Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui pour dresser le panorama de notre environnement stratégique. Comme vous le savez, lors de son élection, le Président de la République avait souhaité procéder à une actualisation du Livre blanc - c'était la revue stratégique de 2017 -, avec un objectif : effectuer une analyse fine et complète de la situation stratégique internationale pour en tirer les conséquences pour notre défense.
Face à un monde totalement bouleversé par la crise sanitaire, il nous a semblé indispensable de procéder à une nouvelle analyse des menaces. La pandémie a été particulièrement révélatrice de l'incertitude et de l'imprévisibilité de l'environnement dans lequel nous évoluons. Le travail d'actualisation qui a été conduit a mis en lumière la persistance des menaces que nous avions identifiées en 2017. Dans certains domaines, on constate un renforcement, voire une accélération de ces menaces. Je pense en particulier au délitement de l'ordre international, à l'effritement du multilatéralisme, qui se traduisent par un repli sur soi dangereux et par l'affirmation de logiques de puissance.
La première menace à laquelle nous sommes confrontés et contre laquelle nous devons lutter, c'est le terrorisme. Sur le territoire national comme à l'étranger, il menace la sécurité des Français, ainsi que nos intérêts nationaux. Nous le combattons au Levant, au Sahel, ainsi que sur notre propre sol. Nous sommes militairement engagés pour empêcher que ne s'implante un arc djihadiste du golfe de Guinée jusqu'au théâtre irako-syrien, qui serait en mesure de projeter des attentats jusque sur notre territoire national.
La déstabilisation du monde que nous vivons est aussi due à l'émergence de nouveaux espaces de confrontation - le cyberespace et la maîtrise de l'information, les fonds sous-marins, l'espace exo-atmosphérique -, devenus indispensables à la conduite de nos opérations et où certaines puissances réalisent déjà des manoeuvres stratégiques. Nos compétiteurs y développent des stratégies hybrides qui s'inscrivent sous l'ombre portée de leurs forces conventionnelles, voire nucléaires, ce qui renforce l'ambiguïté de ces menaces et brouille les lignes entre guerre, crise et paix.
Ainsi, la Russie applique ce mode d'action hybride en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Ces activités opaques nous obligent à accroître nos capacités de renseignement pour les déceler, les caractériser et les attribuer et nous conduisent à renouveler nos postures pour prendre en compte ces évolutions du jeu international.
Près de nous, sur les flancs nord et est de l'Europe, la Russie développe depuis plusieurs années une stratégie de défiance afin de maîtriser son environnement proche. Ses démonstrations de force se multiplient à mesure que ses capacités militaires se renouvellent. La Russie s'est par ailleurs imposée comme l'un de nos principaux compétiteurs stratégiques au sud de la Méditerranée, au Levant et en Afrique, où elle cherche à sécuriser ses implantations et où elle n'hésite pas à contester notre action, ainsi que le modèle français, en s'appuyant sur des acteurs non étatiques et sur des manoeuvres de désinformation.
Parmi ces compétiteurs stratégiques au sud de la méditerranée, on compte, et vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, la Turquie qui a également été ces derniers mois un acteur déstabilisant et perturbateur. Elle a mené une politique extérieure offensive et agressive, notamment par l'organisation de campagnes de prospection gazière en Méditerranée orientale, escortées par de nombreux navires de guerre. Elle cherche à s'imposer par la force et par le fait accompli, en violant l'embargo sur les armes en Libye ou en s'immisçant dans le conflit au Haut-Karabakh, où elle a apporté un appui décisif à l'Azerbaïdjan, face à l'Arménie.
Enfin, la Chine avance ses pions partout où elle le peut dans le monde, son objectif étant de se hisser au rang de première puissance mondiale d'ici 2049. Sur les routes de la soie, dans la région indo-pacifique, en Afrique, en Arctique et jusque dans nos territoires outre-mer, elle investit massivement et étend sa présence. Elle n'hésite plus à imposer son propre système de valeurs et à bafouer les règles internationales, notamment celles de la libre-circulation dans les airs et sur les mers. Depuis le 1er février, une loi autorise les garde-côtes chinois à employer des armes en vue de contraindre les navires étrangers à quitter les eaux revendiquées par la Chine. Dans le détroit de Formose, les avions chinois réalisent régulièrement des incursions dans l'espace aérien, qui est contrôlé par Taïwan.
Toutes ces stratégies de puissance s'appuient sur des dynamiques de réarmement, et ce malgré la pandémie. On estime ainsi que les budgets de défense ont atteint en 2020 dans le monde 1 830 milliards de dollars, soit une progression de 3,9 % par rapport à 2019. C'est d'autant plus impressionnant qu'en 2019 le montant total des budgets de la défense à l'échelle mondiale avait déjà augmenté de 4 %, ce qui était considéré à l'époque comme la plus forte progression de toute la décennie.
Ces augmentations sont naturellement tirées par la rivalité entre la Chine et les États-Unis, dont les budgets de défense ont respectivement augmenté de 5,2 % et de 6,3 %. Les États-Unis représentent à eux seuls 40,3 % des dépenses mondiales, avec 738 milliards de dollars, et la Chine 10,6 %, avec 208 milliards de dollars.
Il y a évidemment de la part de la Chine une volonté très forte de remettre en cause la puissance des États-Unis. Des concurrences se développent dans tous les secteurs, du domaine commercial au domaine militaire. La Chine est ainsi devenue au troisième trimestre 2020 le premier partenaire commercial de l'Union européenne, doublant pour la première fois les États-Unis, ce qui est la conséquence directe de l'épidémie de covid-19. Nos importations en provenance de Chine ont augmenté de 4,5 % par rapport à 2019, notamment dans les domaines médicaux et électroniques. Nous devons absolument réduire notre dépendance à l'égard de la Chine, en particulier dans les domaines critiques. À titre d'exemple, nous sommes dépendants en minerais critiques et en terres rares, indispensables à la fabrication de nos matériels de défense, du Rafale aux drones, en passant par les équipements de télécommunications et les batteries mobiles de nos soldats.
Cet enjeu d'accès aux ressources constitue un sujet très important pour nos armées. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu qu'il soit au coeur de notre stratégie énergétique de défense. Malgré ses efforts pour développer le recyclage et l'éco-conception, l'Union européenne importe entre 75 % et 100 % des matières premières dont elle a besoin, comme le cobalt, le nickel, le lithium ou le graphite naturel, qui sont utilisés pour la fabrication des batteries électriques.
Nous ne devons pas regarder ce contexte, certes stratégique et très sombre, avec fatalité, car nous avons les moyens d'agir. Nos forces armées sont très performantes, très entraînées et se perfectionnent chaque jour pour rester à la pointe des combats qui émergent. Nous avons ainsi réalisé un exercice spatial la semaine dernière, AsterX, auquel a assisté le Président de la République vendredi dernier, et qui est le tout premier exercice spatial au cours duquel nous avons simulé une attaque de nos satellites.
Il est un autre exercice dont je voudrais vous révéler maintenant les grandes lignes. Les forces armées françaises ont également effectué le 13 mars dernier un exercice inédit de contre-terrorisme en Méditerranée, au large de la Crète, et simulé une prise d'otages par des terroristes sur un navire commercial ainsi transformé en base de tir sur l'eau. Toute la palette du haut du spectre de nos moyens terrestres, navals et aériens a été mobilisée. En seulement quelques heures, des commandos de la marine ont été projetés par avion sur zone avec une embarcation légère d'assaut ; des Rafales et des hélicoptères Caracal ont décollé de France pour rejoindre le navire sous le contrôle des terroristes à 2 000 kilomètres de nos bases et se sont engagés directement dans sa libération. Cette manoeuvre a mobilisé 450 militaires, des soldats de l'armée de terre, des aviateurs, des bâtiments de la marine qui opèrent régulièrement dans cette zone, ainsi que d'importants moyens de commandement et de contrôle. L'assaut a été bref, grâce à la très forte réactivité de nos forces et à la capacité de projection de nos armées. Avec cet exercice, nous portons un message : sous la vigilance française et européenne, la Méditerranée ne sera jamais un espace de non-droit.
J'attire votre attention sur le fait que seules trois nations dans le monde sont capables de conduire une telle opération. La France est l'une d'elles. Elle a la volonté de participer à la préservation de la sécurité et de la stabilité du bassin méditerranéen, aux côtés de ses alliés. En projetant à longue distance ses moyens d'intervention et en mettant en oeuvre son savoir-faire exceptionnel, la France montre qu'elle a les moyens de se défendre avec ses alliés. Oui, nous en avons les moyens, mais nous devons le faire ensemble : c'est essentiel pour ne pas subir de déclassement stratégique. Le renforcement de l'autonomie stratégique européenne est la solution pour faire face à ces nombreux défis, en bonne intelligence avec l'OTAN, évidemment, car une Alliance atlantique forte suppose une Europe forte.
