Intervention de Gilbert Cette

Délégation aux entreprises — Réunion du 1er avril 2021 à 8h30
Table ronde quelles perspectives pour le télétravail

Gilbert Cette, économiste, professeur d'économie associé à l'université d'Aix-Marseille :

Le télétravail est une innovation. Il peut s'accompagner de certains dangers et appauvrissements des protections des travailleurs. Il s'agit de permettre à cette innovation de ne pas provoquer de dégradation de la protection et du confort des travailleurs, tout en générant l'impact le plus fort en termes de gains de productivité. Le levier qui doit être privilégié est la négociation collective. La France est sortie, grâce aux ordonnances travail, d'un monde où nous décidions par le haut du point d'équilibre pour les acteurs, en se rapprochant des pratiques d'autres pays, notamment scandinaves, dans lesquels les inégalités sont plus faibles et la satisfaction déclarée par les citoyens est beaucoup plus élevée que dans notre pays, à la fois dans leur rapport au travail et dans l'articulation entre vie personnelle et vie professionnelle. Il s'agit de favoriser les modalités dans lesquelles les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les points d'équilibre. Ainsi, toute intervention réglementaire doit s'entendre dans la logique de ces ordonnances travail et de la loi Pénicaud, c'est-à-dire de façon supplétive à la détermination des points d'équilibre par les partenaires sociaux, légitimés par une représentativité confirmée par les élections professionnelles.

Comme beaucoup d'interventions l'ont souligné, les conditions du passage au télétravail dans le contexte de la crise sanitaire et du confinement ont souvent été très mauvaises, par exemple du fait de la présence d'enfants. À l'avenir, les enfants retourneront à l'école. Les quatre prochaines semaines n'illustrent pas une situation normale. Le contexte actuel est donc très inconfortable pour les salariés concernés et les gains de productivité peuvent être nuls, voire négatifs, car ces conditions résultent de préoccupations de santé publique.

Vous avez souligné la question de la santé au travail. Il ne peut y avoir de concessions sur ce point. Le rôle des pouvoirs publics est de définir des normes qui garantissent la santé au travail. Lorsque nous indiquons que le télétravail doit être organisé via un accord collectif, celui-ci doit impérativement prévoir le droit à la déconnexion, c'est-à-dire le droit pour les travailleurs de ne pas recevoir de messages de la part de leur supérieur hiérarchique pendant certains créneaux horaires, les week-ends et les périodes de congés. Ce droit absolu favorise la santé au travail, bien qu'il ne soit pas suffisant pour la garantir. Des rendez-vous réguliers doivent également permettre de déterminer comment se pratique le télétravail et d'identifier d'éventuels abus et débordements. Le télétravail doit être accompagné, mais ne doit pas être dirigé. Le bon point d'équilibre, en termes de nombre de jours de télétravail par semaine, doit être trouvé par les partenaires sociaux. L'intervention forte des pouvoirs publics doit se concentrer sur la santé des travailleurs, sur leur droit à la déconnexion et sur le caractère impératif du suivi des conditions dans lesquelles se pratique le télétravail.

Vous m'avez en outre interpellé sur le SMIC. Vous avez évoqué le chiffre de 1 231 euros par mois. Quel travailleur à temps plein dispose de cette somme ? Vous oubliez la prime d'activité et d'autres politiques économiques. Par ailleurs, jugez-vous plus grave qu'une personne perçoive le SMIC ou qu'elle le fasse durablement ? L'organisation syndicale la plus importante dans notre pays, la CFDT, dans ses recommandations remises au groupe d'experts sur le SMIC, ne demande pas d'augmentation du SMIC. Elle indique être préoccupée par le fait que des personnes y restent parfois durablement. Il est nécessaire de lutter contre ce phénomène et de travailler sur la mobilité professionnelle, salariale et sociale.

Enfin, vous évoquiez le partage de la valeur ajoutée. Au cours des 15 dernières années, il s'est déformé en faveur des salaires. Nous sommes un des rares pays avancés dans lesquels on fait ce constat. Je vous renverrai également au problème de compétitivité de l'économie française. La France a connu 14 années de déficit courant de suite. Nous devons avoir conscience de ces réalités.

Enfin, nous avons besoin de gains de productivité, sauf à rencontrer de grandes difficultés. Nous devons en effet financer la transition climatique, le vieillissement de la population, le désendettement public et les attentes de gains de pouvoir d'achat qui se sont manifestées lors du mouvement des Gilets jaunes. Le télétravail peut être une source de gains de productivité. Il participe de la numérisation globale de nos économies. Nous devons espérer que la France du XXIe siècle ne deviendra pas l'Argentine du XXe siècle. Celle-ci était aussi développée que l'Allemagne ou que la France au début des années 1900. Elle est à présent un pays émergent, avec un PIB par habitant inférieur à la moitié de celui de la France. Sans ces gains de productivité qui nous permettront de financer les défis auxquels nous faisons face, j'ai de grandes inquiétudes quant à la stabilité économique, sociale, institutionnelle et politique de notre pays. Le télétravail participe de ce changement qui nous permettra de connaître de forts gains de productivité en France. Il est donc nécessaire de l'accompagner, sans en nier les sources de bénéfices et de profit pour notre pays. Je me félicite du fait qu'une très grande majorité de salariés indique souhaiter continuer à bénéficier du télétravail.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion