Intervention de Pierre Frogier

Réunion du 4 mai 2021 à 14h30
Avenir institutionnel politique et économique de la nouvelle-calédonie — Débat organisé à la demande du groupe les républicains

Photo de Pierre FrogierPierre Frogier :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que s’ouvre ce débat, je pense à mes compatriotes qui nous écoutent sur cette terre de Nouvelle-Calédonie, perdue dans le Pacifique et si lointaine vue de Paris.

Les uns sont à la recherche d’un chemin vers l’indépendance, les autres ont choisi depuis longtemps celui de la France, mais tous poursuivent leur marche dans les ténèbres, en se cognant contre les murs.

Et maintenant, que fait-on ?

C’est la question que j’entends vous poser, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues. Malheureusement, je ne suis pas certain que les réponses abondent. Alors que l’accord de Nouméa est désormais un accord ancien, dont l’esprit est moribond et la lettre sans espoir, personne ne sait comment en sortir, personne ne sait ce qui va se passer.

Vous comprendrez donc que cette situation génère une profonde et légitime inquiétude au sein d’une population qui ressent l’impasse dans laquelle elle a été menée. Cette angoisse se double d’une incompréhension dans la partie de la population qui a déjà exprimé, à deux reprises et sans ambiguïté, sa volonté de rester française : elle ne comprend pas la désinvolture, voire l’indifférence, des plus hautes autorités de l’État, comme si la revendication d’indépendance avait plus de légitimité que le combat qu’elle mène pour rester française.

Pourtant, depuis trente ans, la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus exemplaire. Après les violents affrontements des années 1980, qui nous ont conduits à une quasi-guerre civile, nous avons choisi le chemin de la paix et de la réconciliation.

En 1988, la signature des accords de Matignon, scellés par la poignée de main de Jacques Lafleur et de Jean-Marie Tjibaou, a mis un terme à l’escalade de la violence.

Dix ans plus tard, ces accords ont trouvé leur prolongement dans l’élaboration d’une solution consensuelle, qui s’est traduite par la signature de l’accord de Nouméa. Mais celui-ci, que nous avons signé dans l’urgence, était inachevé, incomplet et imparfait. Peut-être le problème était-il plutôt que nous n’étions pas suffisamment conscients du fait que ce processus était fragile et délicat, et qu’il nécessitait, pour s’épanouir, de la confiance, de la sérénité et une vraie sincérité, en dehors de toute arrière-pensée, notamment, électoraliste.

Je fais le constat aujourd’hui, devant vous, que l’accord de Nouméa a été un acte manqué.

Il a été dénaturé dès 2007, avec le gel du corps électoral pour les élections provinciales, qui a justifié par la suite toutes les revendications et toutes les surenchères des indépendantistes. Cet accord a été géré de manière partisane par tous ceux qui y trouvaient leur intérêt. Il a été confisqué quand on a voulu faire prévaloir son texte sur son esprit. Au lieu de le faire vivre, de le laisser s’épanouir et se transformer, on l’a enfermé, monsieur le ministre, dans une formule coupable, « l’accord, tout l’accord, rien que l’accord », qui empêchait toute évolution.

Pendant des années, j’ai proposé de rechercher cette sortie harmonieuse de l’accord, cette nouvelle solution consensuelle, ce nouveau compromis qui aurait constitué la suite logique et cohérente de ce que nous vivons depuis trente ans et serait venu compléter cet accord imparfait. Mais je n’ai été entendu ni de ma famille politique, ni des indépendantistes, ni de l’État, et aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une impasse ! Faute d’être parvenus à un nouvel accord, nous en sommes réduits à l’affrontement sans fin de convictions inconciliables.

J’avais aussi la conviction que nous devions faire l’économie de ces référendums mortifères, qui ne pouvaient que raviver les tensions, les divisions et les affrontements.

À deux reprises déjà, en 2018 et en 2020, nous nous sommes retrouvés face à face. C’est un exercice inutile puisqu’aucun des deux camps ne se soumettra jamais aux convictions de l’autre et que, quel que soit le résultat, nos convictions et celles des indépendantistes ne varieront pas.

C’est aussi un exercice dangereux. Nous qui étions des partenaires, nous sommes redevenus des adversaires, comme si nous n’avions pas travaillé et géré la Nouvelle-Calédonie ensemble, comme si nous n’avions pas porté une ambition commune. Ces référendums à répétition sont devenus un engrenage infernal, qui anéantit toute capacité de dialogue.

Je retiens néanmoins deux enseignements de ces consultations. Le premier est qu’il n’y a pas de majorité pour l’indépendance. Le second est qu’une triple fracture – politique, identitaire et géographique – scinde notre société. Les électeurs du Sud sont massivement favorables au maintien de la Calédonie dans la France. Les électeurs du Nord et des îles sont massivement favorables à l’indépendance.

Nous devons, sans concession, regarder cette réalité en face, même si elle bouscule nos certitudes et nos ambitions.

Malgré les efforts de rééquilibrage financiers et les initiatives économiques, culturelles et sociales, nous n’avons pas progressé dans la construction d’une communauté de destin. Les indépendantistes sont et resteront farouchement indépendantistes ; quant à nous, nous sommes et nous resterons indéfectiblement attachés au maintien de la Calédonie dans la France, parce que chacun de nous reste et restera intimement attaché à son identité.

Ces référendums auront malheureusement enfermé la vie politique locale dans une logique d’affrontements identitaires.

À l’évidence, ce que nous avions imaginé il y a vingt ans est dépassé. La réalité est que la Nouvelle-Calédonie est une terre aux identités multiples, où chacun doit pouvoir développer ses atouts dans une relation saine, stable et pérenne.

En effet, la recherche à tout prix de convergences factices nous a conduits à des confusions néfastes. La réalité est que nous avons un défi à relever : apprendre à savoir vivre ensemble, assumer nos différences pour rendre notre collectivité humaine plus forte, et nous entendre sur nos divergences pour en limiter les effets. Je crois que nous en sommes capables.

Alors, voici ce que je vous propose : après avoir négocié deux accords, il nous faut être capables, aujourd’hui comme demain, de négocier un désaccord !

Au-delà de la formule, qui peut sembler un bel oxymore, négocier un désaccord, c’est l’assurance d’une coexistence apaisée, dans le respect de nos identités et de nos différences.

Il s’agit non pas de nous séparer ni de nous tourner le dos, mais de nous entendre sur nos divergences afin d’en limiter les effets, de reconnaître ce que nous partageons, d’accepter ce qui nous sépare et, sur cette base, d’organiser notre avenir.

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de tracer devant vous les grandes lignes de cette solution ; j’espère qu’elle permettra à la Calédonie d’inventer son avenir et à ses populations de vivre durablement réconciliées.

Cette solution repose sur deux principes. Le premier consiste à reconnaître la nécessité d’avoir cette terre en partage ; le second, à réaffirmer la prééminence de la collectivité provinciale.

Quand je dis qu’il faut avoir cette terre de Calédonie en partage, je pense à cette nuit interminable de juin 1988, alors que nous posions les principes fondateurs des accords de Matignon, lesquels, en partageant le territoire en trois provinces, ont permis le retour à la paix civile. Personne, jusqu’à aujourd’hui, n’a engagé de procès en partition de la Nouvelle-Calédonie contre ses signataires : ni contre Michel Rocard, ni contre Jean-Marie Tjibaou, ni contre Jacques Lafleur.

C’est donc sur cette base retrouvée que je propose d’unifier en harmonisant les contraires, au lieu d’uniformiser en écrasant les différences.

Le cœur de cette proposition, c’est de redonner toute sa place à la collectivité provinciale.

En conséquence, la collectivité de la Nouvelle-Calédonie sera composée de trois provinces dotées de la compétence de principe et garantissant les différentes identités de la Nouvelle-Calédonie. Les communes seront des collectivités des provinces et certaines compétences pourront leur être déléguées. Chaque province sera dotée de son conseil coutumier kanak, composé de représentants des chefferies des aires coutumières de son ressort. Surtout, chaque assemblée de province sera élue selon son propre régime électoral afin que nul ne soit exclu.

