Merci, Madame la présidente. Le Conseil d'État se réjouit de discuter avec vous au sujet de la simplification des normes, et notamment des normes applicables aux collectivités territoriales.
Le Conseil d'État est confronté à l'empilement et l'obscurité des normes au cours de ses missions. Il occupe :
- la fonction de juge suprême de la juridiction administrative. Le Conseil d'État traite en dernier ressort les litiges entre les personnes privées et publiques. 10 000 requêtes lui sont transmises chaque année, dont 15 % directement envoyées au Conseil pour des actes importants. Par ailleurs, la jurisprudence, qui définissait des principes, devient de plus en plus interprétative. Ainsi, le Conseil d'État doit donc confronter les normes, lisser les contradictions, et éclairer les zones d'ombre, afin de déterminer le sens de la norme et dégager un mode d'emploi concret ;
- la fonction consultative. Le Conseil d'État examine les ordonnances, les projets et les propositions de loi (depuis la réforme constitutionnelle de 2018). En tant que conseil indépendant, il donne un avis sur la conformité des initiatives gouvernementales ou parlementaires au droit ;
- la fonction d'étude, de propositions et de diagnostics, qui me tient à coeur. Le Conseil d'État accumule de l'expérience. Il peut ainsi faire le diagnostic de ce qui fonctionne ou non dans la gouvernance publique et dans la mise en oeuvre des politiques publiques. Suite à cette étude, il peut émettre des propositions ;
- la fonction de gestionnaire de l'ensemble de la juridiction administrative (42 tribunaux administratifs, bientôt 9 cours administratives d'appel et la Cour nationale du droit d'asile). Le Conseil est confronté à la réalité vécue par les tribunaux administratifs et à l'interprétation locale de la norme. Cette interprétation est d'ailleurs souvent discutée lors des visites de juridiction que j'effectue mensuellement.
La simplification du droit est une préoccupation constante du Conseil d'État. Au titre de sa fonction d'étude, le Conseil d'État a publié trois rapports.
Le premier fait suite à un rapport publié vingt-cinq ans auparavant, célèbre pour l'utilisation du terme « lois bavardes », et une autre étude annuelle publiée dix ans auparavant consacrée à la sécurité juridique.
En 2016, le Conseil d'État a réfléchi à la simplification et la qualité du droit, puisque ce sujet est également démocratique. En effet, notre démocratie est en perpétuelle recherche de confiance. Sans la possibilité de déterminer les responsables, les Français ne sont pas en mesure d'apprécier l'action de ces personnes publiques et donc d'avoir confiance. Pour cultiver la confiance, la norme doit être claire, lisible et doit orienter les comportements des Français.
En toute transparence, je crois profondément que nous vivons une crise de la norme, alors que la France est un des pays croyant le plus aux vertus de la norme, à son rôle dans la conduite des politiques et dans l'orientation des comportements. C'est un trait culturel français. Aujourd'hui, la norme n'a plus la capacité de réguler notre pays et orienter les comportements.
Par exemple, si nous souhaitons améliorer la qualité des services rendus dans les établissements publics (écoles, établissements de santé et autres), nous pourrions produire une norme instaurant un standard de qualité minimale. Ce faisant, nous devrions mettre en place un contrôle avec des inspecteurs, pour vérifier le respect de ces normes dans chaque établissement. Toutefois, ce processus est coûteux et peu visible.
De plus, aujourd'hui, avec l'open data, un site pourrait comparer et publier les performances des divers établissements grâce à une collecte des données. La publication de ce benchmark complet est plus efficace que les normes pour orienter les comportements et stimuler la qualité des services.
L'accumulation de normes et la perte de leur lisibilité réduisent l'influence de la norme sur les comportements. Les Français n'ont plus confiance dans la stabilité de la norme compte tenu de son changement incessant. Alors que la société nécessite des normes et des règles pour fonctionner, la norme est concurrencée par une série de méthodes et d'actions publiques parfois plus efficaces.
L'étude annuelle 2016 reposait sur un constat. Des efforts indéniables ont été menés et résultent de la construction de dispositifs pérennes, avec notamment un effort de rationalisation des procédures normatives. Des programmes de simplification ont été lancés en ce sens. Un membre du gouvernement est ainsi chargé de la simplification des normes. De plus, des dispositifs facilitant l'accès au droit ont été mis en place, le processus de codification a été renforcé et les téléservices ont également été installés.
Toutefois, dès 2016, le Conseil d'État a constaté le bilan décevant de ces efforts. Face à ce constat et pour réaliser ce « changement de culture normative », le Conseil d'État a émis vingt-sept propositions autour de trois objectifs :
- responsabiliser les décideurs publics, qui sont les acteurs de la simplification. Chaque décideur doit s'approprier cette culture et cet objectif de la simplification des normes ;
- maîtriser l'emballement de la production normative, en disciplinant les procédures normatives (ordonnances de simplification et programmation plus stricte du travail gouvernemental) ;
- faciliter l'application de la norme en allant plus loin dans la codification à droit constant, en étendant les dispositifs de guichet unique et en renforçant les procédures de dialogue entre l'administration et le public.
Cinq ans après cette étude, nous pourrons dresser un bilan des propositions.
En 2019, faisant suite à un groupe de travail, un rapport sur les expérimentations a été publié, avec pour réflexion principale : « Comment innover dans la conduite des politiques publiques ? ». La France expérimente ses normes de manière considérable. Avant sa publication, une norme est expérimentée sur un échantillon représentatif, puis est évaluée, voire éventuellement corrigée avant de la généraliser. Deux types d'expérimentation sont menés, respectivement des expérimentations normatives et des expérimentations éloignées de la norme.
Cette étude dresse, pour la première fois, le bilan de toutes les expérimentations menées en France. La variété des sujets expérimentés est mise en avant, puisque presque toutes les politiques publiques sont expérimentées. Dans cette étude, nous proposons un guide pratique pour tirer le meilleur parti des expérimentations. Nous avons également consacré une partie de l'étude à l'expérimentation au niveau local. D'après le Conseil, l'expérimentation représente un gisement de simplification ou d'amélioration des normes. Nous sommes convaincus que les collectivités territoriales peuvent contribuer à la simplification ou l'amélioration des normes, si elles ont la possibilité de mettre en place leurs propres expérimentations.
L'étude de 2020, « Conduire et partager l'évaluation des politiques publiques », s'intéresse à l'évaluation des politiques publiques avant, pendant et après leur mise en oeuvre. Cette étude émet une série de propositions, puisque des progrès sont à mener dans l'évaluation préalable. En effet, une fois que nous constatons un problème en France, nous avons tendance à nous réfugier dans la norme. Notre solution aux problèmes est de changer, adapter, corriger la norme, alors que très souvent nous faisons face à un problème de moyens ou à un manque d'informations.
Ainsi, nous recommandons d'étudier les options (comparaison des avantages et inconvénients de chaque solution), au lieu de se précipiter vers la solution normative. Nous avons émis des propositions pour renforcer l'évaluation ex post, c'est-à-dire vérifier a posteriori que les objectifs ont été atteints. Cette action prend appui sur une mise en réseau plus efficace des personnes contribuant à l'évaluation, en définissant des programmes d'évaluation. En outre, à mon avis, nous devrions réaliser moins d'évaluations, mais qu'elles soient plus pertinentes. De plus, nous devrions peut-être choisir les sujets pour lesquels nous expérimentons au lieu de nous disperser.
La simplification guide le Conseil d'État dans ses activités consultatives. Lorsque nous examinons des décrets, des projets de loi et des ordonnances, nous attachons une attention particulière à la clarté, la précision des termes, l'intelligibilité, l'accessibilité et la cohérence de la norme (son intégration dans l'ordre juridique), ainsi qu'à sa capacité à atteindre les objectifs recherchés.
Nous examinons attentivement les études d'impact, leur qualité, complétude et sincérité pour savoir si les études éclairent le législateur. En outre, une fois la loi délibérée par le Conseil des ministres, nous vérifions également la présence d'indicateurs. En effet, pour évaluer, nous devons connaître les objets à évaluer et la temporalité pendant laquelle les données seront mesurées.
Toutefois, nous faisons face à un problème. Le Conseil d'État examine de moins en moins de normes. En effet, en 2021, en France, le coefficient multiplicateur (i.e. la différence entre la loi adoptée par le Conseil des ministres - et donc soumis au Conseil d'État - et la loi publiée) s'élève à 3,3 contre 1,2 pour les grandes démocraties parlementaires européennes. Ainsi, pour vingt lois adoptées par le Conseil des ministres, soixante-cinq seront publiées dans le Journal Officiel. Or, les quarante-cinq articles supplémentaires ne sont pas soumis à la même discipline de sécurité juridique et d'examen du Conseil d'État, puisqu'ils ne sont pas étudiés par le Conseil.