Cette Europe forte, c'est d'abord une Europe de terrain. La force Takuba que nous opérationnalisons en ce moment au Sahel est une grande réussite de ce point de vue. De nombreux militaires issus des forces spéciales de différents pays européens combattent quotidiennement côte à côte contre le terrorisme. J'aurai l'occasion de m'entretenir prochainement à ce sujet avec mes homologues suédois, tchèques, estoniens et italiens, ainsi qu'avec des représentants d'autres pays qui réfléchissent à nous rejoindre.
L'engagement des Européens au Sahel va évidemment bien au-delà de Takuba. Ils sont très nombreux au sein de l'opération Barkhane, ainsi que dans les missions de l'Union européenne et des Nations unies. De plus en plus d'Européens s'engagent pour lutter contre l'expansion de ces mouvements terroristes, qui menacent directement le territoire européen. C'est une excellente nouvelle que l'Europe ose s'élever pour défendre ses intérêts, son territoire et ses citoyens.
Cette dynamique européenne, nous la forgeons tous les jours davantage grâce à l'initiative européenne d'intervention. La présence maritime coordonnée qui sera prochainement expérimentée dans le Golfe de Guinée, où la piraterie reste malheureusement prégnante et qui fait l'objet d'un pillage de ses ressources, procède exactement de la même logique. Elle permettra de renforcer notre culture d'engagement en commun tout en défendant le principe fondamental de liberté de circulation sur les mers.
Une Europe forte, c'est aussi une Europe industrielle et innovante. À cet égard, le renforcement de notre interopérabilité se fera par le développement de capacités communes et par la réduction de notre dépendance technologique et industrielle. Aujourd'hui, nous devons mener à bien les projets capacitaires en cours avec l'Allemagne, vous l'avez rappelé. Je pense bien entendu au SCAF, au MGCS, mais également au Tigre avec l'Espagne et à l'Eurodrone avec l'Italie.
Concernant le SCAF, ma collègue Annegret Kramp-Karrenbauer et moi avons demandé aux industriels de poursuivre leurs discussions pour aboutir à un accord concernant le démonstrateur de l'avion. C'est une phase essentielle, qui doit absolument tenir compte des grands principes que nous avions actés en 2017 : l'identification de responsables pour chaque chantier du programme et le principe du meilleur athlète. On ne peut pas transiger sur ce principe pour nos militaires, pour les jeunes ingénieurs ou techniciens qui s'engageront dans ce projet, mais aussi pour nos concitoyens. Nous devons être absolument certains que c'est bien la performance qui guide notre choix quand il s'agit de notre défense et que nos militaires seront équipés du meilleur armement possible.
Une Europe forte, c'est également une Europe stratège, capable de nouer des partenariats forts, qui lui permettront d'affirmer sa place sur la scène internationale. C'est enfin une Europe solidaire et résiliente, capable de mieux se défendre face aux tentatives extérieures de division ou d'affaiblissement.
Pour construire cette Europe forte, nous avons évidemment besoin d'être plus forts à l'échelon national. Cela implique de poursuivre les efforts de remontée en puissance de nos armées que nous mettons en oeuvre depuis plus de trois ans maintenant. Je pense que nous pouvons avoir collectivement la satisfaction de dire que nous sommes sur la bonne voie. Le strict respect de la loi de programmation militaire en est la preuve. En 2020, les investissements d'équipements de défense se sont élevés à 28,1 milliards d'euros. On estime qu'un chiffre d'affaires d'un million d'euros dans le domaine de la défense génère entre sept et huit emplois, sans compter ceux qui sont créés dans les domaines du bâtiment, des travaux publics et des infrastructures. Ainsi l'évolution de la ressource budgétaire prévue en LPM conduirait à la création d'environ 25 000 emplois directs supplémentaires d'ici à 2022 et jusqu'à 70 000 à l'horizon 2025.
Il faut bien comprendre que ces dépenses profitent à tous. Une industrie de défense performante, ce sont des emplois pour les Français et des armées plus fortes. Des armées fortes, ce sont des Français protégés, et ce en toutes circonstances. Nous pourrons peut-être évoquer, en réponse à vos questions, notre récente participation aux opérations coups de poing en termes de vaccination qui ont été menées en France ou bien le soutien particulier que nous apportons aux outre-mer pour faire face à la crise sanitaire.
Dans cet environnement stratégique dégradé, la vitalité, la force et l'agilité de nos armées seront essentielles pour garantir la sécurité et la protection de nos intérêts, de la France et des Français.
Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions et compléter, le cas échéant, certains points.