L’État continuera à assurer toutes les compétences régaliennes – défense, justice, ordre public, monnaie, affaires étrangères –, mais les provinces pourront partager certaines de ses prérogatives, en accord avec lui.

Pour assurer la gouvernance de la collectivité de Nouvelle-Calédonie, et pour éviter de tomber dans les travers et les lourdeurs du gouvernement collégial mis en place par l’accord de Nouméa, je propose la constitution d’un collège médiateur, composé du représentant de l’État, évidemment, et de représentants des assemblées de province. Son président représentera la Nouvelle-Calédonie en toutes circonstances.

Cette gouvernance est un processus de coordination des provinces et de l’État en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement, mais c’est aussi un mode d’organisation qui impliquera des négociations permanentes, sur un pied d’égalité, entre les provinces. Il s’agira non plus de dicter des priorités d’en haut, mais de se contenter de réguler et d’arbitrer, afin d’assurer le libre épanouissement des provinces. Il s’agira d’une répartition plus horizontale du pouvoir.

Le savoir vivre ensemble nécessitera des règles communes, mais, au lieu d’être imposées d’en haut, les mesures prises résulteront d’un processus d’élaboration collective guidée par la recherche de réponses aux défis communs, conformément à des valeurs contenues dans une charte. Celle-ci définira un engagement de valeurs partagées, de droits et de libertés garantis par le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel de la République. Elle exprimera par ailleurs l’adaptation du droit civil aux identités plurielles de la Nouvelle-Calédonie concernant les personnes, la famille, les rapports entre les personnes et leurs rapports au groupe social.

Cette solution institutionnelle sera bien sûr soumise à l’approbation des populations intéressées.

Monsieur le ministre, j’entamais mon propos en évoquant le sort de mes compatriotes qui continuent de cheminer dans les ténèbres.

Il est vrai que cela est dû, en grande partie, à cet État que vous incarnez aujourd’hui, à cet État qui hésite encore, qui hésite toujours : doit-il se débarrasser de la question calédonienne ou la traiter ?

Se débarrasser de la question calédonienne, c’est laisser entendre qu’une indépendance en association ou en partenariat reste possible, à la condition, bien sûr, que les intérêts économiques et militaires de l’État soient garantis.

Se débarrasser de la question calédonienne, c’est malheureusement abandonner toute cette population à son sort et alimenter les tensions.

Traiter la question calédonienne, en revanche, c’est apporter une solution d’aujourd’hui à un vieux problème ; ce n’est pas réparer le passé !

C’est réussir à conjuguer respect de la démocratie locale, respect des identités, respect des différences et intérêt de la France.

Monsieur le président, mes chers collègues, je m’adresse à vous car la Nouvelle-Calédonie ne peut plus attendre. Elle a besoin de développer un autre visage. Elle a besoin que, sans attendre, une main lui soit tendue.

En incarnant la bonne volonté de la République à l’endroit de tous les Calédoniens, en employant sa culture de la sagesse à résoudre une question territoriale qui peut avoir des conséquences importantes, y compris dans d’autres territoires ultramarins, notre Haute Assemblée pourrait incarner cet espoir et permettre à la Nouvelle-Calédonie de devenir un laboratoire de l’adaptation républicaine aux réalités des territoires et de vivre les différences sereinement.

En favorisant par l’intelligence collective la coconstruction d’une solution d’aujourd’hui, nous passerions d’une logique de centralisation, puis de décentralisation, à une logique de regroupement des territoires.

Monsieur le président, je veux conclure en vous priant d’avoir en tête le sort du jeune indépendantiste par solidarité identitaire et celui de son ami loyaliste à l’identité culturelle si différente. Je vous demande, pour eux, de vous engager afin de les libérer de la peur de l’autre, afin de leur permettre d’être français ensemble, en valorisant et en respectant leurs différences et en inscrivant leur avenir dans une appartenance commune.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion