Pour répondre à la question de Jean-Raymond Hugonet, notre fonction publique est extrêmement complexe ; ainsi, la bureaucratisation rend l'innovation très difficile. L'État est verticalisé à outrance, il travaille en silo, sans logique de projet. La grande réforme consisterait à instituer des logiques plus transversales, comme il en existe pour les projets plus urgents. Le contexte scolaire se révèle un des pires que je connaisse, avec un croisement d'échelons territoriaux et d'échelons administratifs. C'est le domaine où personne n'ose prendre la moindre initiative. Si nous ne voulons pas que ce pays se fasse dévorer par la bureaucratisation, je pense qu'il faudra se poser cette question de réforme de l'État. La numérisation est probablement une des façons d'avancer, mais la volonté politique est nécessaire pour dépasser ces crispations fortes.
Sylvie Robert nous pose la question de l'enjeu du débat démocratique sur les libertés individuelles et collectives. Il est très difficile de définir la limite entre libertés collectives et individuelles. Est-il envisageable de restreindre la liberté de mouvement d'un individu pour protéger la collectivité d'un virus mortel ? C'est le propre d'une société évoluée de limiter la liberté individuelle pour le bien collectif.
Sur le plan du traitement des données, le vrai enjeu consiste en leur traitement algorithmique. Je vous propose un exemple. Afin de fournir une aide plus importante, il est nécessaire d'identifier des situations individuelles de précarité économique et sociale. Nous avons souhaité croiser des données sur les aides avec des incidents de paiement de cantine scolaire mais nous n'avons pas eu l'autorisation de le faire. Les débats sur ce sujet sont complexes mais ils sont nécessaires. Nous en revenons à la nécessaire montée en compétences de ceux qui doivent y participer, les parlementaires et les élus territoriaux.
En ce qui concerne Make.org, le vrai sujet est de créer une continuité entre la décision technique et le débat dans la cité. C'est un enjeu très important pour vous, qui représentez les territoires, et nous devons nous servir du numérique pour y répondre. Le problème est accru, dans notre pays, par une culture élevée du centralisme. J'ai assisté hier à un débat sur le plan de relance, et j'ai encore constaté que la France est un des pays qui a le plus abandonné ses territoires, et est le pays le plus désindustrialisé d'Europe, avec une industrie à 11 % du PIB. Même le Royaume-Uni est au-dessus de nous, à 13 % de PIB. Nous avons une vraie opportunité avec la transition numérique de repenser les liens avec les territoires, et vous êtes au coeur du réacteur pour initier ce mouvement.
Que faire du citoyen exclu du numérique ? Il faut aller le chercher. C'est impératif, c'est la base du contrat social. Nous devons amplifier le Pass numérique qui est un très bon outil. Je ne comprends pas que nos gouvernements ne se soient pas occupés de ces sujets plus tôt. Nous devons y rester attentifs, et votre pouvoir de contrôle est le bienvenu pour vérifier que ces dispositifs fonctionnent bien.
Quant au cloud souverain, il est difficile de répondre sur Gaia-X. Cette initiative, qui consiste seulement à fédérer des acteurs européens pour définir une norme commune, est bienvenue. Je ne suis pas nécessairement opposé à une politique industrielle qui irait plus loin, mais il faut rester très précautionneux pour éviter un dévoiement d'argent public avec un échec au bout. J'émets toutefois deux réserves sur Gaia-X, sur l'architecture technologique telle que je l'ai vue, et sur la gouvernance.
Sur l'extension du RGPD aux données des personnes morales, j'ignorais le débat. S'agit-il d'une forme de protectionnisme économique par rapport aux Américains ? Je peux le comprendre, face à ces grandes entreprises très intéressées par les données industrielles. L'arrivée du numérique peut être l'opportunité de reprendre un peu l'initiative à l'échelle européenne. Cependant, si nous nous allons vers davantage de protectionnisme, nous devons parallèlement encourager des initiatives compétitives fortes, pour ne pas avoir le protectionnisme sans efficacité économique.
Vous m'interrogez sur le rapport entre territoire et numérique : c'est le sujet de mon dernier livre, écrit pour la fonction publique territoriale. Il est plus facile de mener la transition numérique auprès des acteurs territoriaux. Il s'agit d'une grande opportunité pour les initiatives de remise en route économique, d'inclusion éducative et sociétale. Nous vivons une période de révolution technologique, économique et industrielle, c'est un moment d'opportunité extraordinaire.
S'agissant des cryptomonnaies, je n'ai pas de compétences sur l'aspect monétaire, mais je comprends l'aspect technologique. Sur les risques de traçabilité, nous nous battons depuis des années avec l'OCDE pour faire en sorte que les paradis fiscaux soient remis en cause. Nous sommes face à une rupture technologique très inquiétante à cet égard. Je suis favorable aux cryptomonnaies, mais il existe un risque d'optimisation fiscale à outrance qui pourrait être renforcé par ces dispositifs qui permettent une opacité importante.
Enfin, s'agissant du croisement des fichiers, celui-ci est soumis à des contraintes réglementaires sous l'autorité de la CNIL, mais il s'agit aussi d'un enjeu de design. Nous devrions créer des services afin d'expliquer de façon simple l'intérêt pour chacun d'accepter l'utilisation de ses données. Sur une plateforme, si vous voulez un service personnalisé, il vous est proposé d'utiliser vos données mais vous devez donner votre accord. Cela implique une culture de la donnée. Je pense que le design est parfois plus fort que la loi. Avec des explications simples, il est possible d'éviter des complications réglementaires.
Enfin, je veux dire ici clairement que la CNIL est sortie du cadre réglementaire qui s'impose à elle, et qu'elle est un facteur de retard pour notre pays. Son contrôle parlementaire est insuffisant. Elle est une institution nécessaire, mais pas sous cette forme. Le problème n'est pas au niveau du collège mais au niveau de son personnel administratif, qui n'est pas contrôlé et qui prend systématiquement le parti du principe de précaution absolue.