Intervention de Pascal Saint-Amans

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 5 mai 2021 à 9h35
Mise en oeuvre du plan relatif à l'érosion de la base d'imposition et au transfert de bénéfices dit beps » et négociations pour répondre aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie — Audition de M. Pascal Saint-amans directeur du centre de politique et d'administration fiscale de l'ocde

Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscale de l'OCDE :

S'agissant de l'application du projet BEPS, l'OCDE a proposé en 2012 au G20 de lancer une action pour rénover la fiscalité des entreprises. Cette initiative s'inscrivait à la suite des premiers efforts qui avaient émergé au sein du G20 pour mettre fin notamment au secret bancaire et organiser la coopération fiscale. C'est ainsi qu'en 2015, les quinze actions du projet BEPS ont été publiées, dans un cadre inclusif qui réunit 139 pays et juridictions. Ce projet est désormais appliqué de manière très large, par l'ensemble de ces pays. Sur les quinze actions, quatre constituent des standards minimaux, soumis à un examen par les pairs. Ce projet a véritablement modifié les rapports entre les pays et la planification fiscale agressive des entreprises.

L'action 5 relative à la lutte contre les pratiques fiscales dommageables a conduit au démantèlement ou à l'amendement de 295 régimes dans 80 pays du monde : la France a ainsi modifié son régime des brevets prévu à l'article 39 terdecies du code général des impôts. Un suivi des exigences de localisation de substance dans les juridictions sans fiscalité a également été mis en place afin d'éviter les « coquilles vides ». C'est également dans le cadre de cette action 5 que 35 000 échanges automatiques de renseignements de rescrits fiscaux (rulings) sont intervenus. On sait en effet que certains pays voisins de la France étaient très actifs dans la délivrance de rescrits fiscaux extrêmement favorables aux entreprises et secrets ; désormais, plus aucun pays ne peut délivrer de rescrit fiscal ayant un impact sur la base fiscale d'un autre pays sans le notifier à ce dernier. Les pratiques dommageables, les « petites ententes entre amis » sont donc terminées et l'échange automatique de renseignements a permis de nettoyer l'environnement fiscal international de ces pratiques-là.

Dans le cadre du projet BEPS, il y avait également des mesures relatives au changement des conventions fiscales, pour améliorer la sécurité juridique, mieux définir l'établissement stable et lutter contre les dispositifs hybrides (action 2). Une convention fiscale multilatérale visant à modifier les conventions fiscales sans passer par la renégociation et la ratification de toutes les conventions bilatérales a été négociée au cours de l'année 2016 ; elle est aujourd'hui en vigueur, signée par 95 pays, ratifiée par 63 pays, dont 31 membres de l'OCDE, y compris la France. Sur les 3 500 conventions fiscales existantes, 650 ont déjà été modifiées et 1 800 autres devraient l'être lorsque tous les pays auront ratifié la convention multilatérale. Celle-ci a même été signée et ratifiée par les Pays-Bas, le Luxembourg, l'île Maurice, ou la Barbade, des pays utilisés pour faire du « treaty shopping » (chalandage fiscal)... L'utilisation des conventions fiscales pour commettre des abus a donc été fortement limitée et les recettes fiscales des pays ont été consolidées.

L'action 13 prévoit l'échange de renseignements sur les affaires fiscales des entreprises, avec l'idée de mettre les administrations fiscales sur un pied d'égalité avec les groupes multinationaux. Les administrations fiscales ont désormais connaissance de la planification fiscale de ces entreprises au niveau mondial, et pas seulement des interactions entre les filiales présentes sur leur territoire et les filiales présentes dans un autre territoire. C'est ainsi que 93 pays ont mis en place des obligations de reporting pays par pays ; la France envoie des renseignements à 65 pays et en reçoit de 81 pays. L'OCDE a en outre mis en place le programme ICAP (International compliance assurance program) sur la conformité internationale des entreprises qui permet une analyse des risques et des contrôles fiscaux coordonnés entre 19 administrations fiscales nationales, dont la France. Ce programme fonctionne bien, avec un nombre croissant de pays qui souhaitent le rejoindre.

L'action 2 relative au démantèlement des produits hybrides a été mise en place par 32 pays.

L'action 3 renforce la lutte contre la délocalisation des profits dans des juridictions à faible fiscalité ; c'est l'équivalent de l'article 209 B du code général des impôts français. La France n'a pas modifié son article de loi, mais 49 pays ont modifié leur dispositif de sociétés étrangères contrôlées.

L'action 4 relative à la limitation de la déductibilité des intérêts d'emprunt a été appliquée par plus de 90 pays. Les changements de définition de l'établissement stable, pour rendre les abus moins faciles, voire impossibles, ont été adoptés par 45 pays, dont la France qui n'a pas émis de réserve sur ce point.

L'action 14 est relative au renforcement de l'élimination de la double imposition et à la sécurité juridique des entreprises.

L'action 11 vise à mieux connaître la planification fiscale des entreprises multinationales par la collecte de données. Avant le projet BEPS, il n'y avait pas de statistiques relatives aux multinationales dans la comptabilité de l'impôt sur les sociétés.

