Tout d'abord, puisque certaines de vos questions ont porté sur la Chine, je tiens à préciser que, même si l'OCDE ne comporte que 37 États membres, elle a mis en place deux organisations, le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales et le Cadre inclusif sur le projet BEPS, qui rassemblent des pays bien au-delà des seuls membres de l'OCDE.
Le Forum mondial, qui regroupe 162 pays - dont la Chine -, vise la fin du secret bancaire. Je rappelle que les échanges depuis la fin du secret bancaire ont porté sur 10 000 milliards d'euros d'actifs pour 84 millions de comptes répertoriés en 2019, et 107 milliards d'euros d'impôts collectés. Par ailleurs, la Chine joue un rôle important au sein du Cadre inclusif : elle a adopté une position extrêmement constructive au cours de ces cinq dernières années de négociations. Elle a indiqué son soutien au pilier 1 et à son émergence, et des inquiétudes au sujet du pilier 2, et notamment le souci qu'il ne l'empêche pas de prendre les mesures de soutien à la recherche nécessaires pour transformer son économie.
M. Bocquet a mentionné les différences de stratégies entre pays européens. Les positions diffèrent bien sûr, mais il faut attendre de voir ce vers quoi les négociations actuelles vont tendre. Il a évoqué le cas de l'Irlande : le ministre des finances irlandais a récemment ouvert la porte à un ralliement au pilier 2, tout en rappelant que son pays restait attaché au taux de 12,5 % qui est celui de leur impôt sur les sociétés. Les Pays-Bas, très longtemps considérés comme le modèle d'une planification fiscale agressive, ont décidé de changer de politique il y a environ quatre ans : aujourd'hui, ils soutiennent totalement le pilier 2.
Reste à savoir si l'Union européenne sera capable d'élaborer ce pilier 2, car on le sait, en matière fiscale, le droit de l'Union européenne impose que les décisions soient prises à l'unanimité. Pour que les États-Unis puissent avancer sereinement, avec le soutien du reste du monde, il faudra que l'Europe puisse agir et, donc, que les grands pays que sont l'Allemagne, la France, l'Italie ou l'Espagne, très favorables au pilier 2, appuient cette évolution et parviennent à infléchir la position de plus petits pays qui y sont opposés, comme l'Irlande ou la plupart des pays de l'Est de l'Europe.
Puisque vous me demandez de réagir au sujet du projet OpenLux et de l'excellent travail du journal Le Monde, je trouve que le Luxembourg fait presque figure d'arroseur arrosé, dans la mesure où ce pays est plutôt en avance par rapport aux autres en ce qui concerne la transparence de ses bénéficiaires effectifs, après avoir mis en place un registre public. C'est à partir de ces données publiques que les journalistes ont révélé certaines insuffisances, qui seraient probablement plus prononcées dans d'autres États européens.
Cela étant, le Luxembourg a toujours défendu des politiques très attractives en matière de fiscalité, et certaines personnes physiques continuent d'utiliser ces politiques à des fins d'évasion fiscale. Cet aspect n'a jamais fait l'objet de travaux internationaux : peut-être serait-il utile d'engager des études sur le sujet.
Sur la publication des données fiscales des entreprises, pays par pays, et sur la directive communautaire, je travaille pour l'OCDE et non pour l'Union européenne : tout ce que je peux vous dire à cet égard, c'est que le reporting pays par pays échangé entre les administrations fiscales correspond à l'action 13 du projet BEPS, et que les États-Unis et le Japon avaient conditionné leur accord au fait que la publication de ces données reste confidentielle. Quant à la directive européenne, elle est pétrie de bonnes intentions mais oublie peut-être ces engagements internationaux. En tant qu'Européens, nous avons parfois tendance à pointer du doigt les États-Unis en raison de leur unilatéralisme, mais il faut aussi parfois savoir reconnaître ses propres erreurs.
Pour répondre à M. Segouin, le pilier 1 vise en effet des entreprises dont le seuil de chiffre d'affaires serait très élevé, supérieur à 10 milliards, 15 milliards ou 20 milliards d'euros. Son champ d'application concernerait certes un nombre limité de sociétés, mais il faut avoir en tête que les Européens souhaitent avant tout renforcer les droits d'imposition sur des entreprises qui font des profits sur leur territoire, et non récupérer l'intégralité des profits accumulés. L'enjeu est de faire en sorte qu'une partie de cette rente résiduelle revienne aux pays, dans la mesure où les règles actuelles en matière de prix de transfert ne le permettent pas.
