Intervention de André-Yves Portnoff

Délégation aux entreprises — Réunion du 1er avril 2021 à 8h30
Table ronde quelles perspectives pour le télétravail

André-Yves Portnoff, conseiller scientifique de Futuribles International :

Je vous remercie pour votre invitation. Le constat de Gilbert Cette est très juste. Le télétravail, qui était marginal, est devenu une pratique massive, avec d'ailleurs des problématiques de cybersécurité pour certaines entreprises. Les problèmes posés par le télétravail ne sont toutefois pas des problèmes de technique mais de valeurs dans notre société.

Mon propos portera sur quatre points. D'abord je soulignerai que la flexibilité est un vieux souhait de la plupart des citoyens travailleurs dans le monde, d'où le plébiscite du télétravail par la majorité des télétravailleurs. Ensuite, j'indiquerai qu'il est nécessaire de distinguer les effets du télétravail en période ordinaire et en période de crise. Puis, j'évoquerai la question de la productivité, qui dépend fortement de la qualité ou de la médiocrité des relations humaines dans les entreprises ou les organisations. Enfin, je terminerai en soulignant que les conséquences économiques et sociales dépendent essentiellement du cadre humain et organisationnel dans lequel s'inscrit le télétravail.

L'attente de la flexibilité est ancienne et universelle. Selon une étude de 2019, 68 % des travailleurs en France et en Allemagne souhaitaient plus de flexibilité dans la possibilité de choisir leurs moments et lieux de travail et jugeaient cela normal. Les trois quarts des Américains et des Espagnols le souhaitaient aussi. Dans certains pays comme le Japon, 80 % des travailleurs considéraient comme normal de choisir davantage les lieux et les moments où ils travaillaient. Le télétravail en temps de Covid-19, parce qu'il répondait à cette aspiration, a donc été vécu de façon massivement positive. En avril 2020, les Français indiquaient qu'ils étaient heureux à 38 %, soulignant parmi les facteurs d'amélioration de leur qualité de vie la possibilité de gagner du temps de transport et de pouvoir travailler dans le calme, en étant moins dérangés qu'au travail. Les deux tiers des Français télétravaillant déclaraient que le télétravail était idéal pour concilier la vie privée et la vie professionnelle. Des études européennes fournissent les mêmes résultats. En août 2020, une étude du Boston Consulting Group (BCG) portant sur 15 pays montrait que les salariés européens souhaitaient pouvoir passer un tiers de leur temps de travail hors site, ce qui ne signifie pas nécessairement à domicile. Deux tiers des Français indiquent qu'ils aimeraient travailler davantage à distance qu'en présentiel. Les personnes interrogées regrettent certes de ne pas pouvoir voir davantage leurs collègues, mais ceci n'empêche pas le fait que la majorité des Français et Européens souhaitent pouvoir travailler davantage à distance. 45 % des Français redoutent la réaction de leur employeur, et pensent que par culture du présentéisme ou manque de confiance, celui-ci leur refusera cette possibilité à l'avenir. En février 2021, une étude montrait que 39 % des Français consultés faisaient état d'une réduction de leurs dépenses. 40 % confirmaient leur satisfaction de disposer de davantage de flexibilité et d'autonomie dans les lieux et moments de travail. Un tiers des Français étaient heureux de l'impact sur l'environnement. 68 % des Français considèrent aujourd'hui que le télétravail est positif pour les travailleurs, et les trois quarts de ceux qui y ont eu recours considèrent qu'il est positif pour eux. Il est intéressant de constater que ceux qui ont expérimenté le télétravail sont encore plus satisfaits que la moyenne des Français.

Cependant, nous devons constater que parmi les télétravailleurs, une majorité est constituée de cadres ou de professions libérales. Il s'agit donc de s'interroger : le télétravail accroît-il les inégalités ? Nous devons noter que 85 % des Français considèrent comme négative une offre de travail sans possibilité de télétravail. Un tiers des Italiens déclaraient dès le mois d'avril 2020 qu'ils étaient prêts à gagner moins s'ils pouvaient travailler à distance. Il existe donc un souhait fort de flexibilité. La majorité des travailleurs considérait en 2019 que ce choix du lieu et du moment du travail était normal.

Il convient maintenant de se pencher sur l'impact du télétravail sur la productivité. Une étude du BCG a interrogé 12 000 travailleurs aux États-Unis, en Allemagne et en Inde. Pour trois quarts des travailleurs consultés, la productivité des tâches individuelles est jugée égale ou supérieure à la situation d'absence de télétravail. Pour les tâches collaboratives, 56 % des télétravailleurs qui étaient déjà soumis à ce mode de travail indiquent que leur productivité est augmentée ou égale. Mais seuls 44 % des nouveaux télétravailleurs faisaient la même remarque. Le facteur décisif est donc la formation, qui n'a pas été suffisamment assumée par les entreprises.

La qualité ou non des relations humaines est un autre facteur important. La même étude démontre que parmi les travailleurs américains non satisfaits des relations au sein de l'entreprise, 80 % déclarent que leur productivité est réduite en situation de télétravail. En revanche, les deux tiers des travailleurs américains satisfaits déclarent qu'elle est améliorée. En Allemagne, il existe un facteur deux entre les travailleurs non satisfaits et les travailleurs satisfaits des relations dans l'entreprise. La question qui se pose est donc de savoir si le climat de l'entreprise est incitatif. Ce phénomène met en cause le style de management dans les entreprises. D'autres études montrent un lien très fort entre le niveau d'innovation des entreprises et la qualité du management : écoute, sentiment d'appartenance, sens du travail, motivation, libre expression, droit à l'erreur, etc. La relation entre l'impact du télétravail et le climat de l'entreprise est donc très forte. C'est par la qualité des relations humaines et le style de management qu'il faut commencer pour analyser l'impact du télétravail. Or, un constat doit être fait : la majorité des travailleurs en France considèrent qu'ils n'ont pas été suffisamment soutenus par leur entreprise, et font part d'une déception à cet égard.

Mon dernier point concerne la définition du temps de travail. Jusqu'à présent, la majorité des décideurs identifiaient le travail à un temps de présence sur le site. Or le télétravail ne permet plus de réduire le temps de travail à un temps de présence. Il y a 30 ans, j'ai écrit un article identifiant trois temps de travail : le temps de présence sur site, le temps de disponibilité pour agir à distance et le temps où viennent les idées, qui ne se mesure pas en heures ou en secondes. Un médecin du travail de Caen m'avait écrit, soulignant que je ne pensais qu'aux cadres des entreprises de haute technologie. Mais cela peut concerner tout le monde : ainsi les ouvriers qui participent à des groupes de qualité au sein d'une entreprise peuvent songer au travail pendant leur vie personnelle. La question qui se pose est de savoir si nous allons admettre que le temps de travail diffère de la seule présence.

Nous avons constaté dans tous les pays un bond technologique considérable en termes de numérisation dans les entreprises. La plupart des PME françaises n'en ont cependant pas profité, contrairement aux PME des autres pays, notamment en Allemagne. Ce retard des PME françaises face à la concurrence internationale doit être pris en compte. La plupart des entreprises réagissent donc sur le plan technique et sur le plan organisationnel, et espèrent réaliser des économies sur le plan immobilier. Mais la méfiance des dirigeants vis-à-vis du télétravail persiste, et nous n'observons pas de mutation en termes de mode de management.

Nous sommes entrés dans une révolution de l'immatériel. Ce qui crée de la valeur dans le travail n'est plus l'effort physique mais l'acquisition d'expérience, la créativité, etc. Il est également nécessaire de tenir compte de l'interconnexion du monde. Trois temps de travail doivent donc être appréhendés : temps de présence sur site à des heures convenues et imposées, temps de disponibilité en ligne à des horaires convenus et temps de créativité, qui occupe toute notre vie privée. La vie professionnelle envahissant la vie privée, il n'est plus possible de rémunérer le travail uniquement avec de l'argent. Les personnes doivent en effet avoir l'envie de s'impliquer ; le travail doit ainsi avoir du sens pour l'ensemble des parties prenantes.

Nous sommes face à deux options. Si l'entreprise considère que seuls les cadres ont des idées, le télétravail accroît les inégalités, ce qui est la situation dominante aujourd'hui. En France durant la crise de la Covid-19, deux tiers des cadres ont télétravaillé, alors que 90 % des ouvriers sont restés sur site. Il est néanmoins possible de considérer que le travail à distance permet à la totalité des travailleurs d'utiliser leurs talents à tout moment, lorsqu'ils en ont envie. Le télétravail augmentera alors l'agilité et la créativité des entreprises. Une étude française de la société Boost et une autre de McKinsey démontrent que plus de tâches peuvent être télétravaillées que nous ne le pensons, en tenant compte non pas des métiers mais des tâches. Au moins 20 % des tâches dans les métiers aujourd'hui classés comme non télétravaillables seraient ainsi télétravaillables. L'étude française indique que 60 % des entreprises pourraient exercer au moins une partie de leurs tâches à distance.

Je terminerai en soulignant que deux chemins seront possibles : une vision court-termiste cherchant le profit de certains dans l'immédiat, et une vision du long terme. Si la première domine, nous chercherons essentiellement à réaliser des économies, le management hiérarchique sera maintenu, le télétravail sera réservé aux cadres et des logiciels seront utilisés pour contrôler les télétravailleurs. Les entreprises ne seront alors pas capables d'utiliser suffisamment d'intelligence collective pour se réinventer face à la pression des majors du numérique. Si la majorité des entreprises européennes se trouvent dans cette orientation, l'économie européenne s'effondrera, et le télétravail sera utilisé pour réduire les salaires dans les pays développés, en les mettant en concurrence avec les salaires des pays moins développés.

En revanche, un certain nombre d'entreprises ont une vision de long terme (capitalisme patient, management par l'écoute et la confiance), et ne contrôlent non pas la façon dont les gens travaillent mais les résultats, mobilisant alors au maximum l'intelligence individuelle des salariés et partenaires externes. Ces entreprises seront plus résilientes et agiles, ce qui leur permettra de résister à la pression des majors américaines et asiatiques du numérique. Ceci pourra préparer une renaissance économique et industrielle de l'Europe, ainsi que son indépendance politique. Les territoires seront mieux occupés, et une mobilisation instantanée des compétences locales et mondiales se fera jour, avec des structures plus agiles et réactives. Dans les pays moins développés, les talents pourront rester sur place, tout en travaillant pour des clients éloignés. Ces deux modèles antagonistes continueront de s'opposer. L'avenir dépendra de l'équilibre entre ces deux modèles.

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