Intervention de Gilles Babinet

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 18 mars 2021 à 8h35
Audition de M. Gilles Babinet co-président du conseil national du numérique digital champion de la france auprès de la commission européenne

Gilles Babinet, co-président du Conseil national du numérique, digital champion de la France auprès de la Commission européenne :

Je vous remercie de votre invitation. Pour aller dans le vif du sujet, j'ai toujours pensé que l'identité électronique, à laquelle j'assimile le passeport vaccinal, serait tôt ou tard une réalité dans l'espace européen. Je rappelle à cet égard que nous avons l'obligation de nous conformer au règlement eIDAS, qui n'est autre qu'une identité électronique.

Il est nécessaire de commencer par se poser la question suivante : à quoi sert l'identité électronique ? A priori, sa première fonction semble être d'identifier le citoyen dans le cadre d'un certain nombre d'opérations de sécurité, notamment de police. C'est en particulier la fonction de la carte d'identité électronique qui se déploie en France. L'identité électronique permet aussi d'accéder à un certain nombre de services publics. Dans les pays qui l'ont déployée, elle ouvre l'accès à énormément de services additionnels, tels que celui des transports publics aux personnes âgées ou la gestion des données sanitaires.

Pour nous, le débat est particulièrement vif parce que la France n'a pas encore notifié à la Commission européenne son application du règlement eIDAS. Le débat, de nature culturelle, porte sur la confrontation entre les libertés collectives et les libertés individuelles. Dans l'espace européen, la chose est perçue extrêmement différemment selon que l'on se trouve en France, en Finlande, en Estonie ou dans d'autres pays du sud de l'Europe. Certains d'entre nous affichent beaucoup de réserves à l'idée de restreindre une liberté individuelle, en l'occurrence celle d'aller et venir, même si cette restriction a pour objet un bien plus grand, un bien commun.

Il est très difficile de trancher ce débat. J'ai assisté à de nombreuses réunions avec des opposants à l'idée d'identité électronique. Certaines personnes sont irrévocablement attachées à l'idée de n'avoir aucune forme de contrôle d'une autorité supérieure. La crainte d'une société orwellienne est réelle, comme ont pu le montrer des travaux menés dans différents pays, relatifs par exemple au crédit social en Chine. Nous avons été confrontés, lors de la première décennie de ce siècle, à de vrais enjeux d'identification électronique aux États-Unis, qui ont altéré les libertés individuelles, à l'image du Patriot Act.

Ces mécanismes sont mis en oeuvre dans des démocraties. Je pense en particulier à Taïwan, à la Corée du Sud et à l'Estonie. Ces pays possèdent trois histoires différentes et consubstantielles de l'acceptation de ces dispositifs. Quand l'Estonie est devenue indépendante, il a fallu décider qui était Estonien et qui était Russe, ce qui a fait naître l'idée d'une identité plus solide et électronique. Dans le cas de la Corée du Sud, il y a eu une volonté extrêmement forte de développer cette technologie, au lendemain notamment de l'épidémie de SRAS, ce qui rejoint notre propos. Autour de 2002, l'idée d'aboutir à une traçabilité plus grande des citoyens a été l'instigatrice de l'identité électronique. Taïwan a une caractéristique géographique proche de celle de la Corée, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une île avec seulement quatre points d'entrée. L'identité électronique a été créée avec un passeport permettant un passage accéléré de la frontière, il y a 7 ou 8 ans.

Pour ma part, je vois ce sujet en termes de contre-pouvoirs. Dans un pays assez centralisé comme le nôtre, le risque de l'identification électronique est l'abus qui pourrait en être fait. Ce débat est déjà apparu avec le fichier des titres électroniques sécurisés (TES), sous François Hollande. Une des personnes les plus opposées à ce fichier était Axelle Lemaire, alors secrétaire d'État au numérique. Elle s'opposait notamment au fait que le règlement du fichier TES devait être voté un samedi matin en plein été. L'idée du fichier TES était portée par le ministère de l'Intérieur, avec des éléments d'identification très poussés comme les caractéristiques physiques, la couleur des yeux, etc. Il n'y avait aucun contre-pouvoir dans ce dispositif, aucune façon de savoir comment le fichier était administré. Ce procédé remettait en cause un certain nombre de principes de la loi fondamentale ayant fondé la CNIL, loi qui consiste à dire que tout fichier doit être accessible à la personne concernée et potentiellement modifiable.

L'enjeu à cet égard est l'existence de contre-pouvoirs. Le propre de l'expression de la modernité dans les institutions à l'égard de cette révolution numérique, au-delà de l'identité, est la capacité à créer des contre-pouvoirs opérants. La question se pose pour les algorithmes, par exemple pour Parcoursup. Si trois personnes créent un algorithme décidant du destin des futurs étudiants sans que personne n'ait aucune idée du pourquoi et du comment, le problème de conception des contre-pouvoirs démocratiques est évident.

Les trois pays que j'ai cités acceptent plus facilement ces technologies et services parce qu'une grande part de la population maîtrise les sujets technologiques. Il existe ainsi une forme d'interface plus naturelle entre, d'une part, le débat démocratique et citoyen, d'autre part la compréhension de la technologie.

Je me suis intéressé à la contestation qui concerne le compteur Linky et la 5G. Là aussi, j'ai participé à un certain nombre de débats sur le terrain. Il en ressort le sentiment de se trouver dans une situation de passivité face à la mise en oeuvre de ces technologies et d'être soumis à la verticalité, à la centralité du pouvoir. Je pense que nous avons une difficulté assez fondamentale - au sein de l'État et de l'ensemble de ses institutions - à aller chercher le citoyen, à créer du débat en amont, avant ce type d'initiative ou des projets de loi. Cette difficulté est particulièrement évidente sur les sujets technologiques. Dans ce domaine, il y a urgence.

Il convient de déterminer comment exercer un contrôle démocratique sur l'application de ces technologies. Comment s'assurer que le ministère de l'Intérieur ne dévoie pas le design initial de ces dispositifs ? Sur le long terme, comment faire en sorte que les citoyens ne soient pas placés face aux institutions publiques mais qu'ils soient partie prenante dans les nouveaux dispositifs ? Je connais les réserves de certains à l'égard du principe de démocratie participative, mais il faut être pragmatique. Je pratique depuis longtemps l'expérimentation participative, j'en connais les limites, mais il est difficile de contester son effet sur l'adhésion à la révolution technologique.

Je prends l'exemple de la 5G. Les citoyens ne savent pas à quoi elle sert, ils n'en connaissent pas les enjeux de règlement, l'impact en termes d'environnement, l'impact social en termes d'usage. Ce débat a lieu a posteriori, et il s'agit d'une critique très légitime de ceux qui s'en prennent à la 5G. Je suis très favorable à cette technologie mais je ne peux que reconnaître une défaillance dans le processus de construction du consensus à son endroit.

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