Intervention de Serge Babary

Réunion du 4 mai 2021 à 14h30
Souveraineté économique de la france — Débat organisé à la demande du groupe les républicains

Photo de Serge BabarySerge Babary :

Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, malgré ses dégâts économiques et sociaux effroyables, la crise actuelle a pour mérite d’obliger les États et les entreprises à s’interroger sur l’organisation et la localisation de la production de biens et services présentant un caractère stratégique.

L’épidémie de covid-19 nous oblige à questionner la logique de mondialisation. De fait, en délocalisant et en désindustrialisant, nous nous sommes privés de certains produits essentiels. Nous avons pris conscience de certaines illusions de la mondialisation heureuse.

La pandémie a mis en lumière les risques inhérents à des chaînes de valeur fragmentées et mondialisées. Elle relance le débat sur le rôle de l’État, la nécessité d’une stratégie industrielle, et les risques économiques du « laisser-faire, laisser-aller ». Le sentiment de vulnérabilité du pays, qui a frappé nos concitoyens, a indéniablement ralenti l’élan, hier irrésistible, du train de la mondialisation.

Reprendre en main notre destin commun ne veut bien sûr pas dire faire table rase du passé. D’ailleurs, les solidarités économiques construites ces quarante dernières années et nos engagements internationaux nous interdiraient de nous engager dans une telle voie.

Cela implique toutefois de retrouver un État véritablement stratège, un État capable de définir les priorités essentielles et d’aider les entreprises à instaurer, là où c’est vital pour les intérêts stratégiques du pays, davantage de sécurité dans leurs circuits de production et d’approvisionnement. En d’autres termes, un État stratège plutôt que piètre gestionnaire…

Le Président de la République vient de se prêter au jeu consistant à imaginer la France de 2025. Il y évoque « l’excellence industrielle française, son nouveau modèle productif plus écologique et numérique ».

Mais je m’étonne qu’il n’insiste pas sur l’urgente nécessité, d’une part, de garantir notre autonomie alimentaire et, d’autre part, de renforcer notre souveraineté dans le domaine de la sécurité sanitaire.

Serait-il aveugle aux faiblesses de notre recherche, dont les ratés dans la mise au point d’un vaccin contre la covid-19 ne sont qu’un révélateur ?

En janvier dernier, le Conseil d’analyse économique a examiné les raisons du retard français dans la course à l’innovation technologique, en mettant notamment en avant l’insuffisance des financements publics alloués à la recherche et à l’écosystème d’innovations.

N’est-ce pas suicidaire à long terme ?

Madame la ministre, comment comptez-vous rattraper ce retard ? Envisagez-vous, par exemple, de réduire la complexité du millefeuille administratif, le poids des normes et des procédures, de rapprocher les mondes de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée – tous ces thèmes que le Sénat défend depuis des années ? En bref, comment comptez-vous renforcer l’attractivité des métiers de la recherche ?

Dans la high-tech et dans la biotech, les mêmes causes alimentent un retard français similaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que les deux laboratoires parmi les plus en pointe, l’américain Moderna et le laboratoire suédo-britannique AstraZeneca, sont dirigés par des Français. Pourquoi a-t-on laissé partir Valneva au Royaume-Uni, alors que son siège était basé à Saint-Herblain et que cette entreprise de biotech franco-autrichienne va produire un nouveau vaccin ?

L’été dernier, la start-up Snowflake a affolé Wall Street avec son introduction en Bourse record. Elle a été créée par deux ingénieurs français, qui ont trouvé leur bonheur au cœur de la Silicon Valley.

Et n’oublions pas qu’Emmanuelle Charpentier, prix Nobel de chimie en 2020, ne travaille plus en France depuis plus d’un quart de siècle. Elle y a pourtant été formée, a travaillé au sein des instituts Pasteur et Curie, des références mondiales dans ses spécialités. Et puis… rien ! En tout cas, rien en France !

