Intervention de Bernard Doroszczuk

Commission des affaires économiques — Réunion du 7 avril 2021 à 9:5
Audition de M. Bernard Doroszczuk président de l'autorité de sûreté nucléaire

Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

En ce qui concerne les perspectives d'évolution nucléaire, vous avez souligné les choix à faire par le Gouvernement en matière de politique énergétique et le débat qui s'est installé sur le nouveau nucléaire et sur l'hypothèse du « 100 % renouvelable ». L'ASN, en tant qu'autorité de contrôle, ne peut prendre parti dans ce débat. En revanche, il faut prendre des précautions par rapport aux hypothèses posées. Nous avons besoin, comme le Haut-Commissariat au plan l'a rappelé, de faire des choix robustes, qui permettent d'assurer les besoins en électricité pilotable, quelle que soit la source utilisée, de manière sûre et anticipée, par rapport aux échéances de long terme 2035-2040. Il faut faire un choix rapide et robuste, qui ne conduise pas à mettre en difficulté l'obligation de sûreté de fonctionnement des réacteurs.

S'agissant des nouveaux réacteurs, EDF souhaite voir le gouvernement décider de la construction de six EPR de nouvelle génération ou « EPR 2 », qui tirent parti du retour d'expérience de la construction de l'EPR de Flamanville et des EPR étrangers et qui comportent plusieurs évolutions non négligeables en termes de conception. À titre d'exemple, il y a deux enceintes sur l'EPR de Flamanville et une sur l'EPR 2, avec une paroi métallique interne. Ce sont là des changements significatifs. Nous nous sommes prononcés en 2019 sur les options de sûreté de ce nouveau réacteur EPR 2, que nous avons trouvées dans l'ensemble satisfaisantes. Nous avons néanmoins soulevé un point de préoccupation principal, qui n'est pas réglé à ce jour, à savoir la décision prise par EDF d'appliquer à l'EPR 2, comme il l'a fait sur l'EPR de Flamanville, l'hypothèse d'exclusion de rupture, c'est-à-dire de viser un tel niveau de qualité de réalisation que la démonstration de sûreté n'aurait pas besoin d'étudier la rupture de certaines parties du circuit primaire ou du circuit secondaire. C'est exactement les problèmes que nous avons rencontrés sur l'EPR. Or le retour d'expérience de la difficulté de mise en oeuvre de cette très haute qualité de fabrication doit être tiré. Pour retenir une hypothèse d'exclusion de rupture, il faut que cela représente des avantages en termes de sûreté. Nous sommes en discussion avec EDF depuis 2019, nous n'avons pas convergé jusqu'à présent et nous prendrons officiellement position avant l'été 2021. Nous voulons le faire avant l'été, de telle manière que les éléments donnés par EDF au Gouvernement pour faire son choix avant 2022 ou 2023 puissent en tenir compte. Les choses seront claires et le projet d'EDF pourra être dimensionné en conséquence, y compris sur le plan financier. Un autre sujet de débat par rapport au nouveau nucléaire porte sur les SMR - Small Modular Reactors ou petits réacteurs modulaires. Les SMR présentent potentiellement des avancées très significatives en termes de sûreté, ce qui n'est pas le cas de l'EPR 2. Le risque de fusion du coeur est quasiment exclu dans un SMR, ce qui signifie qu'il n'existe pas de risque de rejet de produit radioactif à l'extérieur. Si le Gouvernement fait un choix en termes de nouveau nucléaire, il faut certainement étudier l'option des SMR car elle présente des avantages en termes de sûreté supérieurs à l'EPR 2. Les SMR ont des inconvénients, dont celui d'être plus chers.

En ce qui concerne l'état de compétences de la filière, le rapport de Jean-Martin Folz mettait en exergue à la fois la perte de compétences et la perte d'expérience. La perte d'expérience est essentiellement liée au fait que, pendant plus de dix ans, aucun grand projet nucléaire n'a été mené en France ; l'industrie spécifique du nucléaire s'est donc amenuisée, contrairement à la Chine où cinq réacteurs sont construits tous les ans. La perte de compétences est aussi liée à l'affaiblissement industriel de la France, dans les années 1990 et début des années 2000. Parmi les soudeurs du chantier de l'EPR figurent très peu de Français - il y a des Allemands, des Tchèques et des Croates. Nous n'avons plus de soudeurs en France, ce qui est lié au fait que l'industrie mécanique, la chaudronnerie, se sont beaucoup affaiblies. Il est néanmoins possible de retrouver de la compétence et de l'expérience. Les besoins industriels nécessaires à la réalisation des travaux liés au réexamen de sûreté constituent certes un point de vigilance, mais également une formidable opportunité en termes de restructuration de l'industrie mécanique, avec six fois plus de travaux dans les cinq ans qui viennent. Cela lui permettra de faire face, plus tard, au projet du nouveau nucléaire. C'est une opportunité à saisir ; je suis convaincu que ce défi est accessible pour l'industrie française, qui en a relevé de bien plus importants que celui-là.

