Vos questions sont toutes très intéressantes et on pourrait passer des heures sur chacune donc je vais essayer d'être synthétique. Sur le fait que Joe Biden se dise idéaliste mais qu'en même temps il est pragmatique, je pense que ce n'est pas un grand mystère que les responsables politiques doivent agir dans les contraintes de la réalité. Donc Joe Biden met en avant son respect des valeurs. Il faut savoir qu'il se présente comme un catholique pratiquant et, dans le contexte américain, c'est très important. D'ailleurs, le catholicisme américain est en partie en train de se faire aspirer par les évangéliques qui sont très à droite mais il y a quand même une branche « catho de gauche ». Je ne sais pas si ce concept peut être transposé de l'autre côté de l'Atlantique mais, si c'est le cas, Biden en fait clairement partie. Il met cela bien en avant mais évidemment il ne peut pas aller jusqu'au bout des exigences d'une telle posture et donc il doit composer avec la réalité. Je ne suis pas tout à fait choquée.
En ce qui concerne l'affaire de la Syrie en 2013 lorsque l'administration Obama n'a pas suivi la France dans les frappes punitives contre le régime de Bachar el Assad, mon interprétation de ce retournement de l'administration Obama - de cette trahison parce qu'il avait quand même promis d'agir et que nous, nous étions prêts - est qu'il s'agit d'une conséquence du retrait tardif et inattendu de la Grande-Bretagne. Rappelez-vous, le Premier ministre de l'époque, qui était David Cameron si je ne m'abuse, était rentré de vacances et n'avait pas bien préparé le vote aux Communes et donc les Communes ont voté contre et l'Angleterre a dû se retirer de cette action commune. J'y vois en réalité la preuve que même en 2013 - et encore aujourd'hui j'imagine - quand il s'agit de faire des actions militaires dans le monde, l'allié des Etats-Unis est la Grande-Bretagne et non pas la France. Le fait que la France soit à leurs côtés continue à compter moins que si c'est la Grande-Bretagne. C'est comme ça que j'avais vu les choses à l'époque, je ne suis pas sûre que ça ait beaucoup changé depuis.
Assiste-t-on à une nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine ? C'est une expression facile à employer pour désigner ce qui se passe. Il faut cependant rappeler que la situation est bien différente d'avec l'URSS puisqu'il y a maintenant des liens économiques importants et que le PC chinois ne pratique pas le même prosélytisme dans le reste du monde. La grande question aujourd'hui est de savoir si la Chine veut imposer son modèle politique dans les autres pays du monde ou pas et, jusqu'à présent, ce n'est pas si net qu'à l'époque soviétique.
Je vais dire quelques mots sur les relations avec l'Union européenne. C'est évident que les Etats-Unis de Joe Biden ont de l'amitié pour l'Union européenne et la considèrent comme une construction positive. L'Europe n'est pas un problème pour les Etats-Unis aujourd'hui - en tout cas l'Europe occidentale, car à la marge avec la Russie, c'est un peu différent. Cependant, si le dossier iranien n'est pas en haut de la liste des priorités pour Joe Biden, l'Europe, quant à elle, est bien en bas de la liste. D'une certaine manière, c'est une bonne chose, mais cela veut aussi dire qu'ils ne vont pas beaucoup s'occuper de nous. Par ailleurs, sur les différends commerciaux, il ne faut pas du tout s'attendre à des cadeaux de la part des Etats-Unis et de l'administration Biden parce qu'ils poursuivent avant tout leur intérêt national - et c'est bien normal. Nous devons donc continuer, nous Européens, à présenter un front commun, notamment avec l'Allemagne, vis-à-vis de leurs demandes. Anthony Blinken a dit - c'était en septembre dernier pendant la campagne - que si l'équipe Biden arrivait aux affaires et relançait des négociations avec l'Union européenne, il faudrait que les pays européens assouplissent leurs positions sur les réglementations relatives aux produits agroalimentaires, car les Etats-Unis les trouvent beaucoup trop tatillonnes et veulent pouvoir exporter leurs produits sans les respecter. Il faut donc s'attendre à des positions assez fermes de la part de l'administration Biden sur ce sujet, de même que sur celui de l'extraterritorialité du droit.
Sur l'extraterritorialité du droit, qui est vraiment liée au privilège du dollar et dont on a vu les effets extrêmement importants sur nos entreprises ces dernières années, l'administration Biden sera peut-être prête à discuter, mais certainement pas à abandonner cette arme puissante dans leurs relations internationales.