Puisque nous sommes à la commission de la culture, qu'il me soit permis de vous narrer les premières lignes d'une fable bien connue :
« Une Montagne en mal d'enfant
Jetait une clameur si haute,
Que chacun, au bruit accourant,
Crut qu'elle accoucherait, sans faute,
D'une cité plus grosse que Paris ;
Elle accoucha d'une souris. »
Chacun d'entre vous aura reconnu Jean de la Fontaine comme l'auteur de ces lignes. Le projet de loi de réforme de l'audiovisuel imaginé par Franck Riester constitue un bon candidat pour jouer le rôle de la montagne. Quant à la souris, je vois dans le projet de loi qui nous est soumis aujourd'hui une parfaite réincarnation.
Quelle déception après avoir tant espéré que de se retrouver face à un texte aussi « riquiqui » ! Et quel étonnement d'entendre la ministre nous dire qu'il ne saurait être envisagé de donner plus de corps à ce faible millésime !
Permettez-moi de rappeler en quelques mots la situation du secteur de l'audiovisuel au terme de ce quinquennat. C'est un secteur qui - pour diverses raisons - a été privé de grande loi depuis plus de dix ans.
Le cadre juridique qui régit le secteur a été défini en 1986 quand il n'y avait que six chaînes toutes puissantes, une myriade de producteurs fragiles, pas d'internet et encore moins de Netflix. Le cadre adopté à l'époque réservait les droits des programmes aux producteurs et les fréquences aux chaînes. Ce « Yalta » ne correspond évidemment plus du tout à la situation actuelle où les diffuseurs, pour survivre, doivent pouvoir transformer leurs investissements en patrimoine et maîtriser leurs catalogues pour le mettre en valeur sur tous les supports et à l'international.
Notre commission, en 2013, avec le rapport Plancade, avait déjà mis en évidence le caractère dépassé de la réglementation qui entoure la création des oeuvres audiovisuelles. Ce constat n'a fait que s'aggraver depuis l'apparition des plateformes américaines qui acquièrent à vil prix des catalogues entiers. En 2015, avec le rapport Leleux-Gattolin, notre commission avait affirmé l'ardente nécessité de repenser le modèle économique du secteur de l'audiovisuel en réservant une contribution à l'audiovisuel public (CAP) modernisée et élargie au secteur public tandis que le secteur privé aurait pu s'appuyer plus largement sur la publicité que lui disputent les Google, Facebook et Twitter. Malheureusement la réforme de la CAP que Franck Riester nous promettait pour le projet de loi de finances pour 2021 « au plus tard » n'aura pas lieu.
Quant à la réforme de la gouvernance de l'audiovisuel public, elle a aussi été abandonnée en cours de chemin sans véritable explication et ne figure plus dans le projet de loi. Le motif de la crise sanitaire ne saurait, en effet, être invoqué puisque cette crise a fait exploser le nombre des abonnés des plateformes américaines et donc réaffirmé la nécessité d'un audiovisuel public fort. Pour toute réponse le Gouvernement a confirmé son intention de fermer France 4 en août prochain alors que la chaîne avait pourtant démontré son utilité pendant la crise. De l'art du contre-pied, pour ne pas parler de tête-à-queue...
Le projet de loi qui nous a été transmis apparaît donc décevant. Au lieu de tirer les conséquences du monde nouveau qui émerge à un rythme encore accéléré par la crise sanitaire, il se contente de procéder à quelques ajustements, certes utiles, mais qui n'apportent aucune réponse pour permettre aux médias historiques français d'affronter leurs nouveaux concurrents à armes égales.
La concentration en cours dans le secteur de la production se réalise au profit d'acteurs étrangers faute, pour les acteurs français, du fait de la réglementation, de pouvoir faire émerger des champions de taille européenne. La direction du groupe Bertelsmann a tiré une conclusion radicale de cette situation en annonçant son intention de sortir du marché français en mettant en vente le groupe M6-RTL. Autant dire que le premier groupe de médias allemand et européen nourrit plus que des doutes sur l'avenir du secteur audiovisuel français.
Dans ces conditions, je le dis avec un peu de solennité, si rien n'est fait, il n'y aura plus d'ici à cinq ans de groupes audiovisuels français significatifs à part peut-être le secteur public. Le projet Salto devrait pour sa part avoir beaucoup de mal à émerger compte tenu, là encore, des contraintes réglementaires qui sont imposées aux acteurs français.
Compte tenu des échéances électorales à venir en 2022, il ne sera pas possible de discuter d'une nouvelle loi audiovisuelle avant 2023 ou même 2024. Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui constitue donc la dernière opportunité pour permettre de redonner un peu d'air aux entreprises françaises de l'audiovisuel.
Que comprend aujourd'hui ce projet de loi ?
La principale disposition du texte concerne le rapprochement entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) pour créer l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), le grand régulateur des médias et du numérique. Il s'agit d'une avancée même si le Gouvernement a renoncé à articuler la nouvelle Arcom avec l'Arcep comme le prévoyait pourtant le projet de loi « Riester ».
L'abandon de ce rapprochement entre les deux régulateurs pose aujourd'hui une difficulté puisque si le projet de loi « Riester » prévoyait de réduire le nombre de membres de l'Arcom désignés par le Parlement pour faire de la place à un membre de l'Arcep et à un magistrat, l'absence de rapprochement entre les deux régulateurs enlève sa principale justification à la perte d'influence du Parlement avec le passage de six à quatre membres de l'Arcom désignés par le Parlement.
Je vous proposerai de revenir sur cette composition en maintenant la désignation par le Parlement des six membres du collège, le président restant nommé par le Président de la République.
Le deuxième apport de ce projet de loi concerne la lutte contre les différentes pratiques de piratage, qu'il s'agisse des contenus culturels - films et séries - ou sportifs. C'est sans doute là l'aspect le plus intéressant de ce texte et celui qui recueille notre assentiment le plus large d'autant que notre commission a été pionnière pour accompagner la prise de conscience d'une nécessaire action législative. Les dispositifs novateurs prévus aux articles 1er et 3 afin de permettre à l'Arcom de demander aux fournisseurs d'accès à internet de couper le signal des sites pirates me semble constituer un compromis intelligent et équilibré qu'il nous appartiendra de ne pas dénaturer pour assurer sa pérennité et son efficacité. En particulier, je crois essentiel de faire confiance au nouveau régulateur pour assurer cette mission et, pour ce faire, en toute cohérence, de nous assurer que les moyens nécessaires lui seront alloués dès le prochain projet de loi de finances, car son efficacité et sa rapidité conditionneront toute la crédibilité de la lutte contre le piratage.
Le troisième apport important du projet de loi aurait dû être constitué par l'article 17 relatif au contrôle de la cession des catalogues. Alors que les grandes plateformes américaines sont frappées par une fringale d'achats de nos catalogues, la disposition envisagée dans l'avant-projet de loi laissait penser qu'un dispositif protecteur pour notre exception culturelle allait pouvoir être adopté. Malheureusement, l'examen par le Conseil d'État de cette disposition semble avoir eu raison de cette ambition qui, il faut le reconnaître, mettait à mal le droit de propriété.
Au-delà de ces trois dispositions, que devons-nous faire de ce projet de loi ? Sachant, en particulier, que la ministre de la culture nous a fait comprendre que, dans son esprit, tout ajout sortirait du cadre que le Gouvernement a défini et du temps parlementaire qu'il lui a imparti...
Nous aurions pu décider de remettre dans le projet de loi l'ensemble des avancées prévues par le projet de loi préparé par Franck Riester et notamment la réforme de l'audiovisuel public. Cependant, outre le fait que le Gouvernement ne nous aurait pas suivis, il aurait fallu prévoir des délais d'application qui auraient empiété largement sur le prochain quinquennat. Une telle réforme ne peut par ailleurs être engagée à reculons, sans le soutien du ministère. Il en est de même de la réforme de la CAP.
Nous avons donc accepté avec le président Laurent Lafon de nous limiter au périmètre du projet de loi choisi par le Gouvernement, mais en fixant comme exigence d'occuper tout ce périmètre qui, je le rappelle, a trait à la fois à la régulation du secteur de l'audiovisuel et à l'accès aux oeuvres culturelles.
La régulation de l'audiovisuel ne se cantonne pas à définir les contours de l'Arcom ; la régulation, c'est-à-dire l'organisation et le fonctionnement du secteur, renvoie aussi aux règles de concentration, à la réglementation de la production et aux normes techniques de diffusion...
L'accès aux oeuvres culturelles ne peut, de la même manière, se limiter à une disposition sur les catalogues de programmes, d'autant plus lorsqu'elle a été largement vidée de son contenu. Cet accès aux oeuvres doit aussi concerner l'offre du service public en programmes de qualité, notamment à destination de la jeunesse, ainsi que la capacité des chaînes à maîtriser la diffusion des programmes qu'elles financent.
En somme, le projet de loi devait avoir pour ambition d'aider les acteurs français à répondre au défi que leur lancent les plateformes américaines. Je vous proposerai ainsi d'adopter une dizaine de dispositions qui auront pour conséquence de « donner du muscle » à ce texte qui en est, aujourd'hui, fort dépourvu.
