Intervention de Morgan Poulizac

Délégation aux entreprises — Réunion du 1er avril 2021 à 8h30
Table ronde quelles perspectives pour le télétravail

Morgan Poulizac :

J'adopterai une approche urbanistique. Nous devons de ce point de vue distinguer quatre types de situations : le télétravail intégral, qui reste extrêmement marginal mais peut être intéressant pour de grandes métropoles cherchant à capter des talents précieux, le télétravail hybride, qui pose des questions en termes de réorganisation et de pilotage du travail et demande à trouver un nouvel équilibre entre présentiel et non présentiel, à domicile ou ailleurs, le télétravail ponctuel, tel que nous l'avons connu, et le télétravail qui n'est pas possible. Les politiques d'urbanisme liées au télétravail doivent aussi prendre en compte cette dernière catégorie.

Nous pouvons dessiner trois perspectives d'évolution dans lesquelles intégrer la question du télétravail. Le premier scénario est celui du retour à la normale. La crise sanitaire s'atténuerait, et nous pourrions réenvisager une pratique de la ville habituelle. Il s'agit de ce que je qualifie d'effet « Fika », en référence à la pause-café suédoise. Il semble en effet nécessaire de retrouver de la convivialité et de la proximité dans l'espace de travail. Nous savons également que l'une des principales défenses contre les risques psychosociaux au travail est constituée par les collègues. Le deuxième scénario est celui d'un ajustement, qui pèse sur toutes les fonctions traditionnelles de la ville. Les villes pourraient ainsi évoluer en intégrant certains effets du confinement. Nous ne devons enfin pas négliger le troisième scénario, celui d'une réelle rupture, selon lequel nous rentrerions dans un cycle de 10 ou 20 ans, durant lequel les crises sanitaires s'enchaîneraient. La question du confinement se poserait alors de façon récurrente. Une réorganisation assez fondamentale des organisations de travail, des commerces et des loisirs dans la ville serait alors nécessaire. Celle-ci pourrait avoir des effets extrêmement lourds, notamment sur la forme du développement urbain et métropolitain.

L'introduction du télétravail nous amène à penser la ville non pas comme la mise en tension d'un lieu de résidence et d'un lieu de production ou de travail, mais à penser la « ville-campus », c'est-à-dire que l'espace de travail peut être la ville entière. Cela suppose sans doute de penser de nouveaux espaces de travail, qui s'exonèrent du bureau et de sa définition traditionnelle. Il semble que les quartiers d'affaires, spécialisés et monofonctionnels, sont menacés, notamment dans les zones tertiaires les plus onéreuses. Je pense que ceux-ci sont destinés à disparaître à moyen terme. Nous le voyons déjà dans certaines villes, comme Tokyo ou Londres. Un désintérêt progressif, notamment des grands fonds d'investissement, sur les grandes surfaces de bureaux tertiaires se confirme ainsi. Cette évolution n'est toutefois pas synonyme de fin du bureau. Les entreprises les garderont donc, mais auront des politiques immobilières beaucoup plus diversifiées : elles auront besoin de postes de travail, de surfaces de travail collectif et de tiers-lieux, qui mailleront les territoires différemment. On peut donc anticiper une diversification des produits immobiliers tertiaires.

L'idée d'une revanche des villes moyennes et du périurbain est aujourd'hui dans l'air. Mais la crise de la Covid-19 ne me semble pas annoncer la désertion programmée des grandes villes. Nous devrions assister plutôt à un rééquilibrage, en particulier selon les catégories de professionnels. À moyen terme, pour les jeunes générations, étudiants, jeunes actifs, l'attractivité des métropoles restera extrêmement forte. Ce public est prêt à investir plus de 50 % de ses revenus pour pouvoir habiter à proximité de toutes les installations urbaines et culturelles de la grande ville métropolitaine. En revanche, comme nous le percevons depuis une dizaine d'années aux États-Unis, un désintérêt croissant se fait jour pour les métropoles les plus onéreuses (San Francisco, New York). Les jeunes ménages avec enfants modifient ainsi leurs arbitrages entre la proximité du lieu de travail et le confort et niveau de vie offert par les villes moyennes, à condition qu'elles soient bien connectées à la ville-centre. Il n'existe pas de fuite massive, mais une tentation de certaines classes d'âge et certains profils de travailleurs, notamment les cadres, qui peuvent télétravailler, de s'installer dans les villes moyennes, à condition qu'elles soient extrêmement bien connectées et dotées des infrastructures de transport et numériques adaptées. Il existe une inégalité entre ceux qui peuvent faire ces arbitrages et ceux qui ne peuvent pas. À titre d'exemple, l'Irlande fait le pari d'un remembrement très important des territoires ruraux, en lien avec le télétravail.

Nous devons nous interroger enfin sur les nouveaux temps du travail. Le « métro-boulot-dodo » va sans doute évoluer. Tout dépendra des arbitrages opérés par les acteurs mais aussi, de ce que les pouvoirs publics accepteront de soutenir ou de favoriser. Depuis une trentaine d'années, les pouvoirs publics et les opérateurs urbains ont produit les villes pour les entreprises, avec un certain désintérêt pour les politiques d'habitat et un grand intérêt pour les quartiers d'affaires. Plusieurs évolutions sont possibles. La première pourrait nous amener à passer d'une ville pour les entreprises à une ville par les entreprises. Google ou Facebook pourraient ainsi décider de devenir aménageurs, et créer des espaces adaptés à leurs besoins. Nous le voyons déjà en Inde, comme dans la banlieue de Chennai, où les villes sont fabriquées par les entreprises elles-mêmes. Le grand enjeu pour les politiques d'urbanisme est de se reposer la question de la production de la ville pour le travail : gestion des temps de travail, équilibre entre vie privée et vie professionnelle, etc. Les catégories qui ont le plus souffert du premier confinement étaient celles dont les espaces étaient inadaptés, qui n'avaient pas accès aux espaces verts, etc. Le ministère du Logement a lancé un programme très intéressant sur la ville productive. Le télétravail servira ainsi d'objet d'interpellation des pouvoirs publics, sur le sens et la qualité du travail en ville.

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