Intervention de Bernard Doroszczuk

Commission des affaires économiques — Réunion du 7 avril 2021 à 9:5
Audition de M. Bernard Doroszczuk président de l'autorité de sûreté nucléaire

Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

S'agissant des marges de progression, dix ans après Fukushima, il est clair que cet évènement nous a fait progresser collectivement. Le premier enseignement est que personne ne peut prétendre qu'un accident nucléaire n'est pas possible. Le scénario était inimaginable et il s'est pourtant produit. Il faut donc être extrêmement prudent en termes de déclarations sur la sûreté du nucléaire. Un accident est toujours possible. Cela implique d'être en alerte constante et de travailler sur la culture de la sûreté. La démarche interrogative d'exploitation du retour d'expérience constitue le premier enseignement de Fukushima. Nous avons en France cette orientation vers la culture de la sûreté et il faut l'entretenir. Il peut exister cependant une différence d'approche entre la France et d'autres pays, comme la Chine. Il est important de le signaler. Le deuxième enseignement a trait au fait que, si les centrales nucléaires françaises ne présentaient pas de problèmes en termes de sûreté à l'issue des tests réalisés, elles avaient néanmoins des points de faiblesse face à un type d'évènement comme celui de Fukushima, c'est-à-dire un séisme de très grande ampleur suivi d'une inondation totale du site. Il a fallu améliorer le niveau de sûreté des sites avec des travaux au long court, phasés, qui continueront jusqu'en 2035. Il y a eu un besoin de revoir la sûreté des sites, pas des réacteurs, dans l'hypothèse où ils seraient confrontés à une difficulté générale, comme la perte générale de l'alimentation électrique ou en source froide. Cela a été fait, car nous avons défini un « noyau dur » de prescriptions pour pouvoir résister à ces aléas extrêmes. Nous avons donc progressé. Le troisième enseignement, qui présente quant à lui des marges de progression, est celui de la gestion post-accidentelle. Après Fukushima, nous nous sommes aperçus que les doctrines appliquées en France, qui étaient basées sur les accidents précédents comme celui de Tchernobyl avec des rejets courts, n'étaient pas adaptés à la situation vécue à Fukushima avec des rejets pendant deux à trois semaines. La doctrine a donc été révisée dans le cadre d'un comité directeur sur la gestion post-accidentelle que préside l'ASN. Nous avons progressé mais cette culture de la précaution peut encore être améliorée.

S'agissant de l'accord de Paris sur le climat, relatif à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, cela rejoint les questions sur la politique énergétique de la France et ne relève donc pas de l'ASN. Il est en revanche fondamental d'anticiper la présence d'une composante pilotable de production d'électricité dans notre mix énergétique, qui peut être le nucléaire, y compris nouveau, peut-être le SMR. Il n'existe pas de contrindication en termes de sûreté au choix du nucléaire. Un choix audacieux consisterait à choisir des SMR car ces réacteurs présentent une réelle avancée, si elle est confirmée, en termes de sûreté. S'agissant du coût des SMR, le prix du mégawattheure est de cent-vingt euros, contre quatre-vingt pour celui visé par un EPR 2. Les SMR se fabriquent en grande partie en usines, et pas sur sites, la maîtrise de la chaîne de fabrication étant différente. Il y a peut-être matière à optimiser. Le marché visé par EDF pour le SMR est principalement l'export, et non la France, ce qui pourrait augmenter leur volume et réduire leur coût. La conception de l'EPR est plus avancée que celle du SMR mais il s'agit d'une question à se poser.

En ce qui concerne les questions relatives aux normes comparables, nous entretenons de nombreux échanges au niveau international, y compris avec nos homologues chinois. L'ASN préside un groupe de partage d'expériences et de méthodes de conception de réacteurs de troisième génération, dont fait partie l'EPR. Nous discutons, dans ce groupe, avec nos homologues chinois, britanniques ou finlandais. Il n'existe pas de différence de niveau de sûreté sur la manière dont les quatre autorités, avec celle française, ont abordé la conception des EPR. Il faut faire attention au discours consistant à dire que certains sont moins exigeants que d'autres : ce n'est pas vrai ! Peut-être sont-ils plus performants en termes de fabrication, car ils ont l'expérience. Peut-être les coûts de main-d'oeuvre sont-ils différents. Surtout, ils ont bénéficié, pour certains d'entre eux, comme les EPR britanniques ou chinois, de la maturité du projet, qui n'existait pas pour la France et la Finlande.

La France réussira-t-elle à construire des centrales ? Oui, je suis convaincu que c'est possible. Nous savons construire des avions, des fusées. Les compétences sont tout à fait accessibles, mais elles doivent être planifiées, organisées. Je n'ai absolument aucune appréhension face à ce défi industriel. Il faut saisir les opportunités ; le volume de travaux généré par les réexamens le permet. Tout ce qui a été fait dans la filière nucléaire récemment, avec le GIFEN ou le « Plan Excell », va dans le bon sens. Il faut à présent réussir.

Concernant l'impact de la restructuration des groupes de la filière française - à l'instar d'Endel -, les grands groupes qui décident de se séparer de leur activité nucléaire peuvent poser problème si aucune suite n'est donnée. C'est la même chose pour certain nombre de grands chaudronniers. Un certain nombre de grandes entreprises du secteur nucléaire sont aujourd'hui en souffrance, elles n'ont pas de perspective. Cela n'est pas lié à l'absence de travaux mais à un désengouement pour le nucléaire et aux incertitudes sur les choix gouvernementaux. On ne sait pas s'il va y avoir du travail, une filière. Cette période d'incertitude est néfaste pour la constitution du tissu industriel : on peut acquérir des compétences, mais il faut des perspectives. Aucun entrepreneur ne s'engagera sans visibilité et sans perspective, d'ailleurs de gagner, de l'argent. Il faut le dire ; c'est fondamental.

Je n'ai pas d'opinion sur le « projet Hercule » et n'ai pas à en avoir. Ma seule préoccupation, quels que soient les projets, a trait au fait que les capacités financières et techniques soient préservées, indépendamment de l'appartenance de l'entreprise à tel ou tel groupe ou de son capital. On peut penser qu'une entreprise publique est peut-être moins soumise à l'obligation de rentabilité faite par le marché. C'est vrai. Mais si l'État, en tant qu'actionnaire, principal ou exclusif, n'a pas les moyens financiers pour assurer l'avenir de l'entreprise, pour lui permettre d'avoir des capacités financières nécessaires à la réalisation des grandes opérations devant elle, ce n'est pas forcément très simple. Il n'existe pas de modèle unique. Ce qui est important, quel que soit le statut, c'est que les capacités techniques et financières soient présentes.

Concernant l'arrêt de la centrale de Fessenheim et celui des centrales électriques au charbon, ce type d'arrêts crée de la tension sur la production d'électricité pour les deux à trois ans qui viennent, de même que le retard du chantier de l'EPR. Je suis convaincu que nous avons besoin d'une part de production électrique pilotable, compte tenu des technologies dont nous disposons ou qui sont prévisibles dans les trente ou quarante ans qui viennent. Nous le voyons au rapport du Haut-Commissariat au plan, qui me paraît tout à fait juste sur ce sujet. Nous avons besoin d'une capacité pilotable, quelle qu'elle soit. Il faut faire un choix.

Pour ce qui est de la question de la sous-traitance sur le chantier de l'EPR, le recours à la sous-traitance est normal dans la vie des entreprises. Il existe toute une série d'expertises sur les chantiers nucléaires qui peuvent faire l'objet de développement d'entreprises spécialisées. Cette compétence spécialisée peut être entretenue à travers le parc nucléaire disponible, pour qu'une entreprise puisse effectivement réaliser ces prestations haut de gamme. Ce n'est pas parce que cette opération est sous-traitée qu'elle pose une difficulté. Plusieurs travaux font l'objet d'opérations de sous-traitance, avec des sous-traitants qui entretiennent le niveau de compétences sans difficulté. La question porte, non pas sur la sous-traitance, mais sur l'existence de la compétence, du travail, et d'entreprises qui puissent vivre de leur activité. Il faut faire attention au rapport de force dans l'industrie nucléaire entre les grands exploitants et les autres entreprises. La reconquête d'un tissu industriel ne peut se faire que si ces industriels ont des perspectives et peuvent gagner leur vie. Il faut donc être vigilant à la politique des achats et des contrats des grands groupes, qui parfois jouent contre eux. Ils poussent certaines entreprises à ne pas entretenir suffisamment la compétence. C'est un sujet en débat au sein du GIFEN. Il est utile que les exploitants se posent la question de la manière de contractualiser pour entretenir des filières de prestataires.

S'agissant de la sécurité des sites, les données dont Greenpeace a fait état sur le site de Flamanville ou encore la question de la cyber-sécurité, l'ASN n'a pas de responsabilité en termes de sécurité des centrales nucléaires ou des installations nucléaires. Cela relève du Haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) du ministère de l'écologie. Il y a quelques temps, un rapport parlementaire avait préconisé de rapprocher la sécurité et la sûreté nucléaires, ce qui est le cas dans tous les pays étrangers, mais pas en France. Je ne peux pas me prononcer sur les cas que vous avez cités car je n'ai pas d'éléments précis me permettant de me positionner sur ce sujet.

Concernant les déchets, et notamment la valorisation de ceux qui sont métalliques, il s'agit d'une piste pour réduire le volume des déchets très peu radioactifs à stocker. Y a-t-il un problème de santé ? Est-ce dangereux ? Telles que les normes sont aujourd'hui définies, en France comme à l'étranger, le niveau final de radioactivité de ces produits serait infinitésimal, car il faut pouvoir les valoriser dans des filières industrielles : l'enjeu est ainsi de faire un four de refusion pour retraiter ces déchets, séparer la partie pouvant être la plus radioactive du reste, et contrôler le niveau. Le risque sanitaire de leur utilisation serait infinitésimal, bien inférieur à celui de l'exposition au rayonnement naturel. Il existe un effet psychologique, mais pas de raison de santé publique d'avoir une objection majeure par rapport à cette valorisation de produits.

Comme je l'ai indiqué au cours de mon audition devant l'OPECST, le déficit de culture de précaution est celui de l'absence de décision par rapport à la construction de capacités de stockage pour répondre aux besoins existants aujourd'hui et dans les années à venir. Depuis 2010, nous savons que les piscines de la Hague seront saturées en 2030 mais la décision pour en construire de nouvelles n'a pas été prise. Nous sommes aujourd'hui sur un calendrier de 2034 et il faudra trouver des parades pour aller de 2030 à 2034. Nous n'avons pas été prudents. Il existe un déficit de précaution chez les exploitants ; il existe aussi peut-être un déficit de précaution pour les pouvoirs publics. S'ils ne décident pas, dans la prochaine PPE, de la manière de construire des unités de production électrique pilotable, il n'y aura pas de précaution et le dilemme entre sécurité électrique et sûreté nucléaire se posera. Il existe également un déficit de précaution chez la population. Nous réalisons régulièrement des campagnes de distribution de comprimés d'iode stable, seul moyen pour la population de se protéger contre les effets de l'iode radioactive en cas d'accident nucléaire. C'est bien connu. Or, lors de la dernière campagne, seuls 25 % de la population habitant autour des centrales nucléaires sont allés chercher leur comprimé d'iode stable à la pharmacie. C'était gratuit et il suffisait de se déplacer. On ne prend pas les précautions pour se protéger soi-même !

Concernant les déchets de haute activité et à vie longue (HA-VL), et donc le projet Cigéo, il est envisagé que la demande d'autorisation de création soit déposée à l'ASN fin 2021 ou début 2022. Cela est cohérent avec la demande de déclaration d'utilité publique (DUP) qui a été faite et a qui a fait l'objet d'un avis de l'autorité environnementale. L'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) doit fournir des éléments sur son étude d'impact. Nous aurons à notre disposition l'étude d'impact corrigée de l'ANDRA pour pouvoir instruire la demande d'autorisation de création. Si cette demande est déposée l'année prochaine, il faudra trois à quatre ans pour l'instruire.

Créer une filière de démantèlement est certainement possible. Le conseil général de l'économie (CGE) a publié une étude à ce sujet. L'approche est en réalité plutôt nationale et il existe peu de possibilité de pouvoir réaliser des opérations de démantèlement général à l'étranger. En revanche, des expertises particulières, comme l'utilisation de robots, peuvent être développées à l'étranger, Orano y intervenant par exemple.

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