Intervention de Alain Lambert

Délégation aux Collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 18 février 2021 à 9h00
Audition de M. Alain Lambert président du conseil national d'évaluation des normes cnen dans le cadre des travaux sur la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales

Photo de Alain LambertAlain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) :

Madame la présidente, Monsieur le vice-président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie pour cette invitation, ainsi que pour cette évocation de la mémoire de M. Jean-Claude Boulard, qui fut un combattant de la lutte contre la prolifération normative.

Le CNEN étant désormais bien connu de votre délégation, je ne reviendrai pas sur ses missions, sauf si des questions venaient à être posées sur le sujet. Mon propos introductif sera davantage consacré à l'actualité des travaux du CNEN, que je souhaiterais partager avec vous.

La crise sanitaire aura révélé, comme nous ne cessions de le dire ensemble, la nécessité d'un meilleur fonctionnement public. En effet, la tragédie sanitaire a mis à nu la mauvaise articulation de notre droit entre l'échelon central et les échelons locaux, le caractère complexe, voire absurde, du droit unilatéral et rigide qui régit cette relation entre l'État et les collectivités territoriales. À cet égard, la crise aura au moins eu le mérite d'être l'élément déclencheur d'une prise de conscience collective, au-delà des cénacles que nous représentons. Si l'action publique est légitimement décidée au niveau central, chacun comprend désormais qu'elle doit s'appliquer et se juger au niveau local, avec une forte implication des collectivités territoriales - une inefficacité au niveau central ayant vocation à être ressentie au niveau local.

Les assouplissements du droit intervenus durant cette crise sont méritoires. Cependant, aux yeux du CNEN, ils demeurent insuffisants. Il y a par ailleurs une forme de légèreté à qualifier ces assouplissements de « transitoires », alors que les effets de la crise sont appelés à perdurer au moins deux ans. Dans ce contexte, il conviendrait sans doute mieux de stabiliser un droit transitoire adapté à la crise, plutôt que de proroger successivement des mesures ponctuelles insuffisantes.

Pour le CNEN, cette crise révèle ainsi l'urgente nécessité pour le central de faire confiance et de renforcer le rôle du local, selon un droit plus orienté vers l'opérationnel - un droit de la crise étant par ailleurs appelé à perdurer au moins deux ans.

Le deuxième enseignement que nous tirons de cette crise est que nous devons désormais raisonner moins en termes de pouvoirs qu'en termes de résultats. Pour nos compatriotes, les résultats obtenus importent davantage que le fait de savoir si la compétence est nationale ou locale - ce cadre étant par ailleurs nécessaire pour que chacun se sente responsable. Il conviendrait donc de cesser de parler aux Français des instruments de l'action publique, pour leur parler de l'action publique menée à leur service, des objectifs ainsi poursuivis et des résultats ainsi escomptés.

Pour permettre une véritable réforme du fonctionnement public, en dépassant les cloisonnements ministériels ou territoriaux actuels, le CNEN préfèrerait ainsi que soit privilégié un concept de transformation de l'action publique, qui engloberait ceux de décentralisation, de déconcentration, de différenciation, etc.

Je souhaiterais par ailleurs vous proposer une synthèse des travaux menés par le CNEN à compter du premier confinement, à partir d'auditions de personnalités qualifiées, d'élus, de hauts fonctionnaires et d'universitaires. Le rapport ainsi élaboré contient de nombreuses propositions, très liées aux 50 propositions pour le plein exercice des libertés locales formulées par le Sénat.

Les propositions de simplification se heurtent souvent à des principes prétendument constitutionnels ou organiques, souvent surestimés et qui empêchent de trouver des solutions à des problèmes pratiques du quotidien des collectivités territoriales. Nous avons donc souhaité réinterroger ces principes.

Nous souhaiterions tout d'abord que l'intention du législateur soit davantage solennisée, de manière à ce que le pouvoir règlementaire soit plus attentif au droit des collectivités territoriales - ce dernier dépendant constitutionnellement des seuls pouvoirs du Parlement.

Nous souhaiterions également que la décentralisation soit définie plus explicitement - celle-ci n'ayant jamais été définie dans la loi et se heurtant souvent à des avis divergents de la doctrine.

Nous avons par ailleurs proposé de réaffirmer le principe de libre administration, en en décrivant toutes les composantes, y compris au regard des compétences transférées - celles-ci posant la question de l'exercice du pouvoir hiérarchique de l'État central.

Nous souhaiterions aussi que soit instauré clairement un principe de liberté contractuelle, pour résoudre un certain nombre de difficultés rencontrées par les collectivités territoriales, y compris en cas de consensus entre elles. Aujourd'hui, sous la menace de contrôles de légalité, les exécutifs ou les assemblées délibérantes des collectivités territoriales sont parfois invités à modifier leurs délibérations, sans que cela soit complètement justifié.

Il conviendrait par ailleurs de revisiter la déconcentration, admirablement décrite dans la charte nationale de la déconcentration mais totalement oubliée par les services de l'État.

Nous souhaiterions également qu'une notion nouvelle d'imputabilité soit créée, différente de celle de responsabilité du fonctionnaire. Cette notion permettrait de faire en sorte que la responsabilité d'un fonctionnaire ne soit pas recherchée en cas de résolution, à travers un processus de validation hiérarchique, d'un cas d'espèce non adressé ou mal adressé par la loi.

Nous souhaiterions également que soit renforcé le droit de dérogation des préfets. Dans une optique de renforcement de la déconcentration, ce droit pourrait être étendu à des dispositions législatives, à condition que cette dérogation ait été explicitement prévue par le législateur, en cas d'excès de détail de la loi soulevant un problème d'application. Ceci pourrait être délicat sur le plan constitutionnel. Cependant, ceci pourrait constituer le seul moyen de résoudre une problématique d'excès de détail du stock engendrée par des dispositions d'ordre règlementaire ayant été introduites dans la loi.

Nous avons également suggéré d'insérer des dispositions préliminaires au Code général des collectivités territoriales - ce code demeurant l'un des rares à ne pas disposer de telles dispositions. Des principes fondamentaux, parfois oubliés, voire contredits, dans le détail des articles du Code général des collectivités territoriales, pourraient ainsi être consacrés. Ceci permettrait d'intégrer au droit devant régir les relations entre l'État et les collectivités territoriales des objectifs plus généraux et plus politiques (au sens grec du terme), y compris en matière de décentralisation.

Nous avons par ailleurs suggéré respectueusement au Parlement d'oser tester davantage le Conseil constitutionnel, en adoptant des articles ayant trait à des questions récurrentes, autour des principes d'unité de la République et d'égalité notamment - la révision constitutionnelle de 2003 ayant réaffirmé le caractère décentralisé de l'organisation de la République. Le principe de diversité pourrait ainsi être introduit comme un élément constitutif de l'unité de la République ; et celui de proximité comme un élément constitutif du principe d'égalité. De l'avis des constitutionnalistes, il n'est pas certain qu'un tel article serait déclaré inconstitutionnel, car il reprendrait l'exposé des motifs de la révision constitutionnelle de 2003.

Nous souhaiterions également que le principe d'égalité, si souvent opposé au législateur, soit explicité, afin qu'il cesse de renvoyer à une égalité formelle et abstraite, ne prenant pas en compte les différenciations territoriales résultant de l'Histoire, de la géographie ou des circonstances naturelles.

En conclusion, avant de répondre à vos questions, y compris le cas échéant sur le pouvoir règlementaire des collectivités territoriales, je souhaiterais vous inciter à faire preuve d'audace. Le caractère inédit et les conséquences à ce stade incalculables de la crise que nous traversons nous invitent à concevoir une réponse historique à la situation. Or, en vertu de notre Constitution, excepté pour ce qui est des missions régaliennes, c'est au Parlement et à lui-seul qu'il appartient de régir les relations entre l'État et les collectivités territoriales. Ce pouvoir nécessiterait aujourd'hui d'être exercé par la représentation du peuple, sur la base d'une appréhension de la vie quotidienne des Français, et non d'être laissé entre les mains de l'exécutif et des administrations centrales, à la vision descendante.

À cet égard, le moment est si unique, important et décisif qu'il justifierait que l'une des commissions permanentes du Sénat accueille dans son intitulé les collectivités territoriales. Dans les institutions de notre République, le Sénat a une mission bien définie. Il est donc presque paradoxal, dans la situation dans laquelle nous nous trouvons, qu'aucune de ses commissions permanentes ne porte la responsabilité des collectivités territoriales.

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