Intervention de Bertrand Faure

Délégation aux Collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 18 février 2021 à 9h00
Audition de M. Bertrand Faure professeur de droit public à l'université de nantes sur l'évolution du droit applicable aux collectivités territoriales

Bertrand Faure, professeur de droit public à l'Université de Nantes :

Merci de me donner aujourd'hui l'occasion de m'exprimer devant vous, depuis Nantes. Sur les sujets que nous aborderons, je ne saurai vous apporter de réponses définitives. Je tâcherai néanmoins de partager avec vous un certain nombre de convictions.

Il est aujourd'hui difficile de porter sur les collectivités territoriales un regard détaché de l'épisode de crise sanitaire que nous vivons. Cette crise met en évidence la cure d'uniformité juridique que nous subissons sur l'ensemble du territoire.

J'illustrerai mon propos en prenant pour exemple la censure par le Conseil d'État, par ordonnance en référé liberté, de la décision prise par le maire de Sceaux en mars 2020 d'imposer le port du masque à sa population. Nous savons aujourd'hui, avec le recul, que le maire de Sceaux avait raison. Il a cependant eu tort d'avoir raison avant l'heure. Il s'est trouvé face à la politique du Gouvernement, considérant que le masque était une précaution trompeuse. Il s'est trouvé face à la jurisprudence du Conseil d'État, très centralisatrice sur le sujet.

Cela m'a conduit à réfléchir aux possibilités d'intervention de la police municipale et à la vocation des communes aujourd'hui. L'examen de la loi « 4D » et la réflexion engagée sur la différenciation des normes pourraient être l'occasion de réfléchir de nouveau aux conditions d'intervention de la police municipale, pour les faciliter.

Dans le cas d'espèce évoqué, le Conseil d'État aurait pu admettre la régularité de la décision du maire de Sceaux. En effet, il existe en matière de police une règle selon laquelle les polices spéciales, appartenant généralement à l'État, n'ont pas vocation à paralyser la police générale des maires. Cette théorie du cumul des polices a ainsi rendu possible l'interdiction, à Nice, d'un film ayant bénéficié d'un visa du ministère de la Culture, au regard d'une sensibilité particulière des habitants du territoire au niveau local. Le Conseil d'État n'a toutefois pas reconduit cette jurisprudence à Sceaux, en considérant que le pouvoir de police spécial de l'État dessaisissait le maire de son autorité de police générale.

Dans le domaine de la santé environnementale, constituant aujourd'hui une préoccupation majeure, cette théorie du cumul des polices pourrait être appliquée. Il existe aujourd'hui des jurisprudences célèbres du Conseil d'État vis-à-vis des antennes relais, des cultures OGM ou des pesticides, concernant des interdictions ou limitations plus sévères au niveau des communes qu'au niveau de l'État. À cet endroit, le cumul des polices pourrait permettre aux maires d'intervenir pour imposer une règlementation plus protectrice.

Dans un monde moderne, la décentralisation a vocation à lier l'État et les collectivités territoriales, dans un objectif de qualité de la décision. En matière de normes et de garanties techniques (industrielles, sanitaires ou environnementales), il pourrait donc être considéré que l'État a vocation à produire sa propre règlementation, sans exclure la possibilité d'un mieux-disant local. L'autorité de police locale pourrait ainsi, non pas adoucir, mais accentuer les mesures environnementales nationales, pour aller dans le sens d'une meilleure protection de la population.

En 1982, les lois Mitterrand-Defferre ont eu l'avantage historique de restituer aux communes leur territoire, en leur rendant une compétence en matière d'urbanisme qui leur avait été confisquée sous le régime de Vichy. Cependant, les communes ont ensuite perdu progressivement leur territoire, sous l'effet de politiques mobilisant des compétences techniques à un niveau plus élevé, en matière de santé environnementale notamment. Permettre aux communes d'adopter une règlementation plus exigeante en matière de santé environnementale constituerait aujourd'hui un moyen de redonner aux communes leur territoire et leur vocation, au-delà de la gestion de la restauration scolaire et des garderies.

Autour de la différenciation des normes et de la simplification de l'organisation territoriale, j'observe aujourd'hui, en 2021, une forme de régression de la réflexion. En 2009, un comité Balladur s'était prononcé pour une administration décentralisée plus simple et moins coûteuse. Depuis, toutes les tentatives pour aller en ce sens ont cependant échoué : le conseiller territorial de la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales (institution mort-née), le pouvoir normatif des régions en 2015 (qui auraient pu élaborer une super-règlementation s'imposant aux collectivités de niveau inférieur, mais qui ne disposent plus aujourd'hui que du pouvoir d'élaborer des schémas constituant de simples guides d'action), la suppression des départements dans les espaces métropolisés, la réduction du nombre de communes (n'ayant été opérée qu'à une échelle très limitée), etc.

Nous demeurons ainsi dans une complexité administrative, que nous ne cherchons plus à corriger mais que nous maintenons en fonction par des béquilles (procédures contractuelles entre collectivités ou entre l'État et les collectivités, délégations de compétences d'une collectivité à une autre, possibilités de dérogation à la loi dans l'urgence, etc.).

En réalité, la seule institution simplificatrice à s'être imposée sur notre territoire au cours des dernières années se trouve être la métropole.

Pour ce qui est de la cure de différenciation des normes que l'on voudrait s'imposer aujourd'hui, l'enjeu serait de sortir d'une hyper-règlementation de l'État et des collectivités territoriales par la loi. Toutefois, la différenciation est-elle pour cela le bon outil ? Il semblerait que l'on souhaite ainsi traiter un mal réel par des médicaments ou des recettes rusées (la différenciation, le pouvoir règlementaire local, l'expérimentation, etc.). Vouloir sortir de l'hyper-règlementation par la règlementation pourrait cependant relever d'une erreur stratégique.

Pour permettre aux collectivités d'expérimenter, il s'agira de les sélectionner. Il s'agira de produire une loi définissant les objectifs et les conditions d'éligibilité à l'expérimentation. Il s'agira de prévoir dans cette loi un contrôle sur les normes expérimentales, un bilan de l'expérimentation, etc. Cette approche risque de conduire à traiter la différenciation de manière uniforme sur tout le territoire.

L'erreur serait ainsi de placer, dans le traitement du mal, l'esprit géométrique, logicien et technique se trouvant précisément à la racine de la centralisation.

Il y a là une forme d'hypocrisie, car il est tout à fait possible de différencier dans la loi uniforme, en faisant preuve de pragmatisme. Imaginez une loi sur les métropoles qui abaisse le seuil de population pour créer une métropole, sur sollicitation d'une agglomération souhaitant acquérir ce statut. Imaginez une procédure de défusion de communes dans une loi ayant pour objet la fusion des communes. Imaginez, dans une loi interdisant les emprunts toxiques, la possibilité de signer des emprunts toxiques pour rembourser ceux contractés précédemment. Nous savons différencier dans le cadre des lois habituelles.

Une cure de différenciation pourrait par ailleurs nous exposer à un certain nombre de risques. Certes, l'avantage serait d'avoir un droit plus adapté aux situations concrètes des territoires, en période de crise notamment. Néanmoins, une telle approche emporterait un risque démocratique, ainsi qu'un risque d'inefficacité.

Avec une multiplication de droits locaux, le risque serait que le citoyen finisse par ne plus savoir qui fait quoi et à qui il paie ses impôts. La démocratie pourrait alors se retourner contre elle-même. Pour relier plus efficacement et plus respectueusement le citoyen à son administration, il conviendrait mieux de s'appuyer sur une loi simple, claire et uniforme.

De même, alors que la différenciation est portée au nom de l'efficacité - et de la défense des libertés locales -, il pourrait être difficile de conduire une politique efficace sans une loi uniforme pour délimiter l'action de chacun, coordonner et veiller à la cohérence des politiques publiques. À cet égard, la super-collectivité européenne d'Alsace pourrait entrer en concurrence avec les deux autres super-collectivités que sont la région Grand-Est et la métropole de Strasbourg.

Avec des règles particulières délivrées par la loi, le cas échéant avec des habilitations aux collectivités locales tracées au plus près des cas concrets, des ajustements pourraient de surcroît être constamment nécessaires. En pratique, plus la loi entre dans le détail, plus elle nécessite de mises à jour. La Corse, qui bénéficie d'un statut spécifique depuis 1991, connait ainsi régulièrement des mises à jour de son statut.

Au final, un tel système risque de conduire à un déchainement de normes, se retournant contre la logique d'efficacité. Le risque serait ainsi d'aboutir à un système plus coûteux que rentable.

Pour ces raisons, je serais pour ma part davantage favorable à un État unitaire décentralisé, s'appuyant sur une loi uniforme, qu'à un État unitaire féodalisé, dans lequel chacun se laisserait guider par son propre droit. Une manière de faire évoluer notre loi actuelle vers davantage de décentralisation pourrait alors être de recourir au pouvoir discrétionnaire, avec des habilitations aux collectivités territoriales ne détaillant pas point par point les conditions de leur activité mais leur octroyant des franchises ou des clauses générales de compétence.

À cet égard, la nouvelle collectivité européenne d'Alsace n'aurait-elle pas pu exercer spontanément ses compétences de département adapté, si la clause générale de compétence des départements et des régions n'avait pas été supprimée ?

Du reste, en tant que juriste, j'ai accueilli plutôt favorablement la création des métropoles. Cette nouvelle institution, telle que pratiquée aujourd'hui, n'a certes pas la pureté imaginée dans le rapport Balladur. Elle s'attaque néanmoins à une réalité, celle d'une absence de réflexion sur les grandes villes françaises. Une loi « Paris-Lyon-Marseille » a bien été adoptée en 1982. Mais cette loi n'a été étendue à Lyon et Marseille que pour dissiper le soupçon d'un particularisme parisien. La réalité est davantage que notre droit traite de manière uniforme toutes les communes du territoire, excepté en matière de règles électorales. Quelle que soit leur taille, toutes les communes du territoire sont soumises aux mêmes règles de compétence, de tutelle, d'organisation, etc. À cet égard, la métropole pourrait être la première étape d'une réflexion sur le statut des grandes villes en France.

Cette institution a par ailleurs la vertu de s'attaquer au millefeuille territorial, en y introduisant la notion de décideur unique. Au sein de la métropole, il n'est plus nécessaire de distinguer les routes communales, intercommunales ou départementales. Ne subsistent que des routes métropolitaines. De la même manière, la métropole instaure des possibilités identiques pour le logement, l'aide à l'économie, la police, etc.

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