Intervention de Pierre-Olivier Monteil

Délégation aux entreprises — Réunion du 1er avril 2021 à 8h30
Table ronde quelles perspectives pour le télétravail

Pierre-Olivier Monteil, chercheur au Fonds Ricoeur, professeur d'éthique appliquée à l'ESCP Europe et à l'université Paris-Dauphine :

docteur en philosophie, chercheur au Fonds Ricoeur, professeur d'éthique appliquée à l'ESCP Europe et à l'université Paris-Dauphine. - Je souhaiterais revenir sur le point de départ, à savoir mars 2020, et le sentiment de devoir s'adapter dans l'urgence. De ce point de vue, le télétravail est particulièrement emblématique de notre époque. L'urgence et l'adaptation sont en effet omniprésentes. Paradoxalement, il est nécessaire de s'adapter pour que rien ne change. Telle est la problématique du télétravail. Nous nous sommes aperçus que faute de nous adapter à cette nouvelle configuration du travail à distance, nous assisterions à l'effondrement complet de l'économie en trois semaines. J'avais été frappé de constater l'extraordinaire fragilité de l'économie mondiale. Comment pouvons-nous évoluer sur un sol aussi précaire ? Avant toute chose, le risque serait d'oublier cette question et de ne plus raisonner au sujet du télétravail qu'en termes d'adaptation. Comment se fait-il que nous soyons dans un système auquel nous nous adaptons, mais qui est lui-même aussi fragile et précaire ? Cette fragilité a un rapport direct avec l'accélération du rythme auquel nous vivons. Si nous avions l'habitude d'échanges plus lents et rares, l'impact d'une rupture serait beaucoup plus faible qu'il ne l'a été. Se pose ainsi la question de la viabilité du système dans lequel nous évoluons, ainsi que de notre responsabilité à cet égard.

Il se trouve en outre que cette adaptation n'est pas sans effets. Celle-ci, en effet, nous change. Ce que nous faisons nous fait, et ce que nous transformons a un effet sur nous-mêmes, qui nous affecte. Telle est la potentialité, positive ou négative, du travail. Comment faire en sorte que le télétravail contribue à humaniser plutôt qu'à déshumaniser ? Dans L'Identité au travail de Renaud Sainsaulieu, sociologue des organisations, celui-ci s'est aperçu de la vitesse à laquelle il changeait par la simple pratique du métier. L'identité au travail est donc une identité en travail. Le thème de l'adaptabilité est quant à lui un thème d'impatience. Nous devons, à l'inverse, prendre le temps de réfléchir. J'insisterai pour ma part sur les effets potentiellement déshumanisants du télétravail.

Nous n'avons pas la même vision du monde selon que l'on travaille au dernier étage d'un gratte-ciel de La Défense, dans une sous-pente ou dans un entrepôt. Le contexte et les conditions matérielles de travail nous transforment du tout au tout dans notre identité même. De ce point de vue, le télétravail présente le risque de nous inciter à voir le monde de notre propre lucarne, à distance, avec un sentiment de désengagement, voire de soulagement par rapport à des contraintes, par exemple des problèmes de management ou de climat de travail. Que devient alors le sentiment d'appartenance à une équipe, à une entreprise, à un métier ou à une corporation ? Inversement, le risque serait une dérive progressive vers le sentiment d'être indépendant. Ceci correspond à l'évolution du mode et des dispositifs de management, qui individualisent continuellement depuis une quarantaine d'années, pour en arriver à identifier une identité comptable qu'est un équivalent temps plein et sa valeur ajoutée associée. La notion d'entreprise devient ainsi de plus en plus virtuelle, et est incitée à s'effacer au profit de cette individualisation qui transforme chacun en business unit. Il est alors possible de spéculer sur l'éventuel avantage à adopter un statut de micro-entrepreneur ou autre.

Par ailleurs, nous risquons la disparition de ce que le psychologue Paul Fustier appelle les espaces interstitiels, par exemple le temps passé à la machine à café ou sur le seuil d'un bureau afin de discuter. D'un point de vue comptable, il s'agit de lieux dénués de production. Paul Fustier objecte qu'ils se caractérisent par la production de lien social. L'appartenance à un collectif au travail donne en effet sens à l'activité elle-même, et ces espaces permettent de démontrer que nous pouvons être bienveillants les uns à l'égard des autres.

Il existe en outre une forme de déni du corporel. Pour coopérer, nous devons nous sentir, ce qui est difficile à distance, puisque le contact physique n'est pas possible. Le philosophe et sociologue Richard Sennett a rédigé un ouvrage sur la coopération, Ensemble, dans lequel il donne l'exemple d'une expérience réalisée par Google, où plusieurs personnes travaillaient sur un logiciel de réflexion à distance. Google a décidé, après un an de pratique, d'interrompre l'expérience, qui ne fonctionnait pas. Tel est l'enjeu du travail collaboratif mécanisé. Le danger est ainsi de supprimer la subtilité allant de pair avec la sensibilité des perceptions. Nous aurions ainsi tendance à passer à côté de la sociabilité humaine, par l'effet de laquelle notre identité ne se construit pas dans une bulle, mais au contact de nos semblables, qui sont nos alter ego.

Par ailleurs, la communication ne consiste pas seulement à transmettre des informations, mais se caractérise par des échanges. Ceux-ci doivent être appréhendés comme une mise en scène. En même temps que les informations qui s'échangent, des rituels, gestes et marqueurs de l'intention de faire société se manifestent. De plus, la disparition des affects pourrait générer une baisse de l'efficience et un mode de travail plus cérébral et froidement fonctionnel. Nous utiliserions alors des outils pour fédérer, au lieu de sentiments pour rassembler. Il s'agit d'une façon manquée de pratiquer une pédagogie du compromis. Le collectif du travail, quant à lui, nous conduit à collaborer avec des personnes que nous n'avons pas choisies. Cela enclenche un processus d'apprentissage, en vue de s'accorder alors que nous partons de points de vue différents, et il s'agit du point de départ d'une pédagogie de la citoyenneté. Le degré élémentaire du civisme est d'accepter de participer, sur le domaine public, avec des personnes que nous n'avons pas choisies et que nous ne connaissons pas, mais qui repose sur le parti pris que nous sommes co-citoyens. Or nous observons des signes très inquiétants sur la difficulté du rapport à l'altérité dans notre société contemporaine.

Pour que le télétravail ne soit pas une fuite en avant, trois chantiers doivent être ouverts : une réflexion sur le télétravail (est-il instrumental, ou peut-il être expressif ?), un chantier sur le management (qui postule actuellement un pouvoir hiérarchique alors que nous sommes dans une culture égalitaire) et enfin, un chantier sur l'émancipation. Nous sommes en l'occurrence envahis par une culture des dispositifs et des outils, qui risque de restreindre, de canaliser et de rigidifier les structures, alors que les médiations humaines, non médiatisées par des outils, sont beaucoup plus subtiles.

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