Pour une petite entreprise transnationale, réalisant 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires, par exemple, et un profit résiduel de 350 millions, on obtient, avec un taux d'imposition de 20 %, un montant de 70 millions d'euros à répartir entre 200 pays... Finalement, c'est un mécanisme très lourd pour récupérer peu. Mieux vaut donc viser les très grandes entreprises. Les GAFA ont réalisé 240 milliards de dollars de profits au premier trimestre... Il est vrai que l'on créerait une petite distorsion entre ces sociétés et les autres, mais est-il intéressant de créer une usine à gaz en visant toutes les entreprises, sans gagner beaucoup ? En fait, certaines entreprises cumulent les profits et deviennent plus profitables : cet effet boule de neige justifie que l'on se focalise sur elles.
La logique de l'administration Trump était d'élargir la base fiscale pour financer la baisse des taux d'imposition. La logique de l'administration Biden est d'augmenter le taux, en continuant à élargir la base d'imposition. Elle n'accepte plus de laisser aux entreprises des instruments leur permettant de réduire leur base fiscale. Le dispositif « GILTI » laisse la possibilité aux entreprises américaines, si elles réalisent des profits dans un pays plus taxé que les États-Unis, comme la France, de les délocaliser dans des juridictions à faible fiscalité. L'administration Biden entend mettre fin à cette possibilité-là et à cette planification fiscale agressive pour financer son plan d'infrastructures. Avant la mise en oeuvre de BEPS, les entreprises américaines ne payaient rien en Europe, car leurs profits partaient en Irlande pour être défiscalisés grâce à des produits hybrides, puis aux Bermudes où ils n'étaient pas taxés, et tant qu'ils n'étaient pas distribués, ils n'étaient pas imposés aux États-Unis, ce qui fait que le taux effectif d'imposition était proche de zéro. Désormais ces profits sont taxés en Europe, du fait des mesures permettant de lutter contre les produits hybrides, de limiter la déduction des intérêts ou de définir de manière plus stricte la notion d'établissement stable. L'Irlande a d'ailleurs vu ses recettes d'impôts sur les sociétés augmenter ; les profits ne vont plus aux Bermudes non plus et sont rapatriés aux États-Unis. La question est désormais de savoir s'ils y seront davantage taxés. La réponse est probablement « oui », même s'il est encore trop tôt pour savoir si ce taux sera de 21 %, comme le souhaite le président Biden.
En ce qui concerne les ressources propres européennes, la taxe sur le numérique devrait se transformer en une taxe avec une assiette large et un taux très faible, pour éviter les perturbations économiques. D'autres ressources sont envisagées comme une taxe sur le plastique ou sur le carbone : 70 % des émissions de carbone ne font l'objet d'aucun prix dans le monde, cela doit changer si l'on veut lutter contre le réchauffement climatique, mais le sujet est très sensible politiquement...
Vous m'avez interrogé aussi sur l'écart entre le taux nominal d'imposition et le taux effectif. On n'a pas de données sur ce qui serait le taux effectif des entreprises du numérique par rapport aux autres entreprises, d'autant que la réforme fiscale américaine a changé la donne. Il est vrai toutefois, malgré les avancées de BEPS, que les grandes entreprises ont des taux effectifs plus faibles, grâce à leur possibilité d'utiliser certaines niches fiscales.
En ce qui concerne la mise en oeuvre d'un impôt minimum, il faudra attendre que les États-Unis adoptent leur législation pour savoir quel taux est retenu. Dès le mois de juillet, un accord devrait être trouvé sur le pilier 2 ; un accord sur le taux interviendrait sans doute plus tard, en octobre. Il existe déjà des modèles de législation prêts afin que les pays puissent le mettre en oeuvre facilement. Les dispositions relatives au pilier 2 ne dépendent pas d'une convention multilatérale pour être applicables et les pays peuvent les appliquer directement, même si une directive sera nécessaire en Europe. Cela signifie que l'application pourrait intervenir au 1er janvier 2023, pour laisser le temps aux parlements de se prononcer et aux États de modifier leur législation.