Intervention de Corentin Sellin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 31 mars 2021 à 10h00
Audition de Mme Laurence Nardon responsable du programme amérique du nord de l'institut français des relations internationales ifri et de M. Corentin Sellin professeur agrégé d'histoire et spécialiste des états-unis

Corentin Sellin, professeur agrégé d'histoire et spécialiste des États-Unis :

Pour revenir sur l'épisode syrien et, plus largement, sur le positionnement en matière de droits de l'Homme, ce qui est très frappant, surtout quand on connaît les habitudes de la technostructure de diplomatie étatsunienne, c'est l'humilité et la modestie affichées par l'administration Biden. Anthony Blinken a reconnu à plusieurs reprises qu'il y avait eu des erreurs, en particulier dans le dossier syrien, mais qu'ils avaient fait de leur mieux, qu'ils n'avaient pas, en particulier, sous-estimé la montée en puissance de l'Etat islamique. Ce discours de modestie - qu'il faudra bien sûr valider par des actes - renvoie à la fois à une fermeté sur les principes - parce que ceux-ci ont, aux yeux des démocrates, été bafoués ou menacés pendant les quatre ans de Trump - et au constat qu'il n'est pas possible de revenir au « wilsonisme botté », c'est-à-dire aux interventions militaires pour imposer la démocratie -le document d'orientation stratégique de début mars insiste beaucoup sur ce point - car le monde a changé et que l'opinion étatsunienne ne veut plus entendre parler de ça. Dans la passionnante enquête Pew Research que j'ai déjà citée, on demandait aux sondés de classer les motifs de politique étrangère du plus important au moins important. Le plus important, c'était de protéger les emplois des travailleurs américains ; le moins important, tout en bas de la liste, seulement 20% des sondés y tenaient, c'était de promouvoir et d'imposer la démocratie dans le monde. Donc, je crois qu'il y a à la fois une fermeté sur les principes - on l'a vu par exemple avec la publication du rapport de renseignement déclassifié sur l'assassinat du journaliste Khashoggi qui visait à adresser un signal à l'Arabie Saoudite - mais aussi la prise en compte que la diplomatie et la politique internationale doivent se faire en fonction des attentes de l'opinion au plan intérieur, lesquelles restreignent les moyens pour affirmer ces valeurs démocratiques.

J'en viens ensuite aux propos de Joe Biden sur Vladimir Poutine. Je crois qu'il faut remettre ces propos dans le contexte d'une interview où il est sollicité. C'est un exercice où il est connu pour ne pas être à l'aise du tout. D'ailleurs, il cherche plutôt à l'éviter. Ainsi, il n'a fait sa première conférence de presse qu'après deux mois de présidence. En outre, le mot lui est un petit peu suggéré par le journaliste. Par ailleurs, il faut toujours regarder les paroles et les actes. Quasiment au même moment, les Etats-Unis ont décidé de proroger pour cinq ans le traité New START sur la limitation des armements avec la Russie. Donc, la réalité est beaucoup plus nuancée. Cependant, il faut bien le dire, le dossier russe pose un problème particulier parce qu'il a des implications en politique intérieure. Le mandat de Donald Trump a été marqué par l'ingérence forte de la Russie dans l'élection présidentielle de 2016, qui a été attestée par les services de renseignement puis, surtout, du point de vue démocratique, par une commission sénatoriale du renseignement où pourtant les républicains étaient majoritaires. On se souvient de toutes les conséquences de cette ingérence en politique intérieure et sur le statut de Donald Trump. Il y a eu une sorte de réplique de ce phénomène d'ingérence de la Russie en 2020 - le renseignement étatsunien vient d'en faire état -, mais beaucoup moins forte et moins étendue. Mais le dossier de la relation politique à la Russie est devenu un dossier presque autant de politique intérieure que de politique extérieure, avec tout ce que cela implique d'excès verbaux et de rhétorique. Il y a dans ce mot lâché par Joe Biden la continuation de l'opposition entre des démocrates, dont une partie des électeurs était convaincue que l'ex président était à la solde de la Russie, et des dirigeants et électeurs républicains dénonçant une obsession malsaine des démocrates pour la Russie. Je pense que l'excès langagier est lié à cette transformation de la question russe. Néanmoins, si on veut bien sortir de ce champ miné intérieur, il y a des possibilités de réalisations diplomatiques, comme l'a montré la récente prorogation de l'accord START de maîtrise des armements.

Ce qui est très frappant quand on lit le document d'orientation stratégique provisoire de début mars, c'est que l'Union européenne n'est quasiment jamais citée. Comme sous l'administration Obama, l'Europe est envisagée d'abord et avant tout sous le prisme OTAN. Il y a aussi l'idée que le monde connaît un conflit de type nouveau, marqué par une accélération technologique inédite. Comme l'a dit Antony Blinken en septembre 2020 - et ce point est repris dans le document d'orientation stratégique - la ligne de clivage du monde se situe désormais entre les techno-démocraties et les techno-autoritarismes et dans cette lutte, dont l'ingérence électorale de la Russie a pu être un premier exemple, les Etats-Unis auront besoin de toutes les démocraties qui partagent une même conception normée d'un usage des nouvelles technologies dominé par le droit dans un cadre démocratique. Ainsi, il y a peut-être l'idée que l'Union européenne peut aider les Etats-Unis à construire cette alliance des techno-démocraties contre les Etats qu'ils appellent des techno-autoritarismes, en particulier la Russie et la Chine. Il s'agit là, peut-être, d'un champ nouveau qui s'ouvre à la coopération entre les Etats-Unis et l'Union européenne car en termes de réflexion éthique, de réflexion sur les normes de droit et d'utilisation des nouvelles technologies, l'Union européenne peut être un partenaire très important pour les Etats-Unis.

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