Pour pallier le problème, la révision constitutionnelle de 2008 a permis aux parlementaires, avec l'accord du président de leur chambre, de nous soumettre des propositions de loi. Ces dernières sont étudiées comme un projet de loi. Par exemple, nous venons d'examiner une proposition de loi de Mme Laure Darcos sur l'économie du livre. Le dialogue mené entre les parlementaires et du Conseil d'État renforce cette activité du conseil au service du parlement, je m'en réjouis.
Par ailleurs, aujourd'hui, le gouvernement n'est pas le seul acteur majeur de la fabrication de la norme.. Ainsi, en ajoutant les ordonnances aux projets et propositions de loi, le Conseil d'État examine 50 % de la production normative. Il ne peut ainsi exercer son travail de simplification sur l'ensemble de la norme.
En outre, s'agissant de la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales, je me réjouis de vos réflexions. La première a trait au principe de libre administration des collectivités territoriales. Vous tenez à ce principe, tout comme le Conseil d'État et les Français. Ce principe est intégré dans notre Constitution et fonde la démocratie locale. Toutefois, il modifie la répartition des compétences entre la loi et le règlement, et conduit à la hausse de la part respective de la loi.
Ce gonflement normatif s'est accompagné d'une complication des textes législatifs relatifs aux collectivités territoriales, qui entrent davantage dans le détail et complexifient les textes. Le code général des collectivités territoriales en est la preuve.
Le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) peut jouer un rôle dans la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales. Le Conseil d'État veille à recevoir l'avis du CNEN avant d'examiner les textes. Nous regrettons parfois qu'une partie de ces avis ne soit pas motivée. Sur certains sujets, le CNEN produit un effort important de motivation de l'avis. Toutefois, faute de moyens et de temps, l'avis est souvent bref et peu motivé, et ne permet pas de comprendre ou définir des solutions alternatives.
Concernant les collectivités territoriales, il est également difficile de concilier l'objectif de simplification de la norme, avec leur demande de liberté et de plus grande différenciation. Les collectivités territoriales souhaitent être moins limitées par la réglementation nationale. Je le conçois. La diversité des territoires doit être visible dans la norme. Le Conseil d'État a rendu plusieurs avis en ce sens, comme :
- l'avis du 7 décembre 2017 au sujet de la différenciation des compétences des collectivités territoriales relevant d'une même catégorie. Grâce à cet avis, en donnant une plus grande souplesse dans la modulation des compétences des collectivités territoriales, le principe de subsidiarité gagnerait en effectivité. La démocratie locale en serait également renforcée ;
- l'avis du 20 juin 2019 sur le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique ;
- l'avis du 16 juillet 2020 sur le projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution. Ce projet de loi fait suite à l'avis de 2017 et à l'étude sur l'expérimentation. Il est en cours d'examen par le Conseil constitutionnel. Dans cet avis, le Conseil d'État a rappelé que le principe d'égalité est différent du principe d'uniformité, qu'il ne fait pas obstacle à des adaptations de la norme pour des réalités territoriales diverses, et qu'une expérimentation préalable n'est pas toujours obligatoire.
Enfin, l'assemblée générale du Conseil d'État a rappelé que les expérimentations permettent de mettre en mesure le législateur et le gouvernement de faire évoluer les dispositions régissant l'exercice des compétences des collectivités territoriales, pour donner une portée effective au principe de subsidiarité.
Pour finir, j'attire votre attention sur la distinction entre la simplification et la différenciation. Parfois, la règle unique est plus courte, alors que la règle différenciée - en distinguant les cas, les catégories et les collectivités - sera plus complexe. Les objectifs et le point de vue adopté lors de la simplification doivent être clairs. La simplification n'a pas la même portée, s'il est question d'un usager, d'une entreprise ou d'une collectivité territoriale. La difficulté réside dans l'atteinte d'un équilibre le plus satisfaisant entre ces deux objectifs.
Je m'excuse pour ma longue présentation. Je vous remets les études. Mes collègues et moi sommes à disposition pour répondre à vos questions.