Intervention de Jean Arthuis

Commission des affaires européennes — Réunion du 8 avril 2021 à 8h30
Éducation — Audition de M. Jean Arthuis ancien ministre président d'euro app mobility et du cercle erasmus et communication de Mme Colette Mélot et M. Jean-Michel Arnaud sur le programme « erasmus + » pour l'éducation la formation la jeunesse et le sport

Jean Arthuis, ancien ministre, président d'Euro App Mobility et du Cercle Erasmus :

Je vous remercie pour cette invitation qui me donne l'occasion de m'exprimer devant la commission des affaires européennes sur la mobilité des apprentis en Europe. Je me réjouis de l'intervention des deux rapporteurs, qui ont souligné notre préoccupation commune : démocratiser ce beau programme d'Erasmus. D'ailleurs, quand on interroge les citoyens européens sur l'idée qu'ils se font de l'Europe, ils citent d'emblée l'euro et Erasmus ! C'est un magnifique projet qui permet aux jeunes d'aller à la rencontre de l'Europe et du monde, de découvrir d'autres pratiques, d'autres cultures, et de mieux comprendre les défis de la mondialisation. Lorsqu'on écoute des jeunes qui rentrent d'une longue immersion de plusieurs mois, on est convaincu des bienfaits de cette mobilité : ils sont sortis de leur zone de confort et ont acquis une autonomie, une maturité ; ils parviennent à s'exprimer dans une autre langue - souvent l'anglais - que leur langue maternelle. L'enseignement théorique des langues étrangères est bien prévu tout au long de la scolarité, mais la pratique n'est pas au rendez-vous. La démonstration des bienfaits de ce programme étant acquise pour l'enseignement supérieur, l'idée est de l'étendre à la formation professionnelle.

J'ai été président de la commission des budgets du Parlement européen durant cinq ans. Ce fut un déchirement de quitter le Sénat, mais mes convictions européennes me poussaient à aller au coeur de la machine européenne pour essayer d'en comprendre les rouages. C'est un autre monde, dont les décisions peuvent susciter la perplexité quant à leur valeur ajoutée. Lorsque je rentrais dans ma circonscription, je me demandais quelles questions pouvaient bien intéresser nos concitoyens... Erasmus Pro m'apparaissait comme un vrai sujet, car j'avais constaté que lorsque les apprentis partaient, c'était pour deux ou trois semaines seulement, et que l'on s'arrangeait pour que cette mobilité s'effectue durant les semaines de travail dans les centres de formation d'apprentis (CFA) et non les semaines en entreprise. J'ai donc déposé au Parlement européen un projet pilote afin d'identifier les obstacles à la mobilité des apprentis, pour qu'ils puissent partir pendant plusieurs mois, comme les étudiants de l'enseignement supérieur.

Sont apparus très rapidement des freins de diverses natures, notamment académiques. Il n'y a pas de problème dans les universités et les grandes écoles, qui ont délégation pour délivrer les diplômes, mais lorsqu'il s'agit des diplômes de niveau bac ou infra-bac, c'est l'autorité académique qui est compétente. On entre alors dans un monde soumis à des critères rigides qui ne s'accommodent pas des expérimentations. Je vous signale toutefois que des ingénieurs sont formés via l'apprentissage dans l'enseignement supérieur.

Les freins sont également juridiques et financiers, car l'apprentissage est à la fois un contrat de travail et un contrat de formation. L'apprenti est sous la responsabilité de son maître d'apprentissage même s'il n'est pas dans l'entreprise. Le laisser partir pendant plus de trois mois tout en le rémunérant pouvait constituer un frein. Cette difficulté a été levée grâce au Sénat. Mme Pénicaud m'avait chargé d'une mission sur le sujet, et j'avais suggéré de suspendre les obligations liées au contrat de travail pendant la durée de la mobilité. Cette mesure a été introduite par le biais d'un amendement à la loi d'habilitation à prendre par ordonnances des mesures concernant le travail. C'était inespéré, car je pensais que le Conseil constitutionnel allait le considérer comme un cavalier législatif. Résultat de cette validation : ce frein a été levé mais les étudiants de l'enseignement supérieur apprentis qui partent en mobilité ne peuvent plus être rémunérés, contrairement à ce qui prévalait auparavant. Aujourd'hui, il faudrait que la loi puisse rendre optionnel le maintien de la rémunération ou sa suspension durant la mobilité. En plus des freins financiers, il faut également trouver des solutions pour assurer la rémunération ou l'autonomie financière, et la couverture sociale de l'apprenti durant sa mobilité.

Je citerai aussi les freins linguistiques et psychologiques du côté des chefs d'entreprise ou des familles, et enfin, les freins sanitaires qui sont plus forts depuis un an, en période de confinement et de pandémie de covid. Mais l'heure est à la préparation du rebond.

La Commission a déposé à l'attention du Conseil une recommandation pour un contrat d'apprentissage efficace et de qualité, en espérant que les États s'en empareraient, mais ce n'est pas encore le cas : l'Europe, hélas, est un marché et reste une addition d'égoïsmes nationaux. Mais Erasmus + sera peut-être l'occasion de faire évoluer les mentalités. Nous avons mené cette expérimentation avec l'appui d'une trentaine de centres de formation d'apprentis, dont la moitié en France, mais n'avons fait partir que 200 jeunes.

Lorsque j'ai quitté le Parlement européen en 2019, j'ai créé l'association Euro App Mobility pour activer le dispositif. Parmi ses fondateurs, on compte les Compagnons du Devoir et du Tour de France, le Conservatoire des Arts et Métiers, les réseaux des chambres de métiers et de l'artisanat et des chambres de commerce et d'industrie, des institutions qui ont la responsabilité de centres de formation d'apprentis, ou encore le Global Apprenticeship Network France (GAN France) qui réunit les grandes entreprises françaises internationales. Nous avons aussi créé à Bruxelles, cette année, Euro App Mobility EU avec d'autres partenaires européens, car, pour que le dispositif fonctionne, il faut qu'il y ait réciprocité. Un artisan pourra laisser partir son apprenti s'il peut accueillir un apprenti européen à la place pour la même durée. J'ai connaissance d'expériences humaines formidables qui se sont ainsi nouées.

Nous avons créé notre association en septembre 2020. Notre budget s'élève à 600 000 euros par an, alimenté à hauteur des deux tiers par des subventions du ministère du travail et, pour le tiers restant, par des dons d'entreprises, qui peuvent bénéficier d'un crédit d'impôt sur les sommes qu'elles nous allouent. Notre but est de lever les obstacles à la mobilité. Nous travaillons ainsi avec les différents ministères compétents en matière d'apprentissage : ministères de l'éducation nationale, de l'enseignement et de la recherche, de l'agriculture, du travail, etc. Leur coordination est un enjeu...

Pour lever les freins à la reconnaissance des diplômes, nous travaillons avec l'éducation nationale. Il faut définir des protocoles, favoriser les jumelages entre centres de formation d'apprentis pour qu'ils définissent des objectifs pédagogiques similaires. Il faut aussi pouvoir accueillir des jeunes : lors de notre expérimentation, des jeunes d'Europe de l'Est pourtant désireux de venir en France ne l'ont pas fait, car il n'y avait pas de cours en anglais. L'une de nos préoccupations est de préparer des modules techniques en d'autres langues, notamment en anglais. Au Parlement européen, on constate que les députés européens parlent couramment l'anglais, et en tant que Français, nous sommes parfois perdus... Nous devons donc améliorer l'enseignement des langues dans notre pays. La mobilité pourrait être une occasion pour les élèves, mais aussi pour les professeurs et les partenaires sociaux de découvrir d'autres expériences. En Finlande, par exemple, l'État délègue aux centres de formation et aux entreprises le pouvoir de délivrer les diplômes. Ce n'est pas le cas en France, où les procédures sont plus rigides au nom de l'égalité.

Il y a également des freins financiers. La loi de septembre 2018 a transféré aux branches professionnelles le financement de l'apprentissage, au détriment des régions. Nous avons demandé aux onze opérateurs de compétences (OCPO), chargés d'accompagner la formation professionnelle, les dispositions qu'ils avaient prises s'agissant de la mobilité, mais nous n'avons pas encore de réponse. Les acteurs de la formation professionnelle n'ont pas tiré les conséquences de la loi qui facilite pourtant la mobilité des apprentis.

La question des freins linguistiques relève des centres de formation. Tous les centres ne s'ouvriront pas à l'international, mais nous avons besoin de centres-pilotes. Pour que la démarche fonctionne, il faut que le centre désigne un professeur référent, dont la mission consistera à établir des partenariats avec d'autres centres à l'étranger, à convaincre les entreprises de laisser partir leurs jeunes dans un autre pays pour enrichir leur formation professionnelle, à organiser l'accueil des jeunes des autres pays, etc. C'est un travail considérable. Or les OPCO n'ont pas encore pris en compte cette dimension. Sur le plan linguistique, le programme Erasmus + offre des ressources précieuses, comme The Online Linguistic Support (OLS), qui n'est pas assez connu.

Nous travaillons avec tous les acteurs pour lever les obstacles à la mobilité. J'espère que la France inscrira la formation professionnelle et l'apprentissage parmi ses priorités, lors de sa présidence du Conseil de l'Union européenne.

Notre autre mission consiste à fournir une expertise aux centres de formation : vous avez évoqué les crédits qui seront ouverts dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027 et mis l'accent sur la notion de centres d'excellence : je vous invite à repérer des centres dans vos régions prêts à utiliser ces crédits pour développer un enseignement d'excellence, ce qui est nécessaire pour attirer des jeunes d'autres pays. La réciprocité nous met au défi de renforcer notre attractivité. On peut aussi utiliser les crédits du fonds européen de développement régional (FEDER) et du fonds social européen (FSE), que le Gouvernement français a largement subdélégués aux régions. Ces dernières peuvent donc inclure la formation professionnelle, l'apprentissage et la mobilité dans les programmes opérationnels.

Nous faisons aussi du lobbying à Bruxelles et nous sommes soutenus par un groupe d'eurodéputés qui s'intéressent à ce sujet. Nous avons un site internet, organisons des webinaires une fois par mois avec des chefs d'entreprises, des apprentis, des formateurs. En juin, nous organiserons des états généraux de la mobilité professionnelle et de l'apprentissage, auxquels participera l'Union européenne.

La mobilité est une opportunité enrichissante. Quand les jeunes rentrent, ils sont transformés. Développer la mobilité internationale peut aussi constituer une manière de changer le regard sur l'apprentissage, qui reste perçu trop souvent comme une voie secondaire, par rapport à l'enseignement général, tandis qu'en Suisse, on ne compte qu'un tiers de bacheliers et que les apprentis peuvent rejoindre l'enseignement supérieur. L'enjeu à l'avenir sera de former des talents. Le premier investissement d'avenir est celui de la formation professionnelle. En associant apprentissage et mobilité internationale, on fera progressivement bouger les lignes. Il est enrichissant pour des élèves comme des enseignants d'aller découvrir d'autres expériences. Voilà un levier pour faire bouger notre société, mais cela suppose des volontaires. Certains n'osent pas, car ce n'est pas dans le référentiel de l'éducation nationale. Mais il faut oser, les établissements ont des marges de manoeuvre qu'ils doivent saisir.

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