Madame la ministre déléguée, il est de ces vérités que l’on redécouvre sans qu’elles n’aient jamais cessé d’être vraies. C’est le cas de l’impératif de souveraineté économique.
Après des décennies de mondialisation, l’indépendance économique totale est un objectif qui ne peut être atteint, et qui n’est pas même souhaitable. Les liens économiques qui nous unissent à nos partenaires sont denses, innombrables, bénéfiques pour notre économie, sources d’innovation, de conquête, d’ouverture et sont donc inaltérables.
La question centrale, celle de la souveraineté, reste néanmoins valable : la France est-elle en mesure, aujourd’hui, d’assurer ses propres besoins fondamentaux, ceux de l’État et ceux de ses citoyens, quels que soient les risques géopolitiques, commerciaux ou, on l’a vu, sanitaires ? Force est de constater que ce n’est pas le cas.
Les biens considérés comme « stratégiques » constituent aujourd’hui 20 % des importations françaises. Pour certains, la dépendance aux partenaires extérieurs est totale : nous le constatons malheureusement dans le domaine de la santé, mais c’est aussi le cas s’agissant de produits moins visibles, comme les semi-conducteurs, dont la pénurie met aujourd’hui en difficulté notre filière automobile.
J’attire votre attention sur un point : vos services estiment que l’approvisionnement de la France n’est trop concentré que pour 121 produits, si l’on peut dire. C’est beaucoup, mais c’est aussi négliger l’effet en cascade sur les filières, qui est extrêmement déstabilisateur.
Les produits industriels ne représentent pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Notre modèle, nos échanges, reposent sur un équilibre fragile que les tensions géopolitiques et commerciales peuvent faire vaciller.
Or nous savons – car c’est là une politique assumée – que des pays comme la Chine, mais aussi les États-Unis, regardent avec intérêt nos meilleures entreprises et nos savoir-faire uniques. Je vous ai alerté sur ce point, alors que vous insistiez pour faire aboutir la vente des Chantiers de l’Atlantique à Fincantieri, associé à l’entreprise d’État chinoise CSSC. Que dire de la vente d’Alstom à General Electric ?
Une fois ces transferts de technologie réalisés, que nous restera-t-il ? Nous résumons souvent la souveraineté économique à la sauvegarde des biens et des services nécessaires à nos activités régaliennes : à la défense, aux communications, éventuellement à l’énergie. Sur ces secteurs stratégiques, des outils sont déjà en place et ont été renforcés, comme le filtrage des investissements étrangers.
Nous constatons toutefois que cette définition régalienne est celle d’hier ; il nous faut voir plus loin. La souveraineté économique n’est-elle pas aussi la défense de notre potentiel économique national, de nos compétences, de nos savoir-faire, de nos start-up, de notre tissu productif, qui sont le patrimoine commun de notre Nation ? N’est-elle pas la préservation de notre capacité de production agricole ? Des bassins productifs au cœur de nos territoires, qui ont le plus souffert de la désindustrialisation ?
Or, pour restaurer ce potentiel productif, il ne suffira pas de mettre des milliards sur la table. C’est un effort de long terme, que vous avez engagé, offensif plutôt que seulement défensif, auquel nous devons nous réatteler pour recréer les conditions réglementaires, fiscales, opérationnelles de l’attractivité et de la compétitivité.
Dans ce domaine, nous sommes bien dans le « en même temps », parfois destructeur. De réels efforts fiscaux de production sont faits, mais « en même temps » se profilent le spectre du délit d’écocide, celui du « zéro artificialisation » pour monter des entreprises, comme l’a signalé Serge Babary, ou encore celui de la surtransposition, qui tétanisent les investisseurs.
Je me permets de vous suggérer d’associer les territoires à votre réflexion. Ceux-ci savent identifier leurs besoins et leurs atouts, on l’a vu durant la crise. La qualité d’un tissu économique tient aussi à l’infrastructure, à la formation et aux services publics : les collectivités jouent là un rôle de premier plan. Des entreprises structurantes sur le plan local peuvent être des piliers de la souveraineté économique ; un capitalisme territorial rénové peut être un levier fort.
Enfin, il nous faut protéger juridiquement nos entreprises face à la législation de pays puissants usant de l’extraterritorialité de leur droit, décidée unilatéralement. Nos amis américains ou chinois sont redoutables ; ils sont nos amis, mais nous ne pouvons les laisser dépouiller notre économie à leur guise.
Or c’est un danger majeur pour notre souveraineté, qui s’appuie sur la puissance du cloud des Gafam, en particulier, mais aussi sur celle du dollar.
Dois-je rappeler, une fois encore, la vente d’Alstom à General Electric, acceptée dans des conditions de pression incroyable de la part des États-Unis ? Je ne reviendrai pas sur ce que M. Frédéric Pierucci a subi en raison de ces dispositifs extraterritoriaux, qui laissent une trace indélébile dans notre industrie et dans sa vie.
Dois-je rappeler l’amende d’Airbus ou celle de BNP Paribas – un record de plus de 8 milliards d’euros – ainsi affaiblis par ces ponctions financières ? Ce n’est pas admissible et je ne vois pas ce dossier majeur de la protection de nos entreprises contre les dispositifs extraterritoriaux abusifs avancer autrement que par des initiatives privées.
Une suggestion en guise de conclusion : que le Président Macron s’engage sur ce sujet lorsque la France prendra la présidence de l’Union européenne au début de l’année prochaine, car il s’agit naturellement d’une brique fondamentale de notre souveraineté.