Pourquoi ne savons-nous pas suffisamment retenir nos chercheurs ou les faire revenir ?

La maîtrise minimale de la souveraineté économique sous-entend que la prise de décision doit s’exercer au niveau de l’État-nation. Elle doit se conjuguer, bien entendu, en complémentarité avec nos partenaires membres de l’Union européenne. Si l’Europe peut être plus efficace dans certains domaines, alors appliquons-nous à développer une souveraineté européenne avec les partenaires prêts à nous rejoindre ! Sinon, vive le principe de subsidiarité !

Pionnières en matière de responsabilité sociale des entreprises, la France et l’Europe doivent se donner les moyens d’en défendre les principes et les règles. Il nous faut défendre les normes financières et extrafinancières – c’est-à-dire celles qui recouvrent des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance – d’un capitalisme responsable. Réinvestissons dans le long terme !

Il y a aussi un préalable à la localisation ou la relocalisation d’activités en France : améliorer les conditions de la compétitivité et de la productivité. C’est incontournable car, ne nous faisons pas d’illusion, la compétitivité par les prix reste le noyau dur des arbitrages, des individus comme des organisations.

Cela vaut également, d’ailleurs, pour le prix des médicaments : la sécurité sociale est-elle prête à payer plus cher le paracétamol, par exemple ?

Assurer la souveraineté économique, n’est-ce pas également préserver le tissu économique de la prédation d’entreprises étrangères ?

Je pense aux nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui sont ainsi menacées, alors même que la crise les fragilise. En trois mois, 500 d’entre elles ont fait l’objet de tentatives de prédation.

Je pense aussi aux PME, nombreuses à être concernées par les 270 menaces identifiées par Bercy comme visant des entreprises de secteurs stratégiques au cours des dix premiers mois de 2020.

Certains ont critiqué le refus de la France de voir le canadien Couche-Tard s’associer à Carrefour, ou encore l’interdiction du rachat de Photonis par l’américain Teledyne. Chacun peut avoir son idée sur les secteurs les plus stratégiques à surveiller.

Pour ma part, je préfère que l’État soit vigilant sur ces sujets. Mais nous ne serons véritablement efficients que si nous arrivons à convaincre très rapidement nos partenaires européens de l’urgence à réviser les règles européennes de la concurrence. Celles-ci ne protègent pas suffisamment nos entreprises et les règles européennes des marchés publics ne les aident pas assez.

En outre, le manque d’harmonisation fiscale et le niveau de la fiscalité française, y compris au moment de la transmission de l’entreprise, sont des obstacles supplémentaires.

Quelles sont les priorités ? Comment les concrétiser et les financer ? Attention à la double injonction politique qui devient contradictoire dans certains territoires : relocalisation de l’activité industrielle et, « en même temps », application d’une politique « zéro artificialisation nette », sans oublier d’autres entraves, comme la longueur des procédures d’urbanisme industriel ou commercial. Comment localiser ou relocaliser une entreprise, si l’on ne peut pas construire d’entrepôts ?

Enfin, je voudrais insister sur un sujet majeur sur lequel la délégation sénatoriale aux entreprises travaille actuellement : la cybersécurité. Ce sujet nous concerne tous, individus, collectivités publiques, entreprises. Or ni la France ni même l’Europe ne sont souveraines dans ce domaine. Il n’existe même pas de cloud européen souverain où stocker les données !

En France, 80 % des entreprises du CAC 40 et 75 % des entreprises du Next 40 sont clientes des services d’une multinationale américaine. Des entreprises stratégiques qui sont donc, par extension, soumises à la législation américaine du Cloud Act. Cette dernière offre un cadre légal à la saisie de documents, de mails et, plus largement, de toutes les communications captées à l’étranger par les serveurs des sociétés américaines. À quand un cloud souverain, madame la ministre ?

« Sans indépendance économique, il n’y a plus d’indépendance tout court », disait Charles de Gaulle !

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