À l'heure où la jeunesse est particulièrement touchée par la crise sanitaire et les mesures de restrictions d'activité qui en découlent, nous ne pouvons que partager l'objectif de la proposition de loi de Mme Conway-Mouret. Le Sénat consacre d'ailleurs actuellement trois missions d'information à des problématiques proches : les conditions de vie étudiante en France, la politique en faveur de l'égalité des chances et de l'émancipation de la jeunesse, ainsi que l'évolution et la lutte contre la précarisation et la paupérisation d'une partie des Français.
Notre collègue s'est appuyée sur les nombreux travaux menés ces dernières années sur le thème de la diversité et de l'égalité des chances qui établissent la réalité des inégalités de traitement que subissent les personnes selon leur origine sociale, culturelle ou géographique.
La proposition de loi vise à compléter le droit existant par une série de mesures ponctuelles tendant tout d'abord à favoriser l'entrée des jeunes des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) et des zones de revitalisation rurale (ZRR) dans la fonction publique de l'État, et également à limiter les risques de discrimination à leur égard dans le monde de l'entreprise.
L'article 1er propose de réserver une proportion minimale des nominations aux emplois de la haute fonction publique de l'État qui sont laissées à la décision du Gouvernement à des personnes, appartenant ou non à l'administration, qui exercent ou ont exercé une activité professionnelle pendant au moins deux ans dans un QPV, dans le respect de la parité. Il créerait un même mécanisme pour les nominations aux postes de délégué du représentant de l'État dans le département dans les QPV.
Dans l'esprit, cette disposition s'inspire du dispositif dit des « nominations équilibrées », qui oblige certains employeurs publics à nommer 40 % de personnes de chaque sexe dans les emplois supérieurs et de direction. Toutefois, ce modèle est difficilement transposable faute de base constitutionnelle. Les nominations par priorité de certaines catégories de personnes sont en effet contraires au principe d'égalité, ainsi que l'avait jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 mars 2006 relative à la loi en matière d'égalité salariale entre les femmes et les hommes. L'introduction en droit français de quotas pour assurer l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la vie politique et professionnelle a nécessité deux réformes constitutionnelles successives.
Par ailleurs, cet article introduit un nouveau critère de différenciation : l'expérience professionnelle dans un quartier prioritaire. Or ce critère est ambigu : vise-t-il à enrichir les parcours des hauts fonctionnaires en les incitant à aller travailler dans un quartier prioritaire ou à favoriser la nomination de personnes issues de ces quartiers ? Dans le premier cas, il s'agirait d'exiger une expérience qui ne serait pas toujours en lien avec les capacités requises pour exercer le poste. Dans le second, il s'agirait de poser de manière indirecte un critère social qui n'est pas forcément opérant : travailler dans un quartier prioritaire n'est pas le gage d'être issu d'un milieu modeste. Par ailleurs, il faut se méfier des catégorisations sur des critères géographiques ou financiers : une valorisation des parcours des candidats sur les territoires et de leur expérience de vie semble davantage avoir la faveur des associations.
L'article 2 crée de nouvelles différenciations en faveur des bacheliers ayant obtenu leur diplôme au sein d'un établissement scolaire situé dans un QPV, ou dans une ZRR en qualité d'élèves boursiers, à l'entrée dans des établissements d'enseignement supérieur ou de la fonction publique de l'État. Or les textes prévoient déjà la possibilité d'assurer une mixité sociale et géographique.
L'article 3 tend à diversifier les recrutements en rendant obligatoire la présence d'au moins 50 % de personnes extérieures à l'administration dans les jurys et les comités de sélection constitués pour le recrutement ou la promotion des fonctionnaires de l'État. Il prévoit également la présence d'au moins une personne extérieure à l'établissement ou aux services de l'autorité académique dans les commissions d'examen des voeux exprimés sur Parcoursup.
La diversification et la formation des membres qui siègent dans les jurys sont des enjeux bien identifiés depuis plusieurs années, en particulier par le rapport L'Horty de 2016 qui a mis au jour de manière objective l'existence de biais évaluatifs. Toutefois, imposer la présence obligatoire dans chaque jury de personnes extérieures à l'administration - dans le respect de l'obligation de nomination équilibrée entre les femmes et les hommes qui s'applique déjà - risque de créer de véritables casse-têtes pour les organisateurs, surtout dans la proportion de 50 % souhaitée par l'auteure de la proposition de loi. D'un point de vue pratique et au-delà du débat sur le profil des personnes à choisir, il semble compliqué de recruter suffisamment de personnes extérieures à l'administration ayant la disponibilité nécessaire pour siéger dans les très nombreux jurys organisés par l'État. À titre d'illustration, en 2018, plus de 41 000 postes de la fonction publique de l'État ont été offerts par voie de concours externes, ce qui donne une idée du volume de concours à organiser et de jurys à constituer.
L'article 4 prévoit la création d'une nouvelle autorité publique indépendante, l'Autorité pour l'égalité des chances dans la fonction publique, chargée notamment de rassembler, d'analyser et de diffuser les informations et données relatives à la promotion de l'égalité des chances dans l'accès à la fonction publique. La commission d'enquête du Sénat de 2015 sur les autorités administratives indépendantes avait souligné le risque d'illisibilité que faisait peser un nombre trop important d'autorités indépendantes et la nécessité de limiter la création de ce type de structures, par ailleurs coûteuses pour le budget de l'État.
Dans le cas présent, la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) et le Défenseur des droits sont déjà chargés d'un rapport biennal relatif à la lutte contre les discriminations et à la prise en compte de la diversité de la société française dans la fonction publique, dont la première édition est parue en juin 2019. Il peut probablement être amélioré, mais il a le mérite d'exister. Je souligne que le service statistique de la DGAFP travaille en toute indépendance professionnelle dans le cadre du code de bonnes pratiques de la statistique européenne.
Par ailleurs, avant de créer cette nouvelle autorité, il faudrait déterminer quels indicateurs lui permettraient d'évaluer les politiques publiques de promotion de l'égalité des chances, par qui et comment ils seraient construits. La « diversité » ou « l'égalité des chances » sont en effet des concepts à préciser. S'agit-il de s'intéresser aux minorités ethniques ou à d'autres groupes ciblés selon leur âge, leur handicap ou leur orientation sexuelle ? Comment prendre en compte le facteur social ou le niveau d'étude ? De plus, la création de tels indicateurs suppose la collecte et le traitement de données qualifiées de « sensibles » par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).
L'article 5 introduit un nouveau critère de non-discrimination en fonction du lieu d'origine. Les critères d'origine et de lieu de résidence existant déjà, cette addition ne paraît pas nécessaire.
L'article 6 tend à imposer aux entreprises de justifier les motifs de non-embauche auprès de tout candidat refusé. Cette obligation nouvelle risque de créer un contentieux prud'homal et des contraintes administratives lourdes pour les petites et moyennes entreprises.
Enfin, l'article 7 prévoit l'obligation, pour les entreprises de plus de 50 salariés, de recueillir des données permettant une mise à disposition d'indicateurs sur l'égalité des chances au comité social et économique, les soumettant à des règles de collecte et de conservation très contraignantes s'agissant de données personnelles sensibles. Cet article étend également les missions du conseil social et économique à l'égalité des chances, ajout qui paraît redondant.
Ces deux dernières mesures pèseraient de manière très contraignante sur les petites et moyennes entreprises. De plus, comme l'a relevé le président de la délégation sénatoriale aux entreprises, celles-ci laissent à penser que les employeurs seraient a priori discriminants, alors que leurs difficultés actuelles à recruter les conduisent au contraire à diversifier leurs viviers de candidats. Par ailleurs, une non-embauche est souvent liée à un manque d'« employabilité » en termes de formation ou de savoir-être.
Si l'intention des auteurs de la proposition de loi est louable et rejoint les préoccupations actuelles du Sénat au sujet de la jeunesse, les mesures proposées soulèvent des objections à la fois juridiques et pratiques.
Le groupe socialiste a déposé des amendements visant à réduire le champ de certains de ces dispositifs en supprimant le quota de l'article 1er, en limitant le nombre de personnes extérieures dans les jurys à une ou en n'obligeant les entreprises à motiver les refus d'embauche qu'en cas de demande du candidat.
Malgré ces propositions, il ne semble pas possible à ce stade d'adopter une version qui respecte les intentions de la proposition de loi. Dans ces conditions, je suis au regret de vous proposer de ne pas adopter le texte, ce qui permettra de débattre en séance de l'intégralité des dispositifs proposés.
Comme les auteurs de cette proposition de loi, j'estime qu'il reste encore beaucoup à faire pour les jeunes, par exemple dans le secteur de l'apprentissage et de la formation en alternance. Je crois beaucoup à ces formations, si possible dès quatorze ans et avec des garanties d'instruction générale. De nombreux jeunes pourraient ainsi s'épanouir en apprenant un métier et avoir des perspectives d'avenir. J'ai envisagé de déposer des amendements en ce sens, mais j'y ai renoncé, car telle n'était pas l'intention initiale de ce texte.