Enfin, l'action 1 prévoit de nouvelles règles en matière de TVA applicables aux entreprises de l'économie numérique. Le premier défi de l'économique numérique et de la vente à distance est en effet d'abord en termes de consommation. En effet, jusqu'en 2015, il n'y avait pas de règles claires sur l'assujettissement à la TVA des ventes de biens à distance ou des prestations de services en ligne. Le standard proposé est aujourd'hui appliqué par plus de 70 pays, dont ceux de l'Union européenne et 40 pays vont prochainement l'appliquer. Pour la seule année 2015, 15 milliards d'euros d'impôts ont été collectés dans l'Union européenne du fait de cette mesure.

Combien le projet BEPS a-t-il rapporté ? Hélas, je ne peux pas vous donner une réponse précise. Autrefois, nous ne collections pas les données, nous sommes en train de le faire, mais cela prend beaucoup de temps et nous avons en général ces données deux à trois ans après les faits. Néanmoins, notre estimation du gain en 2015 était de l'ordre de 240 milliards à 250 milliards d'euros, et nous pensons que toutes ces mesures ont eu un impact significatif.

Nos travaux ont changé profondément la donne en renforçant les souverainetés fiscales par la coopération internationale. Nous avons cherché à mettre en place une régulation fiscale de la mondialisation.

Nous ne sommes pas allés jusqu'au bout parce qu'en matière de prix de transfert, par exemple, tous les États ont été extrêmement conservateurs, notamment les États-Unis. Nous n'avons donc pas pu modifier la possibilité pour les entreprises de localiser la création de valeur incorporelle, qui constitue l'essentiel de la création de valeur contemporaine - celle-ci n'étant plus dans les usines - et est donc extrêmement facile à localiser dans des juridictions à faible fiscalité. Or les règles de prix de transfert telles qu'elles ont été élaborées il y a près d'un siècle ne permettent pas de lutter efficacement contre ce risque.

En outre, en matière d'économie numérique, il y avait une très grande frustration, le progrès en matière de TVA - pourtant le plus important - étant passé sous les écrans radar. Cette frustration avait provoqué un questionnement sur la définition d'établissement stable dans un monde numérique pour que les pays puissent récupérer de la matière taxable sur les GAFA. Sur ce point, le projet BEPS a échoué, notamment parce que l'administration américaine de l'époque avait refusé de négocier, conduisant d'autres pays, dont la France en leadership, à prendre des mesures unilatérales pour compenser cet échec. Les conventions fiscales interdisant de changer la définition de l'établissement stable sauf accord de l'autre pays, et ne permettant pas non plus de changer les règles de prix de transfert, déterminées à leur article 9, les pays ont donc dû utiliser ce que l'on appelle des taxes sur les services numériques - donc des taxes sur les transactions et le chiffre d'affaires, peu appréciées d'un point de vue économique, mais politiquement sans doute inévitables. C'est en tout cas ce qu'ont considéré la France, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Espagne, la Hongrie, l'Autriche, l'Indonésie, le Canada et d'autres pays qui les ont mises en place ou vont le faire.

En 2017, les États-Unis ont conduit une réforme fiscale paradoxale, puisqu'ils ont financé la baisse drastique de 35 % à 21 % de leur impôt sur les sociétés - cohérente avec l'approche républicaine - en élargissant la base fiscale, et pour ce faire en appliquant le projet BEPS. Ce faisant, ils se sont tournés vers l'OCDE en disant : nous voulons appliquer les mesures de limitation de la déduction des intérêts, mais aussi changer les règles de prix de transfert, qui sont inefficaces ; enfin, nous reconnaissons qu'il faudrait donner davantage d'imposition aux pays de marché, comme les Français le réclament sur les entreprises du numérique, mais nous voulons le faire sur toutes les entreprises.

Les négociations ont donc repris autour de deux idées. D'abord l'idée d'un nouveau lien, ou nexus, - c'est-à-dire une extension de la définition de l'établissement stable pour récupérer les services numériques - et de nouvelles règles d'allocation des profits, ce qui a occasionné un débat entre pays. Tandis que les pays européens, pour simplifier, voulaient limiter cela aux entreprises numériques, les États-Unis et la Chine le refusent, avec l'idée de de récupérer une partie du profit résiduel des autres entreprises, comme LVMH qui font des affaires chez eux, mais qui, du fait des règles de transfert, n'y génèrent que 3 % de leurs profits.

La discussion a été bloquée pendant deux ou trois ans sur ce sujet, mais un autre sujet a émergé : dans le cadre de leur réforme de l'impôt sur les sociétés en 2017, et en prolongement de l'action 3 du BEPS qui vise à renforcer la lutte contre la délocalisation des profits dans les paradis fiscaux, les États-Unis ont introduit le principe d'un impôt minimum sur les profits réalisés par leurs entreprises à l'étranger, le GILTI. Cela ne veut pas dire « coupable » en anglais, mais un peu quand même... Ce sont les initiales de Global intangible low-taxed income, cela désigne en français les incorporels qui ont été sous-taxés. Toutes les entreprises américaines réalisant des profits hors États-Unis taxés en moyenne en dessous de 10,5 % doivent verser aux États-Unis la différence. C'est contraire au principe de territorialité que connaissent la France et la plupart des pays du monde, selon lequel les profits réalisés à l'étranger ne sont pas taxés dans le pays du siège. Pour les États-Unis, ils ne le sont pas, sauf s'ils ont été sous-taxés à l'étranger : c'est un filet de sécurité.

L'Allemagne, la France et quelques autres ont indiqué qu'ils aimeraient faire de même. Cela n'était pas mûr dans le cadre de l'action 3, mais cela peut l'être désormais. Nous avons donc développé des blueprints sur les piliers 1 et 2 ; il n'y a pas eu d'accord parce que les États-Unis ont joué un peu « au chat et à la souris ». Sur le champ d'application, fortement débattu, nous avons proposé un compromis en octobre 2019, selon lequel seraient concernées les entreprises numériques, mais aussi les entreprises qui vendent au consommateur final sur les marchés, ce qui devait refléter à la fois la position des Européens et des Américains. À la dernière minute, le 5 décembre 2019, le secrétaire au Trésor américain, Steven Mnuchin, a proposé que cette solution soit optionnelle pour les entreprises, ce qui était inacceptable pour les partenaires des États-Unis. Malgré ce froid à la fin de l'année 2019, nous avons essayé de maintenir le projet en vie en proposant deux blueprints sur chacun des piliers.

Comme vous l'avez indiqué en introduction, Monsieur le Président, la nouvelle administration Biden a relancé ces discussions. Le président Biden a fait de la fiscalité un sujet majeur de sa présidence avec un discours extrêmement puissant sur la contribution des plus riches et des entreprises les plus profitables au plan de financement des infrastructures américaines, qui représente plus de 2 000 milliards de dollars. Le président Biden propose ainsi de durcir le dispositif d'imposition minimum (« GILTI ») en portant le taux du seuil de 10,5 % à 21 %, sachant que le taux moyen d'impôt sur les sociétés serait porté de 21 % à 28 %. Mais, plus important, même si beaucoup se focalisent sur le taux, il propose d'aligner la base du GILTI sur le blueprint de l'OCDE et d'apprécier le taux effectif d'imposition des entreprises américaines à l'étranger non plus en moyenne, mais pays par pays. Aujourd'hui, si une entreprise américaine a la moitié de son profit en France, taxé à 30 %, et l'autre moitié de son profit aux îles Caïmans, taxé à 0 %, on considère que son taux effectif moyen extérieur est de 15 % : demain, si la réforme est adoptée par le Congrès avant le 30 septembre prochain - puisque c'est l'échéance pour utiliser une procédure à la majorité simple - elle ne sera pas surtaxée pour son profit en France à 30 %, mais elle devra verser aux États-Unis 21 % de ses profits réalisés aux îles Caïmans.

On voit que ce changement de base tue l'utilisation des paradis fiscaux ou des juridictions à faible fiscalité. Le président Biden en a fait une priorité absolue et il souhaite que le reste du monde puisse aller dans cette direction, aussi près que possible de 21 %. Comme c'est conforme au blueprint du pilier 2 et que nous sommes proche d'un accord, le président Biden a indiqué qu'il était prêt à changer les règles dites de nexus, donc la possibilité d'être taxé même sans présence physique, et d'allocation des profits, afin d'allouer un pourcentage du profit résiduel des entreprises au pays de marché. Il propose un champ d'application qui ne se limite pas aux entreprises du numérique, mais qui implique les plus grandes et les plus profitables des entreprises mondiales, avec des seuils très élevés, ce qui va au-delà de notre champ d'application initial du pilier 1, mais aboutit à des montants similaires, de l'ordre de 400 milliards à 600 milliards de dollars. C'est donc une proposition sérieuse qui a l'avantage d'être largement bipartisane et donc susceptible d'être traduite en droit interne américain, y compris pour la ratification d'une convention multilatérale, qui serait nécessaire pour cette solution.

Les chances de succès n'ont jamais été aussi élevées : il y a un vrai désir de part et d'autre de conclure ce dossier et beaucoup d'appétit sur le pilier 2, notamment après le covid, car les États vont devoir collecter plus d'impôts et il ne sera pas acceptable que les entreprises qui ont été aidées puissent localiser leur profit dans des paradis fiscaux. Mettre d'accord 139 pays sur un pied d'égalité n'est pas facile, mais le succès est possible, avec notamment, en cas d'échec, le spectre de mesures de rétorsion commerciales si les pays maintenaient leurs taxes nationales sur les services numériques, des taxes par défaut.

Voici donc l'état d'avancement de nos travaux : au cours des six dernières années, la fiscalité internationale a changé en profondeur. Tandis qu'il y a dix ans, la planification fiscale agressive des entreprises était la norme acceptée par les États et par l'opinion publique, nous avons assisté à un revirement de la perception et des moyens des administrations fiscales et nous pouvons espérer la fin de ces années curieuses où les entreprises pouvaient bénéficier de la globalisation sans en supporter aucune charge.

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