Intervention de Isabelle de Silva

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 7 avril 2021 à 9h10
Audition de Mme Isabelle de Silva présidente de l'autorité de la concurrence

Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence :

S'agissant de la limitation du nombre d'autorisations qui peuvent être cumulées par un même acteur en matière de TNT, la logique qui inspire la loi de 1986 réside dans le partage d'une ressource rare. Pour favoriser la diversité sur les antennes, il avait été décidé à l'époque qu'un même acteur ne pourrait disposer de toutes les chaînes de la TNT. Ceci semble assez raisonnable dès lors qu'il s'agissait de partager une ressource limitée.

Faut-il inscrire ce dispositif dans la durée ou le revoir ? Certaines chaînes de la TNT ont aujourd'hui une audience en parts de marché relativement réduite. On peut donc relativiser le poids qui serait associé à la disposition d'une fréquence de la TNT en tant que telle.

La proposition de la commission Lancelot de raisonner en part d'audience est tout à fait envisageable. Une autre option pourrait consister à se demander si l'on a besoin, sur ce point, d'une régulation sectorielle qui vient s'additionner au droit de la concurrence par ailleurs applicable.

Lorsque nous appliquons un contrôle au titre du droit de la concurrence sur un rachat de chaînes, comme nous l'avons fait par exemple quand Canal Plus a racheté deux chaînes de la TNT, nous examinons l'effet sur le marché et pouvons parfois conclure que le rachat de telle ou telle chaîne ne va pas modifier significativement le pouvoir de marché de l'opérateur ni nuire à la concurrence d'une façon qui devrait conduire à l'interdire. On pourrait donc imaginer ne plus avoir de règles spécifiques en la matière et laisser l'opérateur faire son choix, sous le contrôle de l'Autorité de la concurrence. C'est une question à laquelle il faut peut-être réfléchir.

La mise en vente du groupe M6-RTL, qui a été annoncée par la presse, est une opération que nous suivons de près. Dans certaines hypothèses, l'Autorité de la concurrence française pourrait être conduite à se pencher sur ce point. En France, les acteurs audiovisuels se portent plutôt bien. Le système n'a donc pas si mal fonctionné au cours des années écoulées puisque, au moins en termes de rentabilité, plusieurs acteurs de la télévision gratuite et payante se sont maintenus et se sont même développés. Dans le cas de M6, il s'agit d'un succès qu'il faut reconnaître et porter au crédit de ceux qui ont porté ce projet depuis plusieurs années.

Le contrôle que l'Autorité de la concurrence exercera si elle est saisie va se déployer sur plusieurs points, selon la nature de l'entreprise qui souhaiterait racheter M6 et RTL. Quel sera l'effet de cette acquisition sur les différents marchés ? L'analyse portera à la fois sur les marchés liés au secteur de la télévision gratuite ou payante, selon la nature des acquéreurs, et ceci se décline sur toute une série de questions. J'ai mentionné tout à l'heure les acquisitions de droits : on peut avoir, selon l'acquéreur qui se présenterait, des effets très différents, par exemple sur les acquisitions de films récents.

Or c'est un élément important. Comme vous le savez, la chronologie des médias structure fortement notre analyse concurrentielle, puisque nous considérons que l'acquisition d'un film récent n'est pas du tout équivalente à l'acquisition d'un film de catalogue, qui présente une attractivité supérieure. Il existe en outre toute une série de contraintes à propos du moment auquel tel ou tel film peut passer à la télévision, notamment sur les chaînes gratuites ou payantes, de type Canal Plus.

Un autre point portera sur l'effet des acquisitions de droits audiovisuels en général. Cela peut aussi bien concerner des séries que des documentaires ou différents programmes de flux. Il s'agit d'analyses auxquelles nous sommes relativement habitués, les acquisitions des dernières années nous permettant de connaître certaines caractéristiques importantes du marché.

La télévision gratuite étant financée par la publicité, l'effet d'une acquisition sur le marché de la publicité est bien sûr l'un des points importants de l'analyse. Nous nous prononcerons à nouveau sur la façon dont le marché de la publicité télévisée fonctionne, en prenant en considération les différentes évolutions qui ont pu apparaître au cours des années récentes, dont le changement du cadre de la publicité télévisée pourrait constituer un point important, de même que les évolutions qui affectent la publicité en ligne. Celles-ci doivent-elles conduire à modifier le cadre d'analyse de l'Autorité de la concurrence et ses délimitations de marché ? Cela fait partie des sujets qui feront l'objet de toute notre attention.

Je précise que lorsque nous nous penchons sur un marché de ce type, il ne s'agit pas d'une analyse en chambre ou d'une analyse théorique, mais d'interrogations très poussées avec tous les acteurs du marché que sont les responsables des régies publicitaires, ceux qui achètent des espaces publicitaires, les annonceurs et les concurrents qui peuvent être affectés par ces évolutions.

C'est une analyse qui sera certainement longue, approfondie et très ouverte destinée à entendre les acteurs du marché, afin de se prononcer sur les réalités économiques telles qu'elles existent aujourd'hui.

On a un ordre logique d'analyse dans ce type d'opération : quels sont les marchés pertinents ? Quel est l'effet de l'opération ? Si cet effet présente une menace sur le plan de la concurrence, quelles sont les façons d'y remédier ? C'est à ce stade que peut intervenir le débat sur des engagements, qui peuvent être structurels, et que l'on peut demander à l'un des acteurs de revendre une partie de la cible qu'il souhaite acheter.

Ce peut être une option sur la table. On sait par ailleurs que, dans certaines configurations, toutes les chaînes, compte tenu des contraintes qui résultent de la loi de 1986, ne pourraient être conservées. Cela ajoute un élément de complexité à l'exercice.

Nous avons également parmi nos outils des engagements comportementaux qui peuvent, dans certains cas, être pertinents. Il faut aussi que cela réponde aux risques concurrentiels. Il peut s'agir de structures juridiques séparées, d'obligations de « muraille de Chine ». Ces outils ne sont mobilisés que dans la mesure où ils seraient une réponse efficace au risque concurrentiel qui aurait été identifié en amont.

S'agissant de la plateforme Salto, j'ai entendu Nicolas de Tavernost revenir sur ce projet. On parle beaucoup des contraintes imposées par l'Autorité de la concurrence. C'est un projet important qui a été porté par les trois acteurs les plus importants de la télévision gratuite en France, et qui n'est pas très commun. L'Autorité de la concurrence s'était par ailleurs attachée à traiter ce projet avec la plus grande diligence. Il faut souligner qu'il a pu être approuvé en phase 1. C'est la procédure la plus rapide devant l'Autorité de la concurrence, car nous avions tout à fait conscience que les opérateurs souhaitaient aller très vite, fondant beaucoup d'espoir sur ce projet.

Certes, l'autorisation délivrée par l'Autorité de la concurrence a été conditionnée à un certain nombre d'engagements comportementaux de différents types. Cette opération, par nature, présentait en effet un certain nombre de risques concurrentiels : les trois poids lourds de la télévision gratuite en France se mettaient certes en commun pour développer un projet de plateforme mais, pour autant, lorsque des concurrents se réunissent dans une structure, il existe par définition des risques concurrentiels, comme les risques de coordination.

Ces entreprises peuvent en profiter pour discuter de sujets relatifs à l'achat des droits. C'est une constante dans l'analyse concurrentielle : il convient de regarder de très près tous les accords passés entre concurrents.

Dans un autre ordre d'idées, lorsque nous sommes saisis des accords de centrales d'achats entre les acteurs de la distribution, nous soumettons bien souvent ces structures à des engagements afin d'éviter que les distributeurs se coordonnent entre eux pour se mettre d'accord sur les prix, ce qui léserait les fabricants. Or il existait pour le projet Salto des préoccupations de ce type.

Je crois aussi utile de mentionner que la décision d'autorisation que nous avons rendue a été fortement contestée par certains acteurs du marché et a fait l'objet d'un contentieux émanant de plusieurs d'entre eux, toujours devant le Conseil d'État, ceux-ci estimant que nous avions autorisé ce projet à leur détriment. Nous étudierons avec attention ce que le Conseil d'État dira sur cette opération dans les prochains mois.

Nous entendons fréquemment les responsables des trois entreprises concernées. Un certain nombre de points leur posent quelques difficultés, comme le mandataire, la « muraille de Chine », le partage d'informations.

Il faut cependant rappeler qu'il était clair depuis le début que Salto aurait sa vie propre et que cette entité ne serait pas une simple émanation structurellement intégrée des trois groupes. Certes, les trois groupes ont une vision pour cette plateforme et en définissent le projet, mais il importe que Salto puisse, avec des dirigeants avisés et actifs, développer son projet.

Les contraintes imposées par l'Autorité de la concurrence sont-elles trop fortes ? La première réponse sera juridique et sera apportée par le Conseil d'État lorsqu'il se prononcera sur cette affaire. Nous pensons que nous avons cherché en permanence à n'imposer que le strict nécessaire. C'est ce que nous faisons pour tous les dossiers, car c'est une contrainte juridique pour nous. Nous ne pouvons aller au-delà du risque concurrentiel identifié. Néanmoins, ces engagements, qui sont assez nombreux, laissent à la plateforme Salto l'espace nécessaire pour se développer.

Trouvera-t-elle son public ? Ce n'est pas à l'Autorité de la concurrence de le décider ni de porter une appréciation sur ce point. Quoi qu'il en soit, la plateforme a pu démarrer et se déployer. C'est par ailleurs une initiative de regroupement intéressante, qui montre la volonté des acteurs traditionnels d'être présents sur ces nouvelles plateformes.

Pourrait-on revenir sur ses engagements pour les assouplir ? Il est tout à fait admis dans le droit positif que des entreprises puissent venir nous saisir de modifications d'engagements lorsqu'un élément nouveau dans le marché conduit à considérer que tel ou tel engagement deviendrait trop lourd ou inapproprié. Nous instruisons alors cette demande. Il est arrivé à plusieurs reprises que nous allégions ou que nous modifiions des engagements pour tenir compte des nouvelles conditions du marché.

Le meilleur exemple en est l'engagement qui pesait sur Canal Plus au titre du rachat de TPS, des chaînes de la TNT et d'un opérateur d'outre-mer, Mediaserv. Nous avons réexaminé tous ces engagements de manière approfondie à la lumière du nouveau contexte concurrentiel, et nous avions décidé d'en alléger un certain nombre afin de tenir compte de l'émergence d'acteurs comme Netflix.

Canal Plus, par exemple, avait une contrainte importante s'agissant des achats de films dans le cadre d'output deals avec les studios américains. Nous avons estimé qu'il était justifié d'alléger assez sensiblement ces contraintes compte tenu du nouveau contexte qui était celui des plateformes et de l'évolution du secteur concurrentiel.

Les engagements pèsent fortement sur l'autorisation de concentration, mais ils ne sont pas figés pour l'éternité : ils peuvent être réexaminés si les acteurs nous présentent de bonnes justifications pour ce faire. Nous sommes toujours prêts à regarder si des éléments fondent la demande.

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