Merci pour cette invitation, nous sommes très honorés de pouvoir participer à cette table ronde. Notre tandem reflète notre complémentarité et notre volonté d'agir. Je représente ici le réseau Sharers & Workers, que j'ai cofondé en 2015. Il préconisait la réunion de toutes les parties prenantes pour réfléchir à une approche équilibrée et partagée des transformations du travail liées à la « patronisation » et aux plateformes.
Mathias Dufour, quant à lui, est président d'un site de think tank qu'il a fondé, appelé #Le plus important, et qui traite de sujets comme la consommation digitale ou l'empowerment. Depuis l'année 2017, nous réfléchissons ensemble aux transformations du travail induites par les plateformes et à une potentielle régulation. Nous avons commencé par rédiger une note pour mener ensuite d'autres d'actions visant à l'instauration d'un dialogue social équilibré dans le cadre de l'économie des plateformes. Cela nous a amenés à écrire un livre qui a donc été publié en mai 2020.
Mes propos liminaires s'articuleront autour, d'une part, de la nature des transformations, d'autre part de nos réflexions en matière de régulation. Nous avons écrit cet ouvrage, car nous avions l'intuition d'avoir affaire à un phénomène de très grande ampleur, aujourd'hui désigné par le terme de « plateformisation ». À l'heure actuelle, nous constatons la face émergée du phénomène. Pendant le confinement, les livreurs et les chauffeurs ont été très présents. La face immergée est, quant à elle, encore invisible pour la population ; cependant, différents éléments concernant des plateformes d'intermédiation, non plus B2C, mais B2B, laissent croire qu'elle est bien réelle.
Toutefois, notre principale investigation a porté sur le phénomène des transformations liées aux plateformes B2C. Notre constat est celui d'une accélération des transformations, contrairement à ce que l'on observait il y a cinq ans. Même si nous restons sur un champ étroit - aux environs de 5 000 travailleurs pour ces plateformes en B2C, l'accélération de ces transformations explique les motivations de cette mission sénatoriale. De façon caricaturale, nous pouvons considérer qu'actuellement la question n'est plus d'identifier les métiers pouvant être « ubérisés », mais au contraire, de reconnaître les métiers qui ne pourront pas l'être.
En outre, la présence des algorithmes nous amène aussi à interroger les frontières de l'entreprise. Selon nous, cette technologie modifie complètement notre manière d'envisager l'externalisation et le recours à la prestation de service. La face immergée concerne en particulier le domaine de l'intermédiation des compétences en digital. Nous sommes dans une phase où des fonctions périphériques, mais liées au coeur de l'entreprise, peuvent être « intermédiées » par les plateformes. Il importe donc de ne pas réserver la question du management algorithmique aux travailleurs des plateformes, car cette question concerne tout le monde. Or, ce sujet amène des réponses qui dépassent celles induites par une approche focalisée sur les plateformes.
Mon second propos concerne la régulation, car nous considérons qu'il existe un problème majeur de rééquilibrage des relations contractuelles. Ces formes d'intermédiation ont entraîné de fortes asymétries. Ainsi, nous considérons que les frontières entre droit du travail et droit à la concurrence doivent être repensées. Pour ce faire, nous prenons appui sur certains juristes, comme Valerio De Stefano qui a coordonné un numéro spécial dans Labour Law Journal sur ces sujets. Cette question appelle aussi des réponses inédites.
Les cadres de régulations disponibles nous laissent par ailleurs penser que la mise en place de règles de concurrence équilibrées représente un enjeu majeur. Nous sommes convaincus que des réponses peuvent être apportées avec la prise en compte d'une régulation sectorielle. Nos propositions insistent sur un dialogue social au niveau sectoriel, car il est le seul à permettre l'établissement de règles de concurrence équilibrées. Cette question de concurrence pourrait aussi être traitée en imaginant un moyen de permettre aux acteurs de bénéficier des effets de réseaux et donc à des plateformes alternatives d'émerger, permettant la mise en place d'outils différents de ceux établis par la régulation sectorielle.
Le deuxième terrain de régulation est social. Nous croyons qu'il convient d'oser dépasser l'approche statutaire et réfléchir à quelque chose qui relève plus des statuts et du droit de l'actif. Nous avons d'ailleurs plusieurs propositions en ce sens. Néanmoins, nous devons considérer que des cas de dépendance avérés existent, comme le précisait le rapport Frouin. Le dialogue social nous semble être le principal outil de régulation, en particulier avec l'émergence de représentants légitimes. Nous sommes toutefois également conscients qu'il n'est pas suffisant ; des régulations impératives sont dès lors ainsi nécessaires, notamment au sujet de la responsabilité de l'employeur et du donneur d'ordre. Ces thèmes font d'ailleurs l'objet d'une proposition de loi déposée par un sénateur présent aujourd'hui.