Intervention de Dominique Sciamma

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 15 avril 2021 à 8h30
Audition de M. Dominique Sciamma directeur de cy école de design cy cergy paris université et président de l'apci — Promotion du design

Dominique Sciamma, directeur de CY École de design, CY Cergy Paris Université et président de l'association APCI - Promotion du Design :

Merci pour votre invitation et pour ce portrait.

Les Assises du design ont eu lieu le 11 décembre 2019. Elles ont rassemblé la communauté du design française et ont abouti à la formulation de 50 recommandations, dont la création d'un Conseil national du design. Cette création sera annoncée, je pense, lors du lancement de France Design Week en septembre prochain. France Design Week est d'ailleurs l'une des recommandations des assises, dont la première session a eu lieu en septembre dernier.

Vous avez présenté le design thinking comme un concept né aux États-Unis, qui se serait ensuite répandu en Europe et ailleurs dans le monde. Pour nous, le design thinking est un moyen de populariser une méthode qui est plus complexe qu'elle n'y paraît. En ce sens, le design thinking pourrait être une sorte de « design pour les nuls ». En inventant le terme de design thinking au début des années 2000, Tim Brown a popularisé ce terme auprès d'une population de non-designers, en particulier auprès des entreprises en recherche d'innovation. Cela a quelque peu linéarisé cette pensée du design, mais a contribué à la populariser.

Il est important, en introduction, d'indiquer que le design thinking n'est pas le design : le design thinking est une tranche du design, une vue très pragmatique et anglo-saxonne de celui-ci. Le concept de design thinking ne doit pas cacher le fait que le design est né il y a fort longtemps, et que la méthode du design a été créée bien avant que Tim Brown ne la popularise.

La pensée du design en France est très ambitieuse, alors qu'elle est très pragmatique dans les pays anglo-saxons. Nous sommes, nous les Français, plus ambitieux dans notre manière de voir les choses - nous aimons les idées, les débats, les critiques. Cette posture se situe précisément au coeur de la proposition du design et de l'innovation : il s'agit d'être critique par rapport à l'existant et de faire de cette critique la condition de l'invention du neuf.

En France, les professionnels du design se battent contre le design thinking. Pourquoi cela ? Car certaines personnes, occupant des postes décisionnaires dans des entreprises, des sociétés de conseil, de communication ou de marketing se sont emparées du concept pour continuer de travailler de la même manière qu'avant, c'est-à-dire au travers des mêmes grilles de pensée et d'action que par le passé. Pour nous, communauté du design, cela représente un immense danger. Le design thinking n'est pas une recette à appliquer à un contexte qui ne change pas, avec les mêmes personnes et les mêmes organisations.

Cela n'est pas vrai. Le design thinking n'est pas une recette. Le design est une culture. Il représente une culture du projet. Comme toute culture, elle doit s'enraciner, se développer lentement, engendrer un débat et des oppositions. Cela est une immense erreur que de penser que l'ancien monde peut se parer des habits du nouveau monde alors qu'au coeur du système, la pensée de l'ancien monde domine toujours. Notre pays a d'immenses atouts ; il a aussi d'immenses défauts, y compris celui de penser qu'il est le meilleur et qu'il dispose en toutes choses des meilleures méthodes. Pour cette raison, notre pays ne se remet jamais en cause, en particulier dans sa manière de décider, de gouverner, de produire, de communiquer. Or toutes ces choses sont touchées par la méthode du design.

D'où vient le mot design ? Il vient d'un mot italien, disegno, qui signifie à la fois le dessin et le dessein, le projet. Il fut un temps, avant que la science ne s'impose comme le moyen de comprendre et d'exploiter le monde, où les sachants dessinaient. Leonard de Vinci est un artiste et un ingénieur. À cette époque et jusqu'à Descartes, le dessin comme technique d'observation et de compréhension du monde est à l'oeuvre.

Le design est donc une culture du projet qui suppose de définir des destinations, qu'elles soient grandes, petites, individuelles ou collectives. En votre qualité de sénateurs, vous travaillez vous-mêmes toujours à atteindre des destinations : il faut aller vers le mieux.

Le design n'est pas une discipline, car le design suit une approche pluridisciplinaire. Cette approche quitte donc la posture cartésienne qui est inopérante pour comprendre la complexité du monde. L'intelligence cesse d'être individuelle ; elle ne peut être que collective. Cette pluridisciplinarité est importante : le design convoque tous les savoirs du monde pour créer des conditions d'expériences de vie réussies. Le design n'est pas une discipline, ni un métier ; il est un champ de force de transformations. Il invoque des savoirs très différents au sein d'une méthode partagée, qui est portée et incarnée par le designer. La finalité du design est de créer des conditions d'expériences de vie réussies pour tous et chacun.

Les conditions d'expérience de vie réussies peuvent être très simples : elles peuvent par exemple concerner les objets du quotidien, qui créent les conditions de nos vies. Des actions simples comme s'asseoir, manger, bouger, relèvent de nos conditions de vie quotidienne.

Mais les conditions d'expérience de vie peuvent également concerner des situations beaucoup plus lourdes : la fin de vie, par exemple, est une expérience de vie ; comment faire pour la rendre la plus réussie possible pour le malade, le médecin, l'infirmière, les proches ? Ou bien, comment se doter d'une nouvelle organisation ? Comment intégrer les parties prenantes d'une entreprise, d'une collectivité, d'une association dans la prise de décision ? Comment mettre en place une politique de design au sein du conseil général du Val d'Oise ou du ministère des finances ? Rien n'échappe au design.

L'on pourrait voir le design comme une posture hégémonique ; non, il s'agit une culture du projet. En quoi cette culture du projet est-elle importante aujourd'hui ? Nous sommes issus de la révolution industrielle : notre société est structurée par les découvertes scientifiques et technologiques nées au XIXe siècle puis sublimées au XXe siècle par la société de consommation. La science et l'industrie offrent la promesse d'un progrès mécanique et continu, dans lequel il n'y aurait pas de limites à nos envies ni à nos ressources. Nous savons aujourd'hui que cela n'est pas vrai : nos ressources s'épuisent, nos environnements se dégradent, nos liens sociaux se délitent, la valeur créée n'est plus équitablement partagée et la classe moyenne s'affaisse dans son rapport au monde. Tous ces symptômes sont ceux de la fin d'un système.

Nous avons voulu appliquer au monde le fonctionnement d'une usine : tous nos espaces sont transformés en grandes lignes d'assemblages - nos administrations, nos écoles, nos villes, nos agricultures. Dans une ligne d'assemblage, comme dans le film Les temps modernes de Charlie Chaplin, chacun est à sa place. Chacun est occupé à produire, mais sans savoir ce qu'il produit ; nous avons perdu le sens de notre production.

Ce système est parfaitement incarné par les grandes écoles : les étudiants suivent deux années de classes préparatoires abrutissantes qui les coupent du monde, puis trois années d'école où ils ne feront plus rien. Ainsi, des gens qui ne se sont jamais confrontés au monde se retrouvent investis des plus grandes responsabilités. Ce système ne peut plus fonctionner. Des signes, comme le mouvement des gilets jaunes, le montrent. Ce modèle est en train de mourir. Il faut se mettre à penser différemment.

Le design, c'est cela. Comment se mettre autour d'une table pour se poser les bonnes questions ? Il faut d'abord travailler sur ces questions, et ne pas y répondre. Voilà la grande différence entre un designer et un ingénieur : un ingénieur répond à la question qu'on lui pose ; un designer, lui, n'y répond jamais. Il prend la question, la déconstruit, la confronte au terrain puis la reconstruit. Le designer se pose d'abord la question de la question. Alors, il pourra problématiser. Derrière une question peuvent se trouver de nombreuses problématiques différentes. Une fois la question problématisée, le designer fait preuve de créativité : il invoque toutes les solutions possibles à cette question, y compris les plus folles ou les plus inaccessibles. Avant de les mettre en oeuvre, il teste certains éléments de réponse sur le terrain. À partir de ces résultats de test, il élabore une proposition. Il fédère alors autour du projet des disciplines et des acteurs différents. Le designer est chargé de rappeler à tous les acteurs du projet le dessein commun qu'ils poursuivent et que lui n'oublie jamais.

Cette culture du design, qui est une culture du projet, de la collaboration, de la destination, est aussi une culture du dialogue entre la partie droite et la partie gauche du cerveau. Les équations et les mots ne suffisent pas à décrire la complexité du monde. La complexité doit être résolue au travers du dialogue des disciplines. C'est alors que le dessin intervient : comment avoir une pensée non verbale ? Un designer va dessiner du début à la fin du projet : qu'il construise sa question, problématise, crée, collabore, communique - il dessine. Sa capacité à donner une forme est invoquée tout au long du projet.

Savoir où l'on va, collaborer, mettre en oeuvre des pensées non verbales : tout cela constitue le design. Le design est fondamentalement politique. C'est pourquoi je suis extrêmement heureux de vous parler aujourd'hui : vous, sénateurs, participez au design de cette nation, au choix des destinations et aux moyens de les mettre en oeuvre. Votre mission répond exactement à la définition du design : créer des conditions d'expérience de vie réussies.

La France est une nation de designers, et non de design. La France n'a pas développé de culture du design. J'en prends pour exemple que toutes les écoles nationales de design en France dépendent du ministère de la culture et non du ministère des finances ou de l'industrie. Elles sont, pour la plupart, les anciennes écoles nationales des Beaux-Arts. Ces écoles produisent des artistes. L'artiste produit un discours qui lui est propre, il est centré sur lui-même ; un designer est centré sur les autres. Les écoles françaises publiques de design, qui devraient former l'essentiel des designers de ce pays, forment en réalité des artistes qui deviennent des chômeurs à leur sortie d'école. Car ces écoles sont porteuses d'une idée du design qui est morte : il s'agit d'une idée du design du monde d'avant, d'un monde dont l'on pensait que les limites étaient infinies.

Nous avons un vrai problème en France, non pas à former des designers, mais à créer une culture du design. Nous avons du mal à mettre en débat cette culture du design et à remettre en cause les pratiques actuelles d'exercice du pouvoir et de prise de décision qui sont issues du monde de l'ingénieur ou de l'administration.

Le projet que je développe avec l'université de Cergy a pour but de créer une école se donnant comme objectif de répondre aux trois enjeux suivants : gérer, utiliser, transformer les ressources du monde de manière durable et raisonnée ; concevoir et produire les objets, les systèmes, les services, les expériences au service de tous et de chacun ; préparer, motiver et orchestrer les meilleures décisions possibles.

Ces trois enjeux se trouvent aujourd'hui entre les mains de populations différentes. Les ressources sont gérées par l'ingénierie et la logistique ; la conception des objets et des systèmes appartient aux designers et aux managers ; ce qui relève de la décision est accaparé par une petite population qui sort toujours des mêmes écoles.

Ces trois actions, qui sont aujourd'hui gérées par des personnes différentes, sont en réalité un continuum qui va de la matière à la décision. Le design comme culture du projet devrait être déployé sur l'ensemble de ce continuum. Le design ultime, c'est le design de la décision ; or, les cabinets ministériels et les boards d'entreprises ne comprennent aucun designer. Pourquoi cela ? Car l'on n'a pas préparé les designers à rentrer dans les cercles du pouvoir.

Cette école a donc pour ambition d'être le nouvel institut d'études politiques français ou la nouvelle école polytechnique française. Les étudiants qui en seront diplômés pourront, avec les plus grandes ambitions, être recrutés dans les organisations humaines qu'on leur aura appris à comprendre. L'idée est de créer une école de design dans laquelle certains étudiants pourraient entrer avec le rêve de devenir Président de la République, ce qui n'est le cas d'aucun étudiant aujourd'hui.

L'ambition est là : elle est à la fois très française et très liée à nos institutions. Nous devons créer des écoles de design qui ont pour ambition de former les décideurs au plus haut niveau. Nous devons pour cela combattre nos tropismes culturels. Nous devons sortir de la logique cartésienne de la séparation, de la division, de la décomposition, pour rejoindre la logique morinienne - au sens d'Edgard Morin - de la jonction, de la collaboration, du parallélisme des regards et des approches, du partage du projet. Cela implique que nous sommes tous égaux et que nous partageons tous la même responsabilité vis-à-vis du projet poursuivi.

Comment invoquer une nouvelle méthode du design qui permette la transdisciplinarité, le dialogue des disciplines et donc, in fine, des personnes ? Car travailler en se respectant les uns les autres, c'est vivre en se respectant les uns les autres. Nous devons partir d'une culture de la séparation de la tâche pour évoluer vers une culture de la collaboration et du projet.

Il me semble que nous devons tout d'abord repenser nos systèmes éducatifs pour y intégrer la culture du design dès le départ, puis favoriser la culture de la collaboration et remettre en perspective en permanence nos projets éducatifs pour les mettre au service des projets humains.

Cela signifie la réaffirmation du politique, la réaffirmation du fait que nous sommes des animaux politiques. Nous devons redevenir des animaux politiques, là où nous n'étions plus que des animaux économiques, sociaux, industriels, jouisseurs. C'est à ce prix-là que nous pourrons enfin sortir du XXe siècle moribond qui se perpétue au XXIe siècle et entrer dans une société du projet, dans une société de design.

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