Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en demandant l’inscription à l’ordre du jour de la proposition de résolution relative à l’avenir du régime de garantie des salaires, dit AGS (Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés), le groupe Les Républicains a souhaité tirer une sonnette d’alarme. Cette initiative, conjointe avec nos collègues Les Républicains de l’Assemblée nationale, se veut constructive, dans un contexte économique et social qui ne permet pas de faux pas et exige de clarifier le débat public.
Avant même d’entrer dans le détail de ce sujet, je souhaiterais que nous fassions l’effort collectif de toujours nous interroger sur la motivation et l’opportunité de toute modification de la loi. L’instabilité législative que nous portons potentiellement, à chaque texte, est-elle justifiée par l’intérêt général ?
Dans le cas qui nous intéresse, est-il opportun de porter une réforme susceptible de déstabiliser un élément fondateur de la protection des salariés et des entreprises ? Alors que nous sommes « face au mur des faillites », pour reprendre l’expression d’une étude récemment publiée, comment justifier de risquer de remettre en cause la pérennité de l’AGS ? Pourquoi prendre un tel risque, alors que la destruction de 750 000 emplois est évoquée et que les projections sont pessimistes ? Le cabinet Euler Hermes prévoit une hausse de 32 % des défaillances d’entreprise en 2021, tandis que Coface estime que 22 000 entreprises ont survécu uniquement grâce aux aides et devraient mettre la clé sous la porte d’ici à 2022.
Dès lors, pourquoi cette réforme du droit des sûretés ? Le Parlement avait effectivement autorisé le Gouvernement à y recourir dans la loi Pacte, relative à la croissance et la transformation des entreprises, du 29 mai 2019, à la faveur d’une transposition simultanée de la directive Restructuration et insolvabilité.
Ne se contentant pas de limiter le texte aux ajustements nécessaires pour clarifier le droit et le coordonner aux évolutions européennes, le Gouvernement a ainsi voulu proposer un nouvel agencement de l’article L. 643-8 du code de commerce, débouchant sur ce que de nombreux commentateurs ont qualifié de « rétrogradation » de la créance superprivilégiée de l’AGS.
Je rappelle que les procédures collectives font en effet intervenir plusieurs acteurs, sous l’autorité du tribunal de commerce. Outre l’entreprise, il s’agit des administrateurs et mandataires judiciaires, des autres praticiens de la procédure et des créanciers de l’entreprise, qu’ils soient publics ou privés. L’actuel régime de garantie des salaires, créé en 1973 à l’initiative des employeurs qui le financent, est le principal créancier institutionnel privé.
L’AGS assure, en vertu de la loi, l’avance des créances salariales, à savoir les salaires antérieurs à l’ouverture de la procédure, mais aussi les indemnités de licenciement, de préavis ou de congés payés.
L’AGS engage ensuite, dans le cadre de la procédure collective, un processus de récupération des sommes avancées, avec un superprivilège prévu par la loi.
Le régime de garantie des salaires en France est un élément essentiel de notre droit des entreprises en difficulté, avec un objectif en termes d’emplois. C’est une spécificité française dont nous devons nous féliciter et qu’il nous faut impérativement sauvegarder.
L’AGS est un véritable « amortisseur social », qui permet de préserver l’emploi et de maintenir la viabilité économique des entreprises en difficulté, mais aussi, plus largement, de soutenir le rebond de l’activité économique française.
Pour résumer le nouvel ordre proposé par le projet d’ordonnance pour les créances, la récupération des salaires et indemnités passerait notamment après les « frais de bon déroulement de la procédure », dont les rémunérations des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (AJMJ), et les frais d’experts, par exemple les cabinets d’avocat.
Pourtant, depuis plus de vingt ans, ces frais sont critiqués pour leur niveau parfois excessif, leur manque de transparence et de contrôle. En effet, les abus de certains, dans quelques procédures, ne cessent de jeter l’opprobre sur l’ensemble de ces professionnels. L’absence de contrôle laisse régulièrement la place libre à des situations maintes fois dénoncées, depuis Arnaud Montebourg en 2001 jusqu’à Richard Ferrand plus récemment, ou encore l’Autorité de la concurrence.
Dans un contexte de crise économique sans précédent, comment pourrions-nous ne pas être choqués par un tel projet d’ordonnance, d’autant que la réforme proposée par la Chancellerie, en rétrogradant la place des créances de l’AGS, remettrait en cause sa pérennité économique ? Les projections de récupération des créances ainsi déclassées situent la perte à 300 millions ou 400 millions d’euros par an.
Par conséquent, seules deux options seraient alors possibles. La première serait de réduire le périmètre de prise en charge par l’AGS, en amputant les sommes perçues ou en excluant certaines dépenses. La seconde serait de relever substantiellement le taux de cotisation des entreprises en le triplant. Aucune de ces hypothèses ne nous paraît acceptable dans cette période de crise, où de très nombreuses entreprises, notamment les TPE et PME, luttent pour survivre.
Tous les sénateurs qui se sont exprimés sur ce projet de réforme au sein de la délégation sénatoriale aux entreprises, que je préside, se sont dits choqués, quel que soit leur groupe politique. La consternation était donc politiquement unanime.
Je me tourne donc vers vous, madame la ministre, et reviens à mes questions introductives. Pourquoi vouloir prendre le risque d’un tel bouleversement en pleine crise économique ? Où est l’intérêt général dans cette démarche ?
Vous avez fort heureusement confié une mission à René Ricol, qui a su réintroduire du bon sens et évoquer des chantiers pour l’avenir. La « sagesse » sénatoriale salue celle de M. Ricol, qui demande le maintien à droit constant du privilège dont bénéficie aujourd’hui l’AGS. Il est urgent de ne rien changer pour garantir la pérennité de notre système, l’un des plus protecteurs de l’emploi en Europe. Les réformes non imposées par la transposition de la directive doivent être appréhendées dans le cadre d’un projet de loi, et non subrepticement par le biais d’une ordonnance. Le Sénat sera heureux de s’y associer, en prenant notamment en compte les travaux de nos collègues de la commission des lois sur les outils juridiques de prévention et de traitement des difficultés des entreprises, qui seront présentés le 19 mai prochain.
Comme le souligne M. Ricol, et ainsi que nous l’avions fait dans notre proposition de résolution, il est essentiel aujourd’hui d’élargir le débat à d’autres sujets, alors que tout le monde s’attend à des défaillances d’entreprise en cascade.
Ainsi, pourquoi ne pas envisager un rôle élargi de l’AGS dans les mesures de reclassement des salariés ou dans les procédures de prévention ? Pourquoi ne pas prévoir son intervention auprès des groupements d’employeurs – ces derniers servent aujourd’hui d’amortisseur social pour leurs membres en difficulté, mais ils ont rarement la solidité financière pour assumer ce rôle en cas de difficultés à la chaîne ? Et pourquoi ne pas faire intervenir l’AGS pour garantir les sommes dues aux travailleurs indépendants, trop souvent exclus des mesures visant à soutenir l’emploi ?
D’autres sujets nous semblent également prioritaires compte tenu de la situation de crise que traversent nos entreprises, notamment les TPE et PME. Pourquoi ne pas créer une fois pour toutes les conditions de la transparence et d’un contrôle raisonnable des frais de l’ensemble des professionnels intervenant dans les procédures collectives ? N’est-il pas urgent de définir un cadre permettant de faire évoluer les pratiques ?
Enfin, compte tenu des délais observés pour mener à bien certaines procédures collectives, pourquoi ne pas prévoir des formules simplifiées et accélérées, comme notre délégation aux entreprises le préconisait déjà, il y a trois ans, dans un rapport de notre collègue Olivier Cadic sur la liberté d’entreprendre ?
Madame la ministre, le groupe Les Républicains espère que vous pourrez, bien en amont de la ratification de ladite ordonnance, nous rassurer sur les suites qui seront données au rapport de René Ricol. Le Parlement ne veut plus découvrir à la dernière minute des textes dont la technicité et la complexité des situations le privent d’un vote éclairé. Les enjeux sont trop importants pour que nous puissions nous en accommoder.
Mes chers collègues, compte tenu de la gravité de la situation économique et sociale, je vous demande de voter en faveur de la proposition de résolution n° 463 relative à l’avenir du régime de garantie des salaires.