S'agissant d'Olkiluoto, seule l'autorisation de chargement du combustible a été donnée, mais le réacteur n'est pas encore en service. Sa construction a démarré encore plus tôt que celui de Flamanville, donc le délai est aussi long. La mise au point du réacteur a été extrêmement longue. Ce que dit le rapport de Jean-Martin Folz, et qui me semble aussi important que ce que vous avez souligné en termes de perte d'expérience et de compétence, est l'absence de maturité des projets EPR, tant en Finlande qu'en France, lorsqu'ils ont été démarrés. Ces projets ont été décidés alors que les études de conception n'étaient pas achevées. Certains contrats ont dû être ajustés, car les plans finaux n'étaient pas ceux fournis au départ. Ce problème de gestion de projet ne s'applique pas uniquement aux constructions neuves en France, mais également au démantèlement et à la reprise et au conditionnement des déchets. Les travaux lancés par EDF, notamment dans le cadre du « plan Excell », constituent des pistes importantes en termes de renforcement de la maîtrise et de la maturité des projets. Similairement, la mobilisation de la filière française, à travers le Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN), est très encourageante pour le recouvrement des compétences et de l'expérience. L'argument des règles plus contraignantes n'a pas de fondement. L'ASN a retenu le niveau de qualité de soudure qui avait été proposé par EDF et qui était le même que celui atteint précédemment, mais il n'a pas pu être atteint pour l'EPR. Le sujet n'est donc pas l'augmentation des règles. Bien évidemment, entre le lancement du projet et aujourd'hui, l'évènement de Fukushima a cependant induit des renforcements dans la construction.

Le financement des charges de long terme constitue un sujet qui ne relève cependant pas de la responsabilité de l'ASN mais de celle de la Direction générale du trésor (DGT) et de la Direction générale de l'énergie et du climat (DGEC). L'ASN émet en effet régulièrement un avis, qui est pris en compte. Le démantèlement ne me semble pas être le point le plus important. Nous discutons les estimations d'EDF, qui met en avant un « effet parc », qui permettra de réduire le coût de travaux répétitifs. Pour l'instant, nous n'avons pas d'éléments permettant de contredire cette analyse. Je suis en revanche plus inquiet sur la provision de charges de long terme concernant les déchets. En France, tant qu'une substance radioactive a potentiellement un débouché, elle est qualifiée de matière et il n'est donc pas obligatoire de provisionner pour des charges de long terme, car cette matière peut être valorisée à un moment donné. Tous les exploitants font preuve de grande imagination pour nous indiquer qu'il est possible de valoriser leur matière. Quand cette valorisation n'est pas possible, la matière devient déchet et doit faire l'objet de provision de charges de long terme. Il faut faire attention à ne pas entretenir une illusion pour repousser trop loin la qualification en termes de déchet de matière. Nous nous sommes exprimés récemment sur un « avis Matière » pour dire qu'il existe un certain nombre de matières, comme l'uranium appauvri, qui sont dans des proportions telles qu'elles n'auront jamais vraiment d'usage. Nous pensons qu'il faut avoir une approche prudente et des études sur la manière dont elles pourraient être stockées, et non entreposées, ainsi que le coût afférent à mettre en charge de long terme. C'est un sujet compliqué et je ne peux qu'appuyer votre souhait de revitalisation des commissions qui ont à en discuter.

Le futur PNGMDR, qui constitue un plan très important, est en cours de préparation et a fait l'objet d'un débat public - pour la première fois. Nous nous sommes exprimés à travers des avis sur toutes les filières de gestion - très faiblement radioactive, hautement radioactive, à vie longue -, lesquels soulignent des points de vigilance ou des problèmes de sûreté à traiter. Il ressort cependant, de manière transversale, qu'il faut choisir des solutions. Nous en sommes au 5e plan et les plans précédents ont défini de nombreuses études, demandé des comparaisons, des hypothèses, des avantages et des inconvénients, mais la tendance a plutôt été à la procrastination et aucune décision n'a été prise. Or, aucune filière de gestion des déchets ne sera opérationnelle dans vingt ans si nous ne prenons pas de décision dans les cinq ans à venir. Les déchets très faiblement radioactifs, qui sont les plus importants en volume - les métaux, les gravats, des terres - et dont la quantité va considérablement augmenter avec les opérations de démantèlement, vont saturer le seul centre de stockage existant à horizon 2028. Aucune solution n'est prévue, au-delà de cette date, pour le moment. Les hypothèses d'un centre unique, de centres décentralisés, de valorisation des déchets - notamment métalliques au technocentre de Fessenheim - ont été évoquées. Elles n'ont pas fait l'objet de décisions. Pour les déchets de faible activité et à vie longue (FA-VL) - bitumés, graphites -, de nombreuses études ont été menées et un site d'accueil a été fléché il y a dix ans, celui de Soulaines, mais aucune décision n'a encore été prise. Un jour, les élus diront qu'ils ne sont plus d'accord... Quant à la filière des déchets de haute activité et à vie longue (HA-VL), porté par le projet Cigéo, à Bure, la décision n'est pas encore totalement prise. Pourtant, il y a eu des lois, des discussions, des débats. Si une décision n'est pas prise dans les cinq ans qui viennent, aucune filière de déchets en France ne prendra de décision dans vingt ans. Durant mes deux ans d'exercice en tant que président - c'est ce qui m'a le plus frappé - c'est que le nucléaire est le domaine du temps long. On ne fait rien en quinze ans. Et si on met cinq ans à décider, on ne fait rien en vingt ans... Il y a urgence à la fois sur la politique énergétique - les choix de production d'électricité pilotable, nucléaire ou non, SMR ou non - et sur la politique des déchets et de leur retraitement. La Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) prévoit un retraitement jusqu'en 2040 : que fait-on après ? Si le Gouvernement décidait de prolonger le retraitement, il faudrait de nouvelles installations à la Hague ou remettre à niveau celles existantes. Il existe en France un déficit d'anticipation et de précaution.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion