Intervention de André-Yves Portnoff

Délégation aux entreprises — Réunion du 1er avril 2021 à 8h30
Table ronde quelles perspectives pour le télétravail

André-Yves Portnoff, conseiller scientifique de Futuribles International :

Je ne peux répondre à la totalité des questions, mais suis largement d'accord avec un point souligné par Gilbert Cette : la nécessité de négocier. Nous devons pour cela avoir une révolution managériale, dans la conception et l'organisation des entreprises. La majorité des directeurs des ressources humaines (DRH) français pensent qu'il y aura davantage de télétravail à l'avenir, mais ces mêmes DRH ne prévoient pas d'investissements pour l'organiser. La majorité des entreprises n'ont ainsi pas l'intention de discuter avec leurs employés sur l'organisation du télétravail. Le management par le haut est contreproductif, car non motivant et cloisonnant, empêchant les dirigeants eux-mêmes de percevoir la réalité des problèmes. Or il reste majoritaire, notamment en France, et plus que dans d'autres pays européens. Nous devons en tenir compte.

La santé doit, quant à elle, être prise en compte. Le travail se mélangeant de plus en plus avec la vie privée, il est également nécessaire de tenir compte de la santé globale des travailleurs. Un travailleur qui se sent mal dans son travail a des problèmes familiaux, et inversement. La santé ne peut être morcelée selon qu'elle s'entende au travail ou hors du travail. Nous sommes des êtres complexes. Or la vision de cette complexité n'est pas enseignée ni partagée par la plupart des responsables, publics ou privés. Il n'existe ainsi pas de vision unitaire. Par exemple, les bureaux de proximité sont certainement à développer en tant qu'élément de solution. La diversité des situations doit être appréciée et assumée, afin d'en faire une richesse, plutôt que de rechercher l'uniformisation. Dans la Silicon Valley, nous observons actuellement une vague de télétravail, parfois intégral. Des milliers de travailleurs quittent ainsi la Silicon Valley pour s'installer dans des lieux où l'immobilier est moins coûteux. Facebook a réagi en envisageant la réduction des salaires des personnes habitant dans ces régions. Or, la réaction d'un bon employeur pourrait être inverse. Certains acteurs considèrent que les entreprises doivent assumer une partie des frais immobiliers privés des travailleurs.

Les propos que j'entends depuis une heure démontrent que nous continuons à réduire le travail à un temps de présence. Dans mon activité de journaliste, je rédigeais mes articles chez moi, par souci de tranquillité. Tel est le cas dans de nombreux métiers. Les idées, qui sont le moteur essentiel du succès ou non d'une entreprise, ne viennent pas pendant les heures de travail, sous la pression de l'immédiat, mais durant la vie dite privée, car il n'y a plus de séparation forte entre la vie privée et la vie professionnelle. Il appartient aux employeurs et aux administrations de faire en sorte que cette imbrication soit tolérable et supportée, car le travail peut contribuer à l'épanouissement personnel.

Par ailleurs, le travail manuel ne peut être réduit au travail de la main. Une sensibilité, une expérience et un esprit doivent ainsi être pris en compte. La qualité du travail manuel vient de sa réalisation par un être humain et non par un automate. Nous sommes en outre entrés dans l'ère du numérique, et la machine-outil peut être contrôlée à distance. Nous ne l'avons pas suffisamment assimilé.

Des personnes souffrent naturellement pendant le télétravail, mais des enquêtes montrent que cette souffrance est inférieure à la souffrance ou l'angoisse des personnes sur site. Ce constat est cependant biaisé par le fait que les catégories qui télétravaillent et qui sont sur site ne sont pas les mêmes. La santé mentale de l'ensemble des travailleurs doit être appréciée. Globalement, la majorité souhaite avoir la liberté de choisir ses lieux et ses heures de travail. Le n° 4 d'un grand groupe automobile français me disait il y a quelques années qu'il était jugé normal qu'il travaille depuis chez lui mais anormal qu'il téléphone à sa famille depuis son bureau. L'imbrication entre la vie professionnelle et la vie privée est donc étroite. La question est de savoir si les entreprises françaises cesseront d'être tayloriennes. Un rapport dénonçait déjà il y a 20 ans cette pression exercée sur les salariés et le fait que le groupe Thomson estime ne pouvoir produire qu'à Singapour ce que des sociétés japonaises produisaient sur le sol français. Toyota produit aujourd'hui sur le sol français des voitures que Renault et Peugeot estiment devoir produire à l'étranger. Le problème majeur auquel nous devons faire face est le mode d'organisation et la relation entre les directions et les employés. Il s'agit d'un problème humain, et non technique. La technique ouvre des possibilités, y compris des dangers, mais la relation humaine est déterminante.

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