Intervention de Dominique Sciamma

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 15 avril 2021 à 8h30
Audition de M. Dominique Sciamma directeur de cy école de design cy cergy paris université et président de l'apci — Promotion du design

Dominique Sciamma, directeur de CY École de design, CY Cergy Paris Université et président de l'association APCI - Promotion du Design :

Monsieur le président, je répondrai à vos deux questions en une seule réponse. Le design est plus grand que les designers, et il consiste à créer des conditions d'expériences de vie réussies. Où vit-on ? Nous vivons quelque part : nos vies sont tout le temps absolument situées. Tout part du lieu. Dès lors, la question principale est la suivante : comment poser les questions et résoudre les problèmes là où ils se posent ? Comment faire appel à l'intelligence collective pour produire des réponses ? Si l'on travaille avec les personnes les plus proches du terrain, il y a de bonnes chances pour que des solutions soient trouvées et qu'elles soient acceptées. Un consensus va se produire du simple fait de la méthode.

La réponse à votre question est donc la subsidiarité. La subsidiarité à l'oeuvre en France est une subsidiarité descendante, alors qu'elle devrait être une subsidiarité ascendante. Je remets profondément en cause nos institutions qui favorisent tout sauf la mise en mouvement des intelligences collectives et lui préfèrent la prise de décision par les personnes les plus éloignées du terrain.

Il est nécessaire de faire confiance aux personnes les plus proches du terrain, et de mettre en oeuvre une culture du projet qui implique tous les protagonistes. Cela est le plus sûr moyen de créer du lien ainsi que du respect de soi et de son territoire. La France devrait appliquer la notion de subsidiarité ascendante, afin de mobiliser les intelligences là où se posent les problèmes.

Cela constitue aussi la meilleure manière de mettre fin au conservatisme, car le réflexe du conservatisme est de préférer les certitudes à l'exploration du neuf. Il faut donc laisser la chance de découvrir et de construire ensemble de nouvelles solutions. Ma réponse à vos deux questions est donc de mobiliser l'intelligence sur le terrain.

Je reviendrai sur mes propos sur les écoles. Un rapport public récent sur la situation des étudiants à la sortie des écoles de design est cinglant : les écoles publiques de design ne se soucient pas de savoir où sont leurs étudiants à leur sortie d'école. Pour autant, ce sont de belles écoles, en particulier l'école de Saint-Étienne qui a accompli un travail formidable pour les Assises nationales du design. Je ne remets pas en cause la qualité des enseignants ni des étudiants dans les écoles nationales de design, je remets en cause la qualité du lien avec le réel. À titre d'exemple, la notion de création de valeur est inconnue de la plupart des personnes qui dirigent ces écoles. Il est impensable, pour nombre d'écoles publiques de design, y compris les plus prestigieuses, de confronter les étudiants au monde de l'entreprise - au « diable » - au nom de la pureté de l'art, de la posture, de l'abstraction. Les étudiants se retrouvent donc nus face au réel. Cela n'est pas normal. Je maintiens que les écoles nationales de design en France ne professionnalisent pas les étudiants. Cela n'a rien à voir avec la qualité des enseignants et des étudiants, cela a à voir avec leur relation au réel.

Notre système de formation est imbibé de la culture descendante. Nous formons des personnes pour qu'elles soient à leur place : elles n'ont aucune vision du projet dans lequel elles se situent. Cela est très bien exprimé par Charlie Chaplin sur sa ligne d'assemblage : il visse un boulon, mais ne sait pas à quoi il contribue. À partir du moment où l'on apprend aux personnes à se situer dans un projet plus grand qu'elles, l'on forme mécaniquement des citoyens. Nous devons cesser de former des personnes pour qu'elles soient à la tâche. Nous devons passer d'une culture du process à une culture du projet.

Qu'est-ce qu'un citoyen ? C'est une personne qui est consciente du projet auquel elle participe, qui est plus grand qu'elle. L'individualisme revient à dire : « Je ne comprends pas le projet auquel je participe ; de toute façon, quelqu'un d'autre s'en occupe, quelqu'un d'autre décidera à ma place ». Si nous responsabilisons les gens en leur rappelant qu'ils sont partie prenante d'un projet plus grand qu'eux, nous formerons mécaniquement des citoyens.

L'entreprise suit exactement les mêmes schémas descendants. Elle applique une culture de la réponse et non une culture du questionnement. Les entreprises doivent absolument rénover la manière dont elles impliquent leurs salariés. La responsabilité d'un bon chef d'entreprise est de créer les conditions de vie les plus réussies possibles pour ses collaborateurs. La culture du projet est également une culture du soin. Cela fait encore une fois écho à votre mission de parlementaires.

La loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE, en imposant l'idée des entreprises à mission, est le signe que les entreprises comprennent qu'elles ne peuvent plus simplement compter sur la force de travail des salariés. L'on saisit bien à quel point il est difficile de passer d'une culture à une autre.

Les entreprises ont un rôle énorme à jouer dans leur propre réorganisation, c'est pourquoi le design des organisations, tout comme le design des politiques publiques, sont en train de monter en puissance. Ils correspondent à un design de l'immatériel, c'est-à-dire à un design de la relation.

Je répondrai maintenant à votre question sur l'esprit de synthèse. Par définition, un projet de design est un projet pluridisciplinaire, et donc un projet de la synthèse. Le dessin lui-même est une technique de synthèse : sa fonction est d'éclairer un propos compliqué. La pensée non verbale est une pensée synthétique : elle ne découpe pas, elle rassemble.

Vous m'avez interrogé sur le numérique. Je viens du monde du numérique. Le numérique est une technique ; en ce sens, il peut servir une cause tout comme la cause inverse. Il offre d'énormes opportunités mais ne présente aucune vertu intrinsèque. Apple, par exemple, est né comme l'anti Big Brother. Il s'opposait alors à IBM, qui était l'entreprise centralisée, autoritaire, descendante. Aujourd'hui, Apple est totalement hégémonique et fonctionne aussi en mode descendant. Le numérique, quand il est placé entre les mains d'intérêts particuliers, est désastreux. J'en prends pour exemple la catastrophe qui se joue autour de l'économie de l'attention sur les réseaux sociaux. Le design comme technique (et non comme culture du projet) peut contribuer à cela.

Une des réponses à votre question est le pouvoir du régulateur. La crise du COVID est en train de révéler à nouveau la nécessité de la régulation. Encore faut-il que le régulateur ait, lui aussi, changé de culture. Comment créer les règles d'une vie collective qui permette à la fois la création de valeur et la création de soin, la protection des liens ?

L'État français s'est saisi du numérique, de manière plutôt vertueuse. J'espère que beaucoup de designers sont intégrés aux équipes numériques de l'État ; sinon, nous avons tout à craindre : si l'on confie cette mission aux informaticiens, cela va extrêmement mal se passer. Le devoir du régulateur est déterminant, mais il faut que le régulateur ait changé de culture.

La mise à disposition de matériels, d'idées, d'applications, est une bonne chose : il faut des pierres pour construire des cathédrales. Mais au service de quoi les met-on ? L'on revient aux problématiques d'éducation : comment éduque-t-on les bâtisseurs à utiliser les matériaux ?

Je ne suis pas un grand partisan de la notion de sérendipité. Le design ne vise pas à dire que nous faisions tout mal jusqu'à présent ; il n'apporte pas de nouvel évangile. Nous faisons déjà un tas de choses très bien, et nous en avons des preuves tous les jours. La question est de savoir comment atteindre la sobriété, comment utiliser au mieux l'argent public, comment aider les plus pauvres. Nous faisons des choses très bien, mais il y a toujours des pauvres en France ; il y a donc beaucoup de choses que l'on peut faire encore mieux. La sérendipité, la créativité, le design thinking - ce sont autant de ruses de l'ancien monde, des besoins, des mots-clés que l'on invoque. Ils ne relèvent que d'une panoplie de déguisement. Si l'on pensait et l'on travaillait vraiment différemment ensemble ? Nous n'avons pas attendu le XXIe siècle pour découvrir la sérendipité, ni la créativité, ni le soin, ni le lien. Il n'y a rien de neuf. La sérendipité n'est pas plus importante aujourd'hui qu'hier. Les concepts qui émergent sont le signe que nous sommes confrontés à des problèmes que nous devons résoudre. Il ne faut pas changer d'outil, il faut changer de modèle.

S'agissant de la révolution, oui, je pense que nous sommes face à une véritable révolution paradigmatique. En septembre 2020, la présidente de la Commission européenne, Ursula van der Leyen, a lancé le nouveau Bauhaus européen. Elle a annoncé : « Je veux que ce projet Next Generation EU déclenche une vague de rénovation européenne et fasse de notre Union un leader de l'économie circulaire. Mais il ne s'agit pas seulement d'un projet environnemental ou économique. Il doit s'agir aussi d'un nouveau projet culturel pour l'Europe. Chaque mouvement a son propre cachet ; nous devons créer notre propre esthétique pour combiner style et durabilité. C'est pourquoi nous allons créer un nouveau Bauhaus européen, un espace de cocréation dans lequel les architectes, les artistes, les étudiants, les ingénieurs, les designers travaillent ensemble pour réaliser cet objectif ».

La référence au Bauhaus est très forte : il s'agit de l'immense école de design qui a marqué le XXe siècle. La présidente de la Commission européenne considère que nous devons à nouveau mener une révolution culturelle. Nous devons réaffirmer le projet culturel européen en mettant en place une dynamique collaborative et interdisciplinaire.

L'Europe a un rôle gigantesque à jouer aux yeux du monde. Le modèle européen doit porter sa vision vis-à-vis des modèles américain et chinois : nous portons le projet des Lumières du XXIe siècle. Il faut, pour cela, mettre en oeuvre une autre approche culturelle et travailler différemment ensemble.

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