La première disposition d'importance que je vous proposerai d'adopter concerne la pérennisation de France 4 dans la loi. La quasi-totalité des parlementaires, y compris dans la majorité gouvernementale, a fait part de son soutien à la chaîne publique de la jeunesse. Pourtant il n'en a été tenu aucun compte par le Gouvernement qui persiste à vouloir fermer cette chaîne au moment même où la BBC prévoit de rouvrir sa chaîne dédiée à la jeunesse, BBC 3.
Je proposerai un amendement pour préciser dans la loi qu'une des chaînes de France Télévisions est consacrée à des programmes destinés à la jeunesse de 6 heures à 20 heures. Cette rédaction permettrait à France Télévisions de pérenniser le programme Culturebox en soirée sur France 4, alors que cette initiative est aussi appelée à disparaître en août prochain.
La deuxième initiative d'importance que je vous propose d'adopter concerne l'indispensable rééquilibrage des relations entre les éditeurs de programmes et les producteurs. Comme je l'ai dit, il s'agit d'une évolution vitale si l'on souhaite sauver quelques acteurs français dans les cinq années à venir. L'amendement vise ainsi à revenir sur l'attribution d'office des mandats aux producteurs et sur la limitation drastique des parts de coproduction aux chaînes. Aujourd'hui, certains producteurs sont devenus plus puissants que des diffuseurs comme TF1, France Télévisions, M6 et même Canal +, et il n'y a plus de raison de leur attribuer un quasi-monopole des mandats.
Dans le nouveau monde des médias numériques, les chaînes ont besoin de pouvoir continuer à travailler avec les producteurs indépendants. Cependant, elles doivent pouvoir conserver des droits à 360 degrés, comme on dit. Aujourd'hui, Salto doit racheter les droits des séries de TF1 et de France Télévisions pour les proposer à ses abonnés. De même, Canal + doit racheter les droits des séries que la chaîne a pourtant largement financés pour les proposer sur sa plateforme en Pologne par exemple. Dans le même temps, Netflix obtient sans difficulté des droits monde de la part des producteurs français et peut donc proposer les programmes qu'il acquiert à ses centaines de millions d'abonnés dans le monde entier.
L'amendement que je vous propose vise donc à rétablir l'équité de la concurrence entre les acteurs et à faire confiance à la négociation professionnelle entre les acteurs. La protection des producteurs qui avait toute sa justification en 1986 est aujourd'hui devenue une rente qui accélère le déclin des acteurs français. Cela ne peut plus durer.
Enfin, la troisième mesure très significative à l'article 1er vise à mettre en place une transaction pénale pour les internautes contrevenants. Il s'agit d'une demande qui fait l'unanimité, des ayants droit aux producteurs en passant par les chaînes, sans oublier la rapporteure du projet de loi « Riester » à l'Assemblée nationale qui n'avait pas réussi à convaincre sa propre majorité. Cette disposition, éprouvée juridiquement, permet de responsabiliser enfin l'internaute, et de bien souligner que le piratage constitue une faute qui n'est pas dépourvue de sanction. Là encore, j'ai le sentiment que son adoption donnerait enfin de la densité à ce projet de loi.
Au-delà de ces trois amendements majeurs qui pourront constituer des marqueurs fondamentaux des apports du Sénat dans ce texte, je vous propose également un nombre limité d'ajustements qui visent à préserver l'attractivité de la télévision numérique terrestre (TNT). Chacun connaît l'intérêt de cette technologie gratuite et fiable qui permet de couvrir tout le territoire. Pourtant, son avenir est devenu incertain à l'horizon de 2030, du fait de l'appétit des opérateurs de télécommunication en fréquences hertziennes. Il me semble donc indispensable d'ajuster la réglementation afin d'inciter le plus possible les chaînes historiques à maintenir leur présence sur la TNT le plus longtemps possible alors que la montée en puissance inexorable de la fibre optique pourrait réserver la portion congrue de cette technologie de diffusion après 2025.
Parmi les amendements que je vous propose d'adopter pour renforcer l'attractivité de la TNT et permettre le développement des acteurs historiques je mentionnerai notamment un assouplissement des conditions de renouvellement des autorisations d'émettre, des ajustements sur certains seuils de concentration ainsi que plusieurs dispositions relatives au service public de l'audiovisuel afin, en particulier, d'assurer le développement des programmes locaux de France 3 et la meilleure accessibilité des chaînes publiques outre-mer.
Le dispositif que je vous proposerai dans un instant est donc cohérent et raisonnable compte tenu des attentes des acteurs. Il permet de redonner à ce projet de loi une ambition, alors qu'il s'agit de la dernière opportunité pour aider notre secteur audiovisuel.
J'ajoute que de nombreux amendements déposés par chacun d'entre vous s'inscrivent dans la même perspective et devraient permettre à leur tour d'enrichir le projet de loi.