituait sans doute une référence sur laquelle l'Autorité de la concurrence avait pu se prononcer, en posant un certain nombre de conditions structurantes pour l'avenir.

Dans nos critères, l'un des éléments de référence réside dans l'appréciation du marché pertinent. Une même opération peut affecter différents marchés pertinents, par exemple les marchés de la publicité, de l'acquisition des droits audiovisuels ou de cinéma. À chaque fois que nous nous penchons sur l'effet d'une opération sur ces marchés, nous réalisons une analyse détaillée de la façon dont ils fonctionnent, en écoutant les acteurs, en les interrogeant et en essayant de nous placer dans la perspective des années qui viennent pour prévoir les évolutions concurrentielles et prévenir les conséquences concurrentielles néfastes.

Nous pouvons également, dans une certaine mesure, prendre en compte des éléments plus qualitatifs, comme l'effet d'une opération sur la diversité culturelle ou éditoriale. C'est un type d'appréciation que nous avons pris en compte dans un certain nombre de rachats intervenus dans le secteur de la presse, en imposant le maintien de rédactions séparées lorsqu'un certain nombre de groupes de la presse quotidienne régionale (PQR) s'étaient rapprochés, notamment dans le Nord.

Cela peut aussi entraîner, si l'on se place cette fois dans l'univers audiovisuel, des conséquences sur le maintien de la diversité des chaînes. Ainsi, dans l'opération Canal Plus-TPS, un certain nombre de conditions visaient à préserver la diversité des chaînes de la télévision payante, afin que cette opération ne pénalise pas ces différentes chaînes et qu'elles puissent toujours trouver un débouché.

Dans cette analyse, qui est d'autant plus complexe que les opérateurs seront importants et que le nombre de marchés sera impacté, nous nous situons bien sûr dans un cadre qui est celui de l'analyse de concurrence menée par les autres autorités européennes, au premier rang desquels la Commission. Nous sommes donc dans un cadre harmonisé au niveau européen et avons fréquemment des échanges entre régulateurs nationaux pour avoir une vision aussi exacte que possible de ces marchés et avancer de façon cohérente.

Pour ce qui est plus généralement de notre vision du paysage audiovisuel, nous avons considéré que la saisine pour avis de la commission des affaires culturelles, en 2018, venait à point nommé pour marquer une inflexion comme on n'en avait pas vu depuis de très nombreuses années, en France et dans le monde.

Nous sommes partis de l'émergence de ces plateformes OTT, comme Netflix, Disney ou Amazon Prime, qui se multiplient et viennent concurrencer assez directement les acteurs de la télévision traditionnelle, parce qu'ils ont su se saisir de toutes les novations induites par la technologie.

Le fait de pouvoir être diffusé en multi-écrans, d'accompagner le consommateur à tout moment, jusque dans les transports où il peut regarder des contenus sur son smartphone, d'offrir aux consommateurs une diversité de contenus considérable et des modes de consommation très souples a permis à ces plateformes de développer avec succès une ergonomie des algorithmes de recommandation. Chaque utilisateur verra différentes variétés de contenus en fonction de ses propres choix ce qui, jusqu'à présent, n'était pas possible pour la télévision, et qui a représenté un facteur de succès.

En second lieu, les plateformes numériques, notamment lorsqu'elles sont bifaces, peuvent faire jouer à plein les effets de réseau. On l'a bien vu avec le développement de Netflix : le fait de pouvoir jouer sur un nombre d'utilisateurs très important à travers le monde, en déclinant des programmes nationaux qui peuvent avoir beaucoup de succès et qui ne sont pas uniquement américains, avec des budgets d'investissement considérables, a permis en quelques années à ces plateformes de concurrencer des acteurs nationaux très puissants, également présents dans des activités de production.

Le téléspectateur a désormais le choix entre différents types de contenus. Pour le moment, on constate plutôt une complémentarité entre le temps passé sur les plateformes et le temps passé devant la télévision, qui se maintient relativement bien, même s'il peut légèrement décroître pour certaines catégories de la population. S'il n'y a pas d'effondrement, on note toutefois un certain vieillissement des téléspectateurs qui regardent les programmes, ce qui peut constituer un sujet de préoccupation pour les acteurs de la télévision. C'est un élément à prendre en considération, mais le temps passé devant les plateformes est plutôt un temps qui vient en complément.

L'autre élément que nous avons fait ressortir avec force dans notre avis réside dans le fait que ces nouveaux acteurs ont pu se déployer face à une liberté totale ou quasi-totale de la réglementation. Ce qui nous a frappés - et nous avons voulu le souligner avec force -, c'est l'incroyable inégalité des conditions de concurrence réglementaire. Le secteur audiovisuel est corseté dans toute une série de dimensions, que ce soit la façon dont il peut ou doit produire un certain nombre de contenus, ou celle dont il peut construire ses antennes avec des contenus interdits et des jours interdits. Ceci paraissait extrêmement daté et répondait à des préoccupations qui n'étaient plus justifiées. Cela a des conséquences extrêmement concrètes sur la façon dont les acteurs télévisés traditionnels peuvent adapter leur modèle face à la concurrence des plateformes.

Le troisième élément important réside dans l'émergence d'acteurs de la publicité d'un nouveau type. Là encore, les plateformes en ligne, avec leur diversité, qu'il s'agisse de Google, Facebook ou YouTube, ont acquis des parts très significatives dans les marchés de la publicité, mais proposent aussi des publicités d'un type différent, notamment la publicité programmatique et toutes les formes de publicité qui peuvent s'appuyer sur des collectes de données très poussées et un ciblage de l'utilisateur.

On a vu cette publicité en ligne se développer très fortement, avec des taux de croissance à deux chiffres depuis plusieurs années. Cela répond, semble-t-il, à une demande et un besoin des annonceurs, qui se sont montrés très friands de ce type de publicité et de cette souplesse de format permettant d'atteindre un consommateur en train de rechercher un produit déterminé.

À l'inverse, nous avions montré dans l'avis de 2018 que la publicité télévisée était très corsetée, avec interdiction de toute forme de décrochages locaux ou de ciblage des usagers. De ce constat, nous tirions des inquiétudes pour la capacité des acteurs de la télévision traditionnelle à faire face à cette concurrence, notamment une grande difficulté à obtenir un retour sur leur investissement dans la production, les obligations de production ne s'accompagnant pas de la possibilité de maîtriser ensuite les contenus pour les faire fructifier dans la durée ou les diffuser à l'étranger, par exemple. C'était une situation très paradoxale, dans laquelle un acteur télévisé pouvait avoir financé une série ou un film et perdre ensuite tout droit sur son exploitation.

Nous pensions que les contraintes sur la production et les obligations vis-à-vis de la production indépendante pesaient très fortement sur la capacité des acteurs à se développer face à cette concurrence des plateformes et qu'il fallait faire évoluer les règles et les diverses contraintes de jours ou de secteurs interdits à la télévision.

Face à cela, le Gouvernement, puis le Parlement, ont avancé sur un certain nombre de sujets. En matière de publicité, certains interdits sont levés. Pour autant, la publicité télévisée ne deviendra pas, du jour au lendemain, équivalente à la publicité ciblée en ligne. Il y a donc à la fois des défis techniques et des expériences à mener pour savoir comment la publicité télévisée va se modifier : par exemple, quelles formes de ciblage sont envisageables sur un plan technique ? Cela répond-il aux besoins des annonceurs ? Quoi qu'il en soit, un frein réglementaire a été levé, même si cela ne va pas aussi loin que ce que nous avions recommandé.

La deuxième avancée portait sur le rééquilibrage entre les obligations de production qui pèsent sur les acteurs télévisés et sur les acteurs des plateformes en ligne. Là encore, je pense que le système français se distinguait en Europe par sa lourdeur et sa complexité. C'est peut-être sur ce point que les progrès ont été les moins nombreux. Il faut souligner certaines améliorations en termes de rééquilibrage : avec la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA) et la transposition qui en a été faite en France, les plateformes sont désormais soumises à des obligations d'investissement dans les contenus qui n'existaient pas à la même hauteur jusqu'à présent.

Ce rééquilibrage est-il suffisant ? Nous pensons pour notre part qu'il serait nécessaire d'aller plus avant en termes de libération de la capacité à investir et à produire dans les contenus, y compris dans la notion de production indépendante. Nous avions fait différentes propositions sur la façon dont les obligations de production pourraient être assouplies pour les acteurs de la télévision et afin de répondre aux besoins du public. Nous notons par exemple dans notre avis que le public montre une forte appétence pour les séries : faut-il interdire aux acteurs de la télévision d'adapter leur programme pour aller vers plus de séries de qualité - sachant qu'il existe aujourd'hui dans les dispositions un quota pour les films et un quota pour les séries, qu'il n'est pas possible de mutualiser ?

Nous pensons qu'il est nécessaire de faire preuve de beaucoup plus de souplesse et - c'est un point capital - de donner plus de maîtrise sur les droits associés à l'investissement dans la production. Il nous paraît dommageable, sur un plan économique, qu'un acteur de la télévision qui investit dans une série de qualité à fort potentiel de rayonnement ne puisse en retirer les fruits en la multi-diffusant. On peut le faire sans pour autant remettre totalement en cause les fondements du paysage de la production audiovisuelle et cinématographique en France. Nous pensons qu'il y a là matière à avancer.

S'agissant des règles applicables à la concentration en France, qui constituaient l'un des points de l'avis que nous avions souhaité inclure à l'époque où il n'existait pas de projets de recomposition capitalistique, nous pensons que le système actuel doit être profondément réexaminé. Il est issu d'une époque totalement différente, très axée sur les autorisations de diffusion télévisée et, à l'époque, hertzienne. Il est fondé sur le prisme des autorisations de diffusion pour la télévision. Or il existe aujourd'hui des groupes multimédias ou intégrés qui ne proviennent pas forcément de l'univers de la télévision. Cette façon d'imposer la réglementation n'est donc pas nécessairement la plus pertinente.

Par ailleurs, on voit qu'il existe des contraintes assez fortes concernant le nombre d'autorisations de diffusion qui peuvent être possédées par un acteur et les pourcentages de capital qui doivent être possédés par tel ou tel acteur. Nous pensons qu'il faudrait remettre à plat l'ensemble du dispositif pour donner plus d'espace aux acteurs dans le choix de leur modèle de développement. On peut très bien imaginer que certains groupes qui ne viennent pas forcément de l'univers audiovisuel puissent vouloir y investir. C'est un choix imposé par le législateur. Faut-il l'interdire en tant que tel ?

Pour se positionner sur la concurrence mondiale en matière de contenu, et notamment de séries, qui font partie des produits les plus attractifs, il faut mettre sur la table des montants assez considérables pour concurrencer The Crown ou les séries qui font l'événement et qui sont ensuite des moteurs pour les systèmes de vidéo par abonnement.

Ce sera un sujet pour les prochains mois et les prochaines années car, faute de temps, le Gouvernement n'a pu l'inclure dans une réforme audiovisuelle qui, par ailleurs, a rencontré les aléas de la crise sanitaire, comme on le sait.

En l'état, voilà le cadre réglementaire tel qu'il est. Je pense qu'il serait bon, à un moment donné, de prendre le temps de démonter tous ces aspects de la loi de 1986 pour inventer un système complètement nouveau, ou admettre que le système de contrôle des concentrations de droit commun pourrait suffire à un contrôle qui reste exigeant.

Nous avions voulu montrer l'urgence de cette réflexion, sans que cela soit au coeur de notre avis, qui était plutôt concentré sur les contraintes pesant sur la programmation audiovisuelle et les autres inégalités de traitement entre les acteurs traditionnels et les